L'interprétation
constitue la réalité tangible de l'évenement musical ; le résultat
même d'une performance à laquelle l'auditeur est sensiblement confronté.
L'interprétation musicale d'une œuvre peut être dissociée de sa valeur compositionnelle dans le sens où l'acte de composer n'oblige pas celui d'interpréter.
Elle induit, en revanche, une précision de performance conforme aux
propos du compositeur mais qui reste tout de même relative quant à une
marge de tolérance humaine : c'est bien le cas où le compositeur et
l'interprète ne sont pas la même personne. Dans le cas contraire, on
s'approche, me semble-t'il, d'une représentation réelle de la musique
où la fusion de ces deux acteurs en une même personne ne peut que
refléter les vraies intentions compositionnelles et interprétatives de l’œuvre ; ce qui est bien le cas de l’Abri
d’Al-Amiriyya, Shamma étant lui-même compositeur et interprète.
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La posture du ‘ûdiste concertiste
dans une prestation en solo, comme nous l'avons déjà évoqué, se
caractérise tout
d'abord par la mise en valeur de ses capacités techniques. Dans le
cadre d'une
musique arabo-orientale, il s'agit de deux niveaux de
technique : le
niveau mécanique et le niveau expressif. Le premier relève de tout ce
qui
concerne l’habileté du 'ûdiste dans son jeu instrumental :
l’adresse de
ses doigts et leur positionnement sur le manche, la manipulation du
plectre
(renversement et tournure) et la synchronisation des deux mains. Quant
au
deuxième, il concerne tout ce qui « embellit » le
niveau mécanique.
Il s’attache directement à la sensibilité générale de l’instrumentiste
face à
la perception de son instrument. Plus précisément, je cite, à titre
d’exemples,
la manière d’effleurer les cordes, la dynamique de leurs pincements, la
tenue du عود
(‘ûd) même, etc. Ce niveau touche
aussi à la perception culturelle qui se rapporte au champ émotionnel
dégagé
autant pour l’interprète que pour l'auditeur. L'interprétation
instrumentale se
montre ainsi comme la résultante d’une cohabitation cohérente des deux
techniques ; une concomitance étrange qui serait la
responsable de la
production de ce que Joëlle Caullier appelle la
vita contemplativa. [18]
La
vision de Caullier par rapport au dépassement de la condition humaine
(un
certaine perfection dans l'accomplissement du jeu musical instrumental)
se traduit
dans cette vita contemplativa qui
désigne cette expérience spirituelle vécue par l’interprète au premier
rang et
censée emporter les auditeurs dans les vagues de son monde en un
deuxième rang.
Une grande partie de cette situation existe dans les traditions
musicales
arabes. Elle est connue sous le nom de طرب (ṭarab)
ou bien سلطنة
(salṭana)) [souveraineté]
; deux termes qui
renvoient à un certain état modifié de conscience exprimé avec une
jouissance
intense. Le terme سلطنة
(salṭana) est
très révélateur. L’état auquel il
renvoie est souvent demandé à l'interprète par l’auditeur. Dérivée de Sulṭan
[Souverain], la سلطنة (salṭana)) consiste
à lever l’auditeur jusqu’à ce
rang. C’est donc une expérience contemplative et rêveuse qui constitue
la
finalité de l’événement musical dans son entité. Elle instaure aussi
dans ce sens
une verticalité dans la relation interprète-auditeur qui ne nécessite
pas
forcément une assimilation de cet événement. On peut déceler quelques
traces
d’une vita
contemplativa
dans les parties tendues de l’œuvre : le jeu instrumental
déchaîné, auquel
Naseer Shamma se livre, peut engendrer une confusion mystérieuse chez
l’auditeur quant au sens d'un tel acharnement interprétatif. En
revanche, un
recul en perspective permettra d’attribuer un sens défini à cette
tension comme
le montre l'analyse auditive établie au cours des lignes précédentes.
La vita
contemplativa
de l’interprète se transforme dans ce cas en un message qui abolit la
verticalité de sa relation avec son auditeur et instaure une liaison
horizontale basée sur un discours musical compréhensible. La
considération de
la qualité d'interprète, ou de l’interprétation aussi, dans la musique
du عود (‘ûd) de concert tire son importance d’un
statut musical qui veut se
confirmer ; d’une acceptation, sollicitée auprès de
l'auditeur, d’une
musique qui convainc par un mélange réussi de la contemplation et du
sens.
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