Composition,
interprétation et figuralisme dans la musique du عود(‘ûd) [luth arabo-oriental] de concert
Analyse auditive de l'abri d'al-Amiriyya
de Naseer Shamma
6.
Figuralisme musical : une image, un message et un sens
La revalorisation du عود (‘ûd)
sur scène est une résultante d’un amalgame d’événements
musico-historiques. Un besoin intense de restituer la place
prestigieuse de
l’instrument sur scène a favorisé l'apparition d'une musique différente
qui
parvient à communiquer ses intensions. Le discours musical instrumental
du عود (‘ûd)
s'est doté d’un fort niveau d'abstraction
qui, par rapport à la musique arabe chantée, s'est émancipé du support du texte. La
compréhension de ce discours nécessite un outil commun qui soit à la
hauteur du
verbal au niveau de l’engouement général de la musique. C’est ainsi que
le
passage à la transmission d’une image prend forme. L'image est à la
fois inspiratrice et porteuse d’un message ou d’une valeur.
L'inspiration, à l'origine de l’idée compositionnelle, ne saurait être
totalement impensée. Elle
conduit par la suite au développement des éléments musicaux autour de
cette
idée afin que l’œuvre prenne forme à son tour. Le schéma suivant décrit
le
processus intentionnel des ‘ûdistes contemporains :
Fig. 5 : Diagramme
représentatif de la corrélation entre l'image et l'œuvre musicale
Ce diagramme est loin d’être
applicable à toute la musique du عود(‘ûd)
de concert. Cependant, il traduit parfaitement l’intention de
transmettre un
message porteur d’un sens à travers une image donnée. Concrétisée par
l’interprétation instrumentale, la suite « image, message et
sens »
constitue l’accomplissement final de l’œuvre et nous renvoie à un
figuralisme
musical. Sur cette question, nous pouvons évoquer l’exemple de la
description
sonore de l’eau à travers un texte de Christian Goubault. Il
cite :
« La
musique n’est pas dépourvue
de moyens pour donner une idée de l’eau, de ses états et de ses
mouvements,
grâce principalement à la combinaison des quatre paramètres du
son :
hauteur, intensité, rythme, timbre. Le dessin des notes sur une
partition rend
compte déjà visuellement de la nature et du déplacement de l’eau. Le
figuralisme musical permet ainsi aux compositeurs de planter un décor,
de
recréer un paysage aquatique, de suivre les différents épisodes d’une
narration. »[19]
[19] GOUBAULT
Christian, « Source
d’inspiration musicale », texte en html disponible sur ce lien
Naseer
Shamma semble exceller dans cette
approche de la musique. Nous pouvons nettement relever un figuralisme
musical
dans la deuxième partie l’œuvre (segments E, F et G) :
* L’usage
d’un trémolo intensif glissant sur la corde la plus aigue du عود(‘ûd)
(Segment 1, Fig.3) rappelle le son
de la sirène d’avertissement de guerre.
* L’usage d’un autre trémolo
glissant, moins sec au
niveau de l’effleurement de la corde et plus accentué au niveau du
plectre,
(Segment 9, Fig.3) rappelle le son des hélicoptères et le son d’une
bombe qui
tombe.
* L’absence de cyclicité rythmique
des accords et des
arpèges, l’importante étendue de la tessiture du jeu instrumental et la
redondance quasiment aléatoire des éléments musicaux constitutifs des
segments
(3, 4, 5, 6, 10, 11, 12,
13, 14, 15) de courtes durées (Fig.3) renvoie à un
paysage de guerre dominé par la violence, le désordre, la peur et
la fuite
* L’extinction
brusque de la forte dynamique et le ralentissement annonce
la fin d’un bombardement intensif.
Par ailleurs, certains
paramètres musicaux peuvent donner lieu à d'autres exégèses
possibles par rapport à l’interprétation de Shamma. Prenons par
exemple le début de la section i (Fig.1) : en l’espace d’une
minute et 24
secondes, le compositeur interprète une phrase mélodique fortement
inspirée de l’appel
à la prière en Islam. Voici son tracé :
Fig. 6 : Tracé de la ligne
mélodique (1 mn 22 s du début de segment I) - Picture view in Praat
Dans
ce schéma, on dégage d’emblée une stabilité
remarquable au niveau des hauteurs des notes (le niveau de la flèche
bleu
désigne la note fondamentale du maqâm joué dans
cette phrase) ainsi
qu’au niveau de l’intervalle entre le deuxième degré (hauteur 1) et le
troisième degré (hauteur 4). Cet intervalle (visiblement d’un ton et
demi)
caractérise le mode hijâz de la musique arabe. A
l’écoute, l’intervalle
m’a semblé un peu grand (le schéma confirme) par rapport à un حجاز (ḥijâz)habituel
dont les deuxième et troisième degrés devraient être plus rapprochés
l'un de
l’autre. Que peut signifier cet écart chez Shamma ? En effet,
suite à ce
qui a été décrit auparavant, nous pouvons imaginer la scène qui suit la
phase
violente de la guerre : une destruction totale, des corps
brûlés dispersés,
des hurlements de blessés, etc.L’intervalle
en question peut
être considéré par rapport au figuralisme
musical comme un procédé stylistique qui décrit un déchirement
fortement
connoté par les divers éléments de cette scène ; ce qui
constitue
un point
fort dans la démarche expressive et intentionnelle de l’œuvre. En
revanche, une telle
stabilité apparente de cet écart, concrétisée par une justesse
quasi-parfaite des notes, ne serait-elle pas contradictoire à la
variabilité caractéristique de cet intervalle ?
Ne pourrait-elle pas diminuer la charge expressive voulue ?