Page précédente - Page suivante

4. Analyse de Points de fuite (frag.) de F. DHOMONT

4.1. Sonagramme. Transcription graphique.

Sonagramme - Acousmographie

4.2. Distribution des conduites d'écoute entre les sujets

Des 24 informateurs, 14 ont adopté une écoute d’orientation nettement taxinomique ; la totalité du sous-groupe alfa (« musiciens électroacousticiens ») et la majorité des bêta (« musiciens »). L’orientation figurativisatrice se rencontre à différents niveaux chez cinq sujets appartenant au sous-groupe bêta et gamma (« non musiciens »). La conduite d’écoute empathique, nous l’avons trouvée bien définie dans sept témoignages ; parmi eux, deux appartiennent au sous-groupe bêta et cinq à gamma.

Les manifestations de deux des informateurs ne sont pas attribuables à une conduite d’écoute unique, et oscillent entre l’écoute taxinomique et la figurativisation.

Le T signifie orientation taxinomique ; le F, orientation figurativisatrice, et le E, orientation empathique. Les lettres imprimées en gras représentent des catégories bien définies dans l’une des orientations ; celles en maigre correspondent à des orientations partagées, complémentaires, ou à des ébauches de perspectives qui ne sont pas clairement affirmées.

4.3. Écoute taxinomique

4.3.1. Sélection de données recueillies

Rappelons que pour chacune des réponses on indique en premier lieu le nom codé de l’informateur (alfa, bêta gamma, suivi d’un numéro de un à huit) ; en second lieu, on spécifie si l’information a été recueillie au moyen d’un entretien ou d’un témoignage écrit ; et en troisième lieu on précise si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.

Alfa3/E/1ª

C’est un travail magnifique de sonorités. Il y a trois types de sons ; je crois que les premiers sons sont des sons passés à l’envers et qu’ils sont très spatialisés […] Là, ce qu’il y a, c’est un spectre harmonique très grand, des harmoniques immenses, qui donnent une sonorité presque métallique, presque coupante, comme tranchante ; je crois que c’est un peu dû au fait que c’est passé à l’envers […]. Ensuite il y a un son très profond, très grave, très beau aussi ; une matière très fertile, très large, dans des graves « très graves », qui produisent comme un contrepoint dans la musique, toujours important en composition […]. Et par-dessus lui apparaît rapidement un troisième son qui est cristallin, limpide, fragmenté, comme des gouttes, qui se décompose aussi en quelque chose de plus complexe ; on pourrait presque l’entendre comme des voix courtes, et qui peut-être vient d’un sampler qui est arrivé à faire dans le registre le plus aigu ce type de travail qui est le propre de l’électroacoustique.

Pour une partition, ce serait très clair ; le troisième son se situerait comme au centre, dans une certaine moyenne. Ou bien, il y aurait les trois hauteurs propres de la musique.

Beta7/IE/1ª

Quatre éléments sonores similaires sont apparus (« en spirale », comme des « feux d’artifice »), dans un jeu avec des panoramiques… un élément apparaît qui contraste comme fond, et de forme croissante, sur lequel apparaissent trois éléments similaires aux premiers (il inclut lui-même le graphisme ci-dessus), les derniers avec une plus grande intensité, qui nous conduisent à un processus final qui se caractérise par une espèce de « pulvérisation » d’éléments très brefs.

[L’exemple graphique que nous montrons maintenant constitue un exemple clair : depuis sa première écoute, cet auditeur essaye de construire une perspective claire de la totalité. Il est particulièrement intéressant de noter comme il complète son schéma graphique d’annotations complémentaires à chaque nouvelle audition.]

Alfa2/E/1ª y 2ª

[1ère] Ce que nous avons écouté est la première des écoutes, et la question serait : qu’as-tu entendu et comment l’as-tu écouté ?
J’ai entendu deux ou trois lignes sonores, un peu les matériaux manipulés typiques de la musique acousmatique, qui jouent avec différentes textures. Il m’a semblé percevoir trois textures différentes, trois orchestrations différentes, dans une espèce d’introduction qui conduit d’un point plus continu ou plus détendu vers un point de plus grande variété rythmique.

[2ème] C’est bien cette méthode, parce que ça te permet de t’engager davantage dans des choses que, au plus tu avais pensées, mais qu’ensuite tu n’as pas dites, et tu es allé vers d’autres caps.
Une première chose, la première dont je ne me sois rendu compte en écoutant, mais que je n’avais pas dite avant, est le jeu de l’espace, le jeu de mouvement dans la stéréophonie. Et ceci amène aussi à un jeu dans l’espace, mais celui des sons, comme des sons qui te conduisent à d’autres. C’est très bien réalisé, l’union de différents timbres […] 
Quand tu dis troisième thème, tu veux dire que tu trouves comme trois éléments ?
Oui, disons trois « instruments ». L’un serait ce son du type d’un instrument métallique de type percussion frottée, un son travaillé ; ensuite il y a cette espèce de son plus tonal, qui ressemble à de la voix ; et ensuite, le dernier, ce sont ces sons plus percussifs, plus tintinnabulants […]

Alfa6/IE/1ª

Il y a une grande différenciation de timbres entre ces trois éléments :

  • Le premier est un son dense, continu, quelque chose de métallique, mais en même temps doux (ou au moins traité avec douceur). Comme il n’y a pas de contenu métrique ou rythmique (on n’entend pas d’attaque), la perception se focalise sur la dynamique et le timbre. Certains changements dans le registre le plus aigu font que l’on perçoit une mélodie.
  • Le second est un son « plus réel ». Je l’identifie à quelque chose qui tourne et qui a un contenu rythmique, et est plus grave. Un rythme de surface régulière, avec des attaques en succession rapide qui fonctionnent comme un moteur.
  • Le troisième son aussi est très différencié des deux autres. Il se compose de sons courts qui forment un nuage dans le spectre des fréquences.

Beta5/E/1ª y 3ª

[1ère] Au début j’ai entendu comme deux thèmes très clairs, comme des crescendos de timbres métalliques et, en opposition, il y avait comme un fond, dont je ne sais pas identifier le timbre ; c’était comme un fond plus grave qui créait comme un contraste entre les deux choses. Ensuite ce fond évoluait en changeant ; les caractéristiques que prenait le son me plaisaient beaucoup, et à la fin c’était des sons plus rapides, dont le timbre aussi changeait. Ça augmente, et à la fin peu à peu il y a un diminuendo et ça se termine. Ce que je ne sais pas définir, c’est comment sont les timbres…
Au début il y avait aussi des petits moments de silence entre les crescendos qui petit à petit raccourcissaient. Voilà, je crois que c’est tout.

[3 ème] Et cet autre élément dont tu parlais à l’instant ?
Maintenant je me suis rendu compte d’un troisième élément, qui paraît s'unir avec un des derniers crescendos, ils sont cristallins, je ne sais pas comment te le dire, ce sont comme des sons très rapides que tu entends en panoramique, qui te viennent des deux directions, et l’intensité diminue ensuite jusqu’à ce que ça disparaisse.

Alfa7/IE/1ª [témoignage non manuscrit]

Un même thème circulaire de caractère brillant et aigu qui évolue en changeant légèrement, sur lequel apparaît un autre thème plan d’accords graves qui commence à croître toujours plus, jusqu’à ce qu’arrive une espèce de Climax, et ensuite un son comme d’étincelles, qui apparaît comme coda.

4.3.2. Synthèse analytique taxinomique. Principaux éléments, structure.

Principaux éléments

Matériau sonore, discontinu dans le temps, de masse complexe située dans un registre médium-aigu et de profil dynamique croissant-décroissant caractéristique, semblable à chacune de ses apparitions, ce qui lui confère un certain relief. Cet objet se présente six fois (…) mais jamais de manière identique, ce qui permet de remarquer de légères variations à chacune de ses apparitions en ce qui concerne son temps d’attaque et de décroissance et ses composantes spectrales. On remarque la qualité spatiale de chacun de ces objets, qui se  « déplacent » entre les haut-parleurs, panoramisés de manière toujours différente.

Son qui se remarque dans le registre grave, qui présente un accroissement progressif et net de sa dynamique et qui en même temps s’accompagne d’un élargissement progressif dans l’espace des fréquences et d’une transformation de ses composantes spectrales : sa masse s’enrichit, varie lentement, et s’approprie progressivement le champ des hauteurs en acquérant des sonorités toniques vocales.

Sa durée s’étend de 0:20 à 1:10, commençant avec une intensité très faible qui va en croissant jusqu’à atteindre le niveau maximum vers 0:54 et qui ensuite décroît, coexistant finalement avec un glissando décroissant qui sert de pont avec le troisième élément.

Sa durée s’étend approximativement de 1:10 à 1:24. Il constitue une unité morphologique dans la mesure où il fait nettement contraste par rapport aux éléments antérieurs par ses caractéristiques propres : des sons courts et fragmentés qui, comme un nuage, occupent un spectre large.

Cependant, dans cette fragmentation, on peut distinguer deux matériaux : le premier, très bref (1:10 – 1:14) est imbriqué dans l’élément pont ; il est composé de sons brefs – les uns toniques, bien que situés dans le champ des hauteurs de manière désordonnée –, de nature « métallique », plongés dans un espace réverbérant, avec un accroissement dynamique accusé. Le second matériau (1:14 – 1:24) suit une évolution temporelle contraire, décroissante ; il est formé de multiples impulsions toniques de comportement itératif, sans résonance, dont chacun suit une trajectoire distincte dans le champ des hauteurs jusqu’à son extinction. Certains auditeurs appellent « cascade » cet effet sonore et « étincelles » ou « verres » chacune de ses composantes.

Certains auditeurs ajoutent un nouvel élément, un pont ou lien, qui apparaît immédiatement avant la fragmentation finale.

Structure

Les commentaires de type structural ou formel, exprimés de manière plus ou moins explicite, sont nécessaires aux auditeurs qui se placent dans une perspective taxinomique ; ils sont assez fréquents et se rencontrent de façon assez disséminée dans les textes écrits. De fait, l’identification même des éléments contient habituellement une intention d’explication globale qui les relie, même si on ne trouve pas toujours une logique d’ensemble dans laquelle situer ces matériaux. En réalité, la structure se comporte comme un cadre qui situe, particularise et articule dans le temps et l’espace les éléments remarqués.

Dans ce fragment, on observe un fort contraste entre les éléments qui apparaissent, et également une tension progressive – les deux remarqués par les auditeurs –, due à la réitération du premier élément et à l’accroissement dynamique du second, lequel confère au troisième élément une double fonction de Climax et de fragmentation ou de pulvérisation de l’attention et de l’énergie accumulée.

4.4. Écoute figurativisatrice

4.4.1. Sélection de données recueillies

Rappelons que, pour chacun des témoignages, on indique d’abord le nom codé de l’informateur (alfa, bêta ou gamma, suivi d’un numéro de 1 à 8) ; en second lieu, on précise si l’information a été recueillie par un entretien (E) ou au moyen d’une information écrite (IE) ; et en troisième lieu on indique si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.

Gamma4/E/1ª y 3ª

[1ère] Je commence par le début. Les sons du début étaient des sons brillants, nettement brillants, comme explosifs mais ce n’était pas une explosion… L’image était celle de pulsars de l’espace, comme des nébuleuses qui ressortaient… mais de couleur blanche, pas de couleur sombre. Ceci plus ou moins au début. Ensuite ils  suivaient comme une sorte de cadence, comme si c’était des pulsars, avec la cadence de pulsars…
Ensuite est venu un vaisseau, un grand vaisseau, qui passait à travers ces pulsars, ces lieux ; de fait, c’était un vaisseau si grand qu’on ne pouvait pas voir le vaisseau entier. J’ai vu seulement un tronçon du vaisseau qui passait et, juste quand un de ces pulsars est sorti, un vaisseau, un vaisseau plus petit, soudain toute l’image s’est pixelisée !… C’est comme si le sillage de ce vaisseau avait pixelisé toute l’image : les pulsars, le grand vaisseau … Et, évidemment, ça s’est défait tout de suite et ce fut la fin […]

[3ème] C’est curieux comme toutes les images que m’a évoquées le son, je les voyais de l’extérieur, comme extérieures à moi et sur un écran de cinéma, de façon plane, où j’étais observateur et non un élément de cet espace ; je n’étais pas dans cet espace, mais je me trouvais à l’extérieur, l’observant.
Mais tu les voyais planes ? – tu m’as parlé, avant, de trois dimensions – tu les voyais frontales, mais planes aussi ?
Planes comme un écran de cinéma, quand tu vois les objets comme en trois dimensions, tout en sachant consciemment que c’est plan sur l’image […]

Beta2/E/2ª

[Quelquefois, la perspective d’écoute peut vaciller. Dans ce cas, après une approche taxinomique apparue dans le commentaire de la première écoute, c’est auditeur adopte un début de point de vue figurativisateur non consolidé].

La question est comme avant : qu’est-ce que tu as entendu et comment l’as-tu entendu ? Est-ce que ce que tu as dit se confirme, est-ce qu’il y a quelque chose à compléter…

Oui, je maintiens plus ou moins ce que j’ai dit à la première écoute, mais maintenant je me suis laissé porter par une évocation possible. On dirait que cela peut évoquer une histoire, comme un argument littéraire ; un argument possible qui pourrait être… inquiétant ; comme si cela se centrait dans un environnement futuriste, de navigation spatiale, où passent des choses qui ne sont pas tranquillisantes, mais inquiétantes. Ce son, dont je disais avant qu’il me faisait un peu penser à un avion, pourrait être un vaisseau spatial ; et ce moment de la fragmentation en pixels du son, comme si c’était une intervention un peu destructrice. Mais ceci est quelque chose que m’a évoqué l’écoute, comme s’il y avait parallèlement une histoire littéraire.

Gamma6/E/2ª

Nous avons écouté cette première pièce une deuxième fois. Tu as quelque chose à ajouter à ce que tu as dit tout à l’heure ?

Je voudrais insister sur ce que j’ai dit avant et, pour être un peu plus concret, ajouter des mots comme mystère, séduction, énigme, et, en revenant à ce que nous disions, ça pourrait tout à fait accompagner ou être, à un niveau descriptif, une musique de film. Une introduction à un film où, d’une manière ou d’une autre, il y a du mystère et de l’énigme. Je me suis rendu compte qu’on pouvait parfaitement décrire un paysage marécageux, avec du brouillard, où il va se passer quelque chose…

Gamma2/IE/1ª y 2ª

[1ère] Un voyage. Du mouvement. Un voyage sur des lames de rasoir. Tension. Ensuite un son rauque, de moteur, de respiration. Ça peut être un voyage à l’intérieur. Il y a de la tension, un déséquilibre. À la fin, harmonie-eau. Fin du voyage.

[2ème] Le son strident, irritant, de lames, va et vient, en cercles, indique un mouvement. Le son grave, la respiration, le moteur, l’intérieur, paraît dominer peu à peu le son plus strident, en le tranquillisant. Je ne sais pas s’il y arrive.
Le son plus cristallin de la fin, plus harmonieux, ne cesse d’être coupant. Il ne conclut finalement pas, il n’arrive pas à être détendu.
Oui, c’est un voyage, mais il n’arrive pas à son terme.

Beta8/E/1ª

[Ceci est le commentaire concernant sa première écoute ; on peut y trouver une certaine construction figurativisatrice, même si il apparaît un début d’allure taxinomique qui se confirme dans les témoignages concernant les écoutes suivantes].

Nous avons fait la première écoute du premier fragment et ma question – comme je vous l’ai dit tout à l’heure – est : qu’est-ce que vous avez entendu et comment l’avez-vous écouté ?

J’ai entendu des sons métalliques qui avaient une espèce de queue, ils me font penser aux étoiles filantes. Une étoile qui passe devant moi. Ce qui n’est pas clair pour moi est de savoir si c’est moi qui marche vers l’endroit, parce qu’il y a plusieurs étoiles qui passent et repassent de droite à gauche. Je ne sais pas clairement si je vais vers ces étoiles ou si ce sont elles qui viennent vers moi, alors que moi je suis arrêtée à un endroit. Je ne sais pas si je vais vers le son ou si c’est le son qui vient vers moi.

Ça me fait aussi penser à l’univers, parce que je remarque comme un creux, un vide dans le son, et dans ce vide passe un autre son métallique avec sa traînée.

Ensuite, à la fin, il y avait comme beaucoup de sons métalliques qui n’avaient plus cette queue.

Et ça c’est lorsque ça se termine ?

Bon, après il y a un son qui n’apparaissait pas au début, un peu comme un son plus grave qui essaye de couvrir ce creux, ce vide dont je parlais tout à l’heure, même si à mon avis il n’y arrive pas […]

 

4.4.2. Synthèse analytique figurativisatrice

Dans l’information recueillie, l’écoute a motivé chez tous les auditeurs la construction mentale d’un espace ou d’une atmosphère qui chez chacun d’eux, acquiert des traits propres et très différenciés en ce qui concerne le niveau d’élaboration et de définition : des images dans l’espace extérieur, un climat d’énigme, de mystère, de quelque chose qui va se produire.

Les éléments qui configurent cet espace et l’action qui s’y développe sont étroitement liés au discours sonore, au point qu’on peut établir un parallélisme clair avec les éléments et la forme décrits dans l’écoute taxinomique :

Dans l’un des cas (gamma 4), l’écoute induit une description concrète, précise, pleine de détails ; un véritable film projeté par son imaginaire.

4.5. Écoute empathique

4.5.1. Sélection de données recueillies

Rappelons que, pour chacun des témoignages, on indique d’abord le nom codé de l’informateur (alfa, bêta ou gamma, suivi d’un numéro de 1 à 8) ; en second lieu, on précise si l’information a été recueillie par un entretien (E) ou au moyen d’une information écrite (IE) ; et en troisième lieu on indique si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.

Gamma5/IE/1ª

J’ai appuyé sur play et couru rapidement jusqu’à mon fauteuil pour écouter… mais le premier coup de poignard m’a fauchée en chemin. Je m’attendais à un long silence provoquant des projections… J’ai été atteinte par le métal tranchant de l’espace, par le timbre aiguisé et foudroyant des premières vagues sonores du fragment 1 !
Mais j’ai réussi à tomber assise et écrasée par l’impact… Avant le second jet… Et c’est comme ça que me sont arrivées les « tranches » successives…

Je m’imaginais que c’était comme si une épée magique, puissante et énorme parcourait l’espace, de ma gauche à ma droite, coupant l’espace en deux, horizontalement, et le temps aussi, en un avant et un après chaque passage.

Les passages étaient foudroyants. Adroits et rapides. Ils voyageaient à grande vitesse de ma gauche à ma droite. Moi, j’étais littéralement écrasée dans mon fauteuil, sans lever la tête.
Putain !… c’était frappant… Ça paralysait tout désir de m’asseoir mieux ! Mais d’un coup d’épée sonore à un autre, ça a commencé à bouillir par en dessous : un bouillonnement sonore montait en dessous de l’espace sonore créé par les coups de couteau sonores […]

Ce fragment m’a provoqué un impact… Créant une situation de menace sonore aigüe qui me sidérait et m’écrasait le corps dans le fauteuil. L’apparition de la vibration profonde était gratifiante, en comparaison avec le contraste des coups d’épée… Mais l’accroissement de son intensité a provoqué tout de suite l’inquiétude d’une explosion imminente… Et du coup on reste sous la menace d’un nouvel impact sonore.

À aucun moment il n’y a eu de stimulations sonores relaxantes… À tout moment le message émotionnel était de menace… ; prépare-toi à ce qui t’attend…

 

Beta1/E/1ª

Comme nous l’avons dit hier la question sera toujours la même : qu’est-ce que tu as entendu et comment l’as-tu écouté. Bon, tu me diras.

Au début, c’est comme une impression très forte qui t’assaille. Comme des rafales d’intensité qui semblent s’approcher, passer par toi et s’éloignent ensuite. Je m’imaginais que c’était quelque chose comme une lame de métal qui vient à toute vitesse, passe devant toi et s’en va. Quelque chose aussi comme une quantité d’étincelles… Que j’ai vues comme des oranges. La première impression est que tu ne t’y attendais pas [à ce type de musique] ?

Tu ne t’attendais pas à un tel type de musique ?

Ça touche beaucoup, c’est assez… violent. Surtout parce que chaque passage de cette chose te laisse comme un vide qui te laisse un peu comme en l’air, et cela crée davantage de tension, si c’est possible.

Et ensuite arrive un moment, je ne sais pas, où passent trois ou quatre fois ces sortes de choses…, et c’est comme si tu étais dans l’espace, avec une basse très forte… Et ceci crée comme une sensation que tu es devant une force très grande ;  comme si tu étais face à quelque chose de réellement puissant, ou quelque chose comme ça… C’est comme une musique qui n’aurait pas été faite par un humain. Ou peut-être que si, et quand arrive cette partie, il semble que tu es en train d’écouter une musique de quelque chose de non humain, que tu es devant une force très puissante. Et ensuite je ne me rappelle pas très bien comment ça se termine, mais à la fin c’est comme si la tension se rompait, comme si toutes les choses se désagrégeaient, comme si elles tombaient […]

Beta6/E/2ª

[J’essaye d’éclaircir quelques-unes des déclarations exprimées antérieurement]

C’est-à-dire qu’au début il se crée un monde déterminé… Quand tu dis se crée, est-ce que ça se crée dans ta tête, ton imagination ? Tu le vois?

Oui, plus ou moins, je me l’imagine…

Et ensuite ce fragment de ce monde se fragmente, se rompt ?

Il se désintègre en tout petits morceaux…

Ce premier monde, tu pourrais me dire plus concrètement comment il est ?

Au début tout est très obscur et… je ne sais pas trop si ce sont des coups de vent blanc ou des lames qui passent comme ça, très rapidement, chaque fois par un endroit [quand elle dit ça, elle bouge les mains de gauche à droite et vice versa], d’abord d’un côté et ensuite de l’autre, et chaque fois plus grand. Et ensuite c’est comme si quelque chose venait par derrière, quelque chose de mauvais, je ne sais pas…, tout est très obscur, comme si c’était encore très obscur, et ensuite, rapidement, cela se rompt. Comme quand laisses tomber un miroir et qu’il se casse en 1000 morceaux. Quelque chose comme ça.

Quand tu dis qu’il y a quelque chose qui va de droite à gauche ou de gauche à droite, tu veux dire qu’il y a une composante spatiale ?

Oui, ça peut être cela, oui, ça me va assez bien, surtout dans la partie aiguë, qui est celle qui bouge. La partie grave m’arrive par derrière, de derrière moi, jusqu’à arriver jusqu’à moi [de son épaule vers devant elle] et ensuite ça me passe par devant, et c’est là que ça se casse.

La partie grave, tu commences par l’entendre derrière toi et ensuite elle va vers devant toi ?

Bon, c’est la sensation… Et ces parties aiguës dont je dis qu’elles sont comme des lames m’arrivent soit par la gauche soit par la droite, mais ne me touchent pas, ou presque, elles sont très proches

Tu les vois ou tu les imagines devant toi ?

Non, elles me passent en diagonale, par exemple de la droite vers la gauche en passant par une diagonale qui passe par devant moi.

[J’essaye de préciser et de confirmer avec l’informateur ses déclarations]

C’est-à-dire, d’une part tu entends ces lames ou ces vents blancs qui passent en diagonale de ta droite derrière toi vers ta gauche devant toi ou de ta gauche derrière toi vers la droite devant toi. Diagonales. Et d’autre part il y a un son grave qui commence derrière toi, loin, et qui peu à peu vient devant toi, assez rapide, et quand il arrive devant, il éclate et se fragmente en morceaux de verre…

Gamma3/E/3ª

Je perçois surtout comme deux choses différentes, deux moments différenciés : les bruits ou les sons qui apparaissent d’une manière plus douce, qui vont en augmentant en intensité, qui ensuite disparaissent… Et, d’un autre côté, il semble qu’il y ait un son plus compact qui apparaît…

Et le volume, tu te réfères à un volume tridimensionnel ou à un volume de l’intensité sonore ?

Les deux. L’intensité sonore me donne l’impression d’un mouvement d’approche et d’éloignement, c’est-à-dire comme un volume tridimensionnel, physique, que j’ai perçu comme une menace, quelque chose comme quelque chose qui t’arrive par-dessus et plus il augmente, plus il approche de toi.

Et avec celui-là, à la fin, qu’est-ce qui se produirait ?

La fin est une sensation que la chose semblait s’arranger, et qu’ensuite tout s’arrêtait ; c’est la sensation d’une rupture, que toute cette structure se casse, comme si tu tombais dans le vide. J’ai vraiment eu une sensation de quelque chose qui se casse, de quelque chose qui s’arrête.

Et à part cette sensation concernant la fin, est-ce que tu as eu d’autres sensations à un autre endroit ? Tu parlais tout à l’heure d’agréable, ou plutôt de désagréable…

Ça m’était très désagréable, même physiquement, j’ai vu que je me tassais quand l’intensité du son montait beaucoup… La sensation physique est celle d’une protection d’une menace, face à cette montée d’intensité si évidente ; je m’en rends compte clairement, un son commence qui t’est acceptable, agréable, jusqu’à ce qu’on arrive à un point où une menace vient sur toi...

Comment pourrais-tu synthétiser cette minute et ce pic de musique que nous avons écouté ? Tout ce que tu m’as dit, tu pourrais me le dire en trois mots ?

Une attente d’un danger et une solution… de surprise… ; il n’y a pas eu tellement de menace, et de plus, ça ne m’a fait aucun mal.

Gamma7/E/1ª

Moi, quand j’ai entendu la première partie du fragment, je me suis senti exactement comme un robot qui était sur Mars et qui  marchait sur la planète rouge. Je pouvais me sentir là-bas, je pouvais me sentir robot. Et le fait que, à la fin, j’ai entendu un son technologique me l’a confirmé : comme si les chips criaient beaucoup, c’est-à- dire que moi j’étais le robot. Je me sentais comme quelqu’un de dernière génération, c’est-à-dire que je n’étais plus vraiment une personne, j’étais quelque chose qui était sur Mars, qui marchait et, en voyant les images, je me suis identifié comme l’un des robots qui marchaient sur cette planète rouge à la recherche d’eau, de méthane ou de je ne sais trop quoi. Voilà la sensation.

Ça, c’est la sensation que tu as ressentie quand tu étais en train d’écouter… Dans cette sensation, tu es celui qui ressent la sensation, c’est-à-dire tu es le personnage robot, celui qui est là-bas et tu ressens tout cela ?

Exactement.

Et à la fin… ?

Il y a eu comme deux parties. Une claire, pendant laquelle je me sentais comme quand l’atterrissage s’est déjà passé… Ce n’était pas l’atterrissage, moi j’étais déjà sur Mars, et ceci est le moment où le robot sortait et se mettait à marcher, c’était une démarche spéciale. Et donc à ce moment-là, je me suis déplacé de façon très spatiale et très spéciale, et ensuite j’ai senti une sensation technologique ; c’est comme si de la terre on t’envoyait – je ne sais comment te dire – beaucoup de signaux, beaucoup de codes, et ces codes, l’ordinateur…, le son des chips… J’ai entendu, comme des divers ordres, de divers endroits du monde, que l’on t’envoie… Ou quand tu envoies à ton tour des photos… J’ai entendu un bruit technologique, j’ai entendu un son qu’on n’entend presque jamais, le son qu’on n’entend pas si tu n’es pas dans un robot. J’ai entendu ce son, et je me suis senti un homme en ferraille.

Tu veux ajouter quelque chose sur cette première écoute ?

Non, dès le début ça m’a semblé très très clair. Peut-être ensuite je sentirai d’autres sensations, quand tu la remettras. Ceci est la première sensation.

4.5.2. Synthèse analytique empathique

Les sensations des sujets sont majoritairement concordantes dans deux ou trois séquences musicales. On peut trouver un parallélisme entre ces zones de concordances et les éléments relevés dans l’écoute taxinomique, cependant leur localisation dans la séquence musicale est ici plus instable, leurs limites plus floues.  

Même si les sensations sont différentes pour chaque auditeur, nous trouvons des impressions communes à plusieurs d’entre eux quand ils décrivent un premier moment de peur, de tension, de menace ; ici on parle aussi de couteau, de métaux, ce qui coïncide avec le premier « élément de sonorité métallique » mentionné dans l’analyse taxinomique. Dans certains cas, on décrit aussi l’apparition du « son grave qui joue le rôle de fond », même si, pour d’autres, la somme des deux constitue une unique réalité sonore. Les sensations sont celles d’une tension renouvelée, d’attente car quelque chose est en train de se préparer.

Un autre moment peut être mis en relation avec l’unité morphologique que nous avons dénommée fragmentation. Tout se casse, se détruit. C’est la dernière sensation, interprétée comme rupture d’une impression construite, comme fin d’une illusion, comme un vide.

Dans le cas de Gamma7, nous pouvons parler d’écoute empathique narrative ; dans celle-ci, le sujet est immergé dans un monde créé par son imagination, dans lequel toutes les sensations s’articulent et prennent forme autour d’un discours narratif. Les différents événements qui constituent le flux sonore sont reçus par l’auditeur comme des sensations qui éveillent en lui des images et des vécus qu’il « sent réellement », et qui, mis en relation dans un contexte déterminé, acquièrent la dimension d’un récit authentiquement vécu. Son discours commence comme ceci : «... je me suis senti exactement comme un robot qui était sur Mars et marchait sur la planète rouge ».

 

Page précédente - Page suivante