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5. Analyse de Le cauchemar de l'éléphant blanc de M. REDOLFI
5.1. Sonagramme. Transcription graphique.
5.2. Distribution des conduites d'écoute entre les sujets.
Parmi les 24 sujets qui ont exprimé leur opinion, 16 ont pratiqué une écoute principalement taxinomique ; 8 de ceux-ci appartiennent au sous-groupe alfa (« musiciens électroacousticiens »), 6 au sous-groupe bêta et 2 au gamma. Tous présentent une stratégie d’écoute bien définie, même si deux d’entre eux incluent quelques remarques figuratives et l’un d’eux empathiques.
Cette écoute n’a provoqué chez aucun auditeur une conduite d’écoute clairement figurativisatrice ; tout au plus de brefs commentaires. En ce qui concerne l’écoute empathique, six auditeurs ont orienté leur stratégie perceptive dans cette direction, deux appartenant au sous-groupe bêta et quatre au sous-groupe gamma.
Le T signifie orientation taxinomique ; le F, orientation figurativisatrice, et le E, orientation empathique. Les lettres imprimées en gras représentent des catégories bien définies dans l’une des orientations ; celles en maigre correspondent à des orientations partagées, complémentaires, ou à des ébauches de perspectives qui ne sont pas clairement affirmées.
5.3. Écoute taxinomique.
5.3.1. Sélection de données recueillies
Rappelons que pour chacune des réponses on indique en premier lieu le nom codé de l’informateur (alfa, bêta gamma, suivi d’un numéro de un à huit) ; en second lieu, on spécifie si l’information a été recueillie au moyen d’un entretien (E) ou d’un témoignage écrit (IE); et en troisième lieu on précise si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.
Beta7/IE/1ª y 2ª
[1ère] J’ai entendu des pulsations aiguës et graves, très rapides ressemblant à des « trilles », des intervalles de hauteur juste, la résonance de ces sons produisant des « accords » d’harmoniques prolongés comme fond, des glissandos de radiofréquences…
[2ème] Cette fois je crois avoir entendu davantage le « relief » des différents éléments. L’existence d’un élément intervallique (comme un motif) produit un effet de fond sonore par-dessus lequel se produit tout le reste. J’ai entendu aussi une sorte de changement de hauteur ou de transport de la structure. La répétition des éléments à des espaces de temps déterminés fait penser à l’idée d’ostinato (évidente avec le motif de trilles graves).
Beta4/E/2ª
Maintenant, ça m’a paru plus intéressant. Cet élément de sirène, qui je crois est un demi-ton qui fluctue, pourrait presque être une sirène… [il chante le motif 0:04] soutenue, qui agglutine tout le reste, et sur ce fond apparaissent des éléments plus contrastants en timbre et en hauteur. Cette même sirène qui se maintient change ensuite de hauteur également, s’entend comme un écho, se combine comme un écho d’elle-même et avec d’autres éléments, qui soutiennent toujours toutes les autres apparitions timbriques des autres éléments.
Ce que tu appelles sirène, c’est ce son qui est longs ?
[il chante le motif] Ça fluctue à peu près sur un demi-ton, et on joue avec cela. [...]
Alfa7/IE/1ª [témoignage non manuscrit]
Une collection de différents sons ordonnés avec une périodicité qui nous permet de reconnaître certains de façon déterminée : le son « ring » aiguë et court comme un appel, un autre plus grave, et pas aussi court que celui de l’appel, et ensuite le son d’une modulation de fréquence (typique quand tu cherches à syntoniser l’émetteur) et un autre qui ressemble à une sirène de bateaux. Les sons ont une grande présence, sont très bien enregistrés : ils sonnent propres et transparents. Ils se distribuent entre les haut-parleurs, à droite à gauche ou les deux, en une espèce de jeu. Il n’y a pas de variation de l’intensité des sons qui appelle l’attention, tout paraît sonner au même plan, il n’y a qu’à la fin qu’un son me surprend, plus puissant que les précédents.
Alfa6/IE/1ª
Un fragment dont le fil conducteur est la mélodie de quelque chose qui sonne comme un véritable instrument de caractéristiques exotiques, quelque chose comme une trompe marine ou un instrument non occidental. Deux ou trois sons, avec un intervalle caractéristique de seconde majeure et un delay prolongé. Des notes longues groupées en un motif unique qui se répète, donnant une certaine sensation de musique traditionnelle liée à des cultures non occidentales. En contraste, un « contrepoint » de sonorités synthétiques, de sonneries de téléphone, etc., contrepoint qui se renforce avec le jeu de spatialisation gauche-droite.
Beta5/E/1ª
Ça a d’abord été une surprise parce que je pensais que c’était ton téléphone portable […], ensuite je me suis rendu compte que c’était l’enregistrement. Puis ce qui m’est apparu petit à petit est que c’était comme si le compositeur avait choisi comme thème ou ligne de son œuvre le son d’une espèce de cornemuse qui fait une mélodie… [Il imite vocalement], quelque chose comme ça…, qui me plaît beaucoup, et que par-dessus ça il y a comme des contrastes de sons très distincts : comme en dent de scie – un son très grave –, un autre qui ressemblait au premier mais qui n’était pas lui – comme des coups de sifflet rapides, aigus –, d’autres sons qui venaient… Mais il y avait toujours le son de la mélodie jusqu’à la fin.
Et ensuite le contraste entre tous les sons très distincts, aigus, graves, qui faisaient comme un décor et une espèce de contrepoint avec la mélodie que continuait à faire l’instrument.
Alfa3/E/2ª
Fondamentalement je confirme ce que j’ai dit tout à l’heure.
C’est une pièce qui est structurée avec deux éléments. Les uns seraient des sons purement électroacoustiques ou électroniques, générés par les machines et avec certaines trajectoires et ensuite [il entonne le motif tonal] cette espèce de demi-ton que chante cette espèce de clarinette ou de saxophone ou que sais-je, comme un instrument à vent ; et toujours un plan qui continue au milieu…
C’est-à-dire qu’il y aurait une pièce avec deux types d’éléments : les uns très électroniques ou produits par des machines, et d’autres venant d’instruments traditionnels manipulés […].
Beta8/E/1ª
Ce second fragment m’a surpris. D’abord le début, parce que je croyais que c’était un téléphone portable qui sonnait et à la fin, pareil ; le début et la fin, je ne sais pas si le son est le même, mais ça fait penser à un portable et c’est assez désagréable.
Ensuite, tout le temps, j’ai eu la sensation qu’on associait la tradition à la modernité et à la technologie. À droite on entendait, je crois, deux instruments, mais l’un par-dessus l’autre ; l’un était un instrument à vent, il faisait penser à la musique hindoue, je ne sais pas pourquoi, une espèce de musique hindoue faite avec un instrument à vent. Et de l’autre côté, ce qui variait, de gauche à droite, là j’étais constamment en train d’entendre des sons de portable, de radioréveil ou quelque chose comme ça ; c’était comme des appels mais ponctuels, ce n’était pas des sons longs, mais courts, comme des appels de sonneries de téléphone. L’autre son d’instrument à vent était plus permanent, faisait une espèce non pas une mélodie, mais une petite cellule mélodique qui se répétait. Et ensuite on entendait, en dessous de cela, d’autres sons plus continus aussi surtout de vents, je ne sais pas…
5.3.2. Synthèse analytique taxinomique : principaux éléments, structure.
Dès les premières écoutes un principe d’organisation se manifeste, fondé sur l’idée de contraste, sur le jeu dialectique qui s’établit entre deux matériaux dont la nature et dont le comportement sont considérés comme opposés.
Des oppositions sont exprimées comme :
Principaux éléments
Les oppositions mentionnées permettent de classer les matériaux en deux grandes catégories.
La première, qui contient l’idée de l’instrumental, du lointain, du permanent, du fond, du détendu, du réverbéré, du résonnant, du grave, est représentée par les étiquettes descriptives du son que nous avons dénommé « l’instrument à vent ». Avec ces étiquettes et leurs commentaires, les auditeurs spéculent sur les origines causales variées (son de type saxo, sirène de bateau, trompe, flûte, cornemuse…), bien que toujours liées à une production sonore aérophone.
Pratiquement tous signalent qu’on observe un petit dessin mélodique ou un «motif tonal ». Les mouvements intervalliques qu’il effectue sont de deux types très semblables : l’un joue avec une montée approximativement d’un demi-ton et une descente à la hauteur de départ (fluctuant entre les sons sol 4 et la bémol 4) ; l’autre transpose à une quarte juste supérieure l’intervalle précédent (do 5 et ré bémol 5) et ajoute un son en plus situé au début et à la fin (mi bémol 4) ; ces mouvements se développent dans le temps en présentant de petites variations de rythme libre à ces différentes apparitions.
L’autre qualité très souvent décrite est la douceur de son profil, sa linéarité. En plus de l’uniformité rythmique et la faible amplitude de son mouvement mélodique, le motif instrumental a un temps de réservation si grand qu’il se prolonge jusqu’à sa nouvelle apparition, remplissant tout ce temps avec ses harmoniques, maintenus en second plan. Il faut aussi souligner le fait que, spatialement, il est toujours situé à droite. Il se présente 11 fois : 0:04; 0:11; 0:19; 0:26; 0:31; 0:38; 0:46; 0:54; 1:04; 1:12 et 1:18.
Tous les traits mentionnés : la qualité d’un « timbre à vent », sa position dans un registre médium-grave (la fréquence de ces sons oscille approximativement entre 415 et 554 hertz), le lent mouvement restreint de sa hauteur, son interminable réverbération et sa position spatiale produisent un effet de continuité, de constante présence en fond, et d’horizontalité, qui s’oppose – ou dialogue – avec les autres sons.
Le second groupe de matériaux, contrastant avec le « l’instrument à vent » et que constitue l’électronique, le proche, le discontinu, la surface, le tendu, le sec, l’aigu, inclut le reste des étiquettes : le « téléphone », le « grave », « l’étincelle » et le « glissando ».
Le « téléphone » sous différentes étiquettes : le téléphone portable, l’oiseau, le gazouillement, le trémolo, etc. est un matériau de nature mécanique, très semblable dans ses apparitions répétées (0:01, 0:16, 0:24, 0:35 –zone de densification–, 0:50, 0:58 et 1:16– plus court) dont la présence dans le discours est signalée par tous les informateurs vu ses qualités spectrales et morphologiques; dans certains cas, il est qualifié de désagréable ou de gênant. Il s’agit d’un objet sonore de masse tonique double – une double impulsion tonique asynchrone – intégrant deux hauteurs qui alternent itérativement à grande vitesse (dont les fréquences fondamentales sont approximativement de 2000 et 2800 Hz respectivement) et qui s’étend dans le temps pendant approximativement quatre secondes avec un profil dynamique homogène et d’intensité notable. Comme le précise quelques auditeurs, c’est le résultat d’une modulation de fréquence aigu-grave, ce qui donne lieu à une onde carrée. Spatialement, il est toujours situé à gauche, sauf en 0:35, où se produit un renforcement de ce même matériau auquel s’ajoutent des fragments du même son à d’autres fréquences qui occupent tout l’espace, et en 0:51, où il y a un mouvement spatial de gauche à droite.
Quelques informateurs ont signalé séparément la présence d’autres sons, de caractéristiques très similaires à celui qui est décrit et que nous avons dénommés variante du son de « téléphone » ; il est beaucoup plus court (approximativement 200 ms), de fréquence plus haute (sa fréquence double approximativement de 6000 à 7500 Hz) et d’amplitude plus grande ; sa situation spatiale est aussi différente, se situant au centre-gauche ou au centre-droit. Nous le rencontrons à 0:30,0:37,1:02 et 1:30.
Un autre élément appartenant nettement à l’ensemble des « sons électroniques » est le « glissando », appelé ainsi par la plupart, ou également comme élément de « radiofréquence », fil élastique, son à l’envers, etc. ; dans ce cas, les étiquettes qualifient son mouvement dans le champ des hauteurs.
C’est un objet formé, de forme d’onde simple, qui décrit des trajectoires toujours différentes dans le champ des hauteurs – variation de masse imprévisible – ; sa zone de fréquence s’étend approximativement jusqu’aux 3000 Hz, arrivant dans certains cas aux 5000 Hz, et la durée de ses différentes apparitions (0:11, 0:15, 0:27, 0:41, 0:45, 0:53,1:14) oscille entre une et deux secondes. D’autre part la diversité de ses trajectoires est obtenue aussi par une panoramisation variée et changeante.
Avec une périodicité quasi régulière apparaît le matériau qualifié comme le « grave ». Même si les autres éléments présentent aussi des apparitions réitérées, celles de celui-ci se succèdent avec une précision quasi mathématique (environ toutes les quatre secondes). Sa relation avec le reste du matériau est considérée de manière ambiguë par les auditeurs. Parmi ceux qui ont distribué les matériaux en deux ensembles, certains le situent explicitement dans le groupe des sons électroniques et d’autres ne se prononcent pas sur ce point ; d’un autre côté, il y a des auditeurs qui ne l’incluent en aucun des deux et qui se demandent s’il faut le considérer à part, en lui attribuant une fonctionnalité et un caractère propres.
Nous comprenons que la difficulté qu’ils rencontrent trouve son explication dans le fait que le « grave » est un matériau sonore « hybride » qui, d’une certaine manière, participe des caractéristiques des deux ensembles. Par sa durée (environ 4 secondes), par son registre grave (moins de 50 Hz) ou par son comportement « mélodique » (pendant la seconde phase de sa durée il présente de légères variations de hauteur), nous pourrions l’associer aux qualités et à la fonction de « l’instrument à vent » ; tandis que, par son apparence électronique et mécanique, par son manque de réverbération (un peu dissimulée par son registre), par sa rigidité et son élasticité (au moins dans sa première moitié) et par sa discontinuité temporelle, on pourrait le mettre en relation avec le second ensemble d’éléments.
Dans sa durée on peut distinguer deux phases, repérées par plusieurs auditeurs, une première avec les caractéristiques d’un son homogène continu tonique et une seconde où s’accentue son vibrato.
Un dernier élément qui apparaît dans quelques témoignages, lié également aux sons électroniques, sont les « étincelles », « craquements » ou « éraflures ». C’est un matériau d’une durée très brève (environ 200 – 300 ms), constitué par une onde simple qui effectue un balayage de fréquence vertigineux (il parcourt un ambitus entre 5000 et 18 000 hertz) avec une double ou triple trajectoire à chacune de ses apparitions. Son apparition se produit toujours en coïncidence avec celle de « l’instrument à vent ».
Structure
En plus de l’idée de contraste entre les matériaux, que l’on vient de voir, on peut observer dans l’œuvre de Redolfi un déroulement sonore dominé par une certaine périodicité dans l’apparition des événements qui le composent. Ce caractère répétitif est signalé par la majorité des auditeurs et apparaît dispersé entre ses manifestations ; quelqu’un va jusqu’à parler d’ostinato.
Dans le graphique ci-dessous on peut voir l’apparition dans le temps des éléments signalés. Comme on le voit, il existe une régularité qui se manifeste, surtout, dans le matériau grave et « l’instrument à vent », dont les apparitions – comme nous l’avons dit – sont accompagnées de « l’étincelle ». On peut aussi remarquer sur le graphique « l’épisode de densification », qui commence à partir de 0:35, et la modulation de « l’instrument à vent », de 0:31 à 0:40.
La complémentarité spectrale des sons à propos de leur position et interrelation dans le champ des hauteurs, ainsi que l’emplacement et le mouvement des matériaux dans l’espace, ont aussi suscité certains commentaires.
5.4. Écoute figurativisatrice
L’écoute de Le cauchemar de l’éléphant blanc n’a pas provoqué chez les auditeurs de conduites d’écoute figurativisatrice bien définie et que nous pourrions qualifier comme telle.
5.5. Écoute empathique
5.5.1. Sélection de données recueillies
Rappelons que pour chacune des réponses on indique en premier lieu le nom codé de l’informateur (alfa, bêta gamma, suivi d’un numéro de un à huit) ; en second lieu, on spécifie si l’information a été recueillie au moyen d’un entretien (E) ou d’un témoignage écrit (IE) ; et en troisième lieu on précise si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.
Beta1/E/1ª
Bon, au début je pensais que c’était le téléphone qui sonnait…
C’est vrai, tu me l’as dit.
Je te l’ai dit, oui. Jusqu’à la septième fois, cependant, j’ai continué à penser que c’était le téléphone… La sensation générale est comme… si je voulais étouffer tous les bruits qu’il y a par là. Il y a une partie assez attrayante, presque sensuelle, qui est ce motif qui se répète. Ça semble très évocateur, quelque chose d’oriental… [il entonne le motif mélodique tonal]. Je crois que c’est la partie qui était pour moi la plus attrayante ; tout le reste perturbait ceci, et créait tout le temps la sensation de surprise - parce qu’en plus je pensais que c’était le téléphone…
Voilà. Comme si j’avais voulu écouter cette musique plus plaisante ; ça me donnait envie de m’évader et de déconnecter [de ce qui le gênait]. Comme quand ton portable sonne au milieu d’un concert… Et en fait ça m’a paru bien, parce qu’à la fin ça se termine comme quand tu éteins le réveil parce que tu étais tout excité et que tu te réveilles d’un rêve. Voilà c’est ça. Comme quand tu vas te réveiller, le matin, tu es en train de rêver de quelque chose de très joli et le réveil sonne derrière ; à chaque fois il se remet à sonner et à chaque fois tu deviens plus nerveux. À la fin tu finis par l’éteindre et le malheur c’est que tu éteins aussi le rêve, qui se termine.
Gamma3/E/3ª
Je perçois ceci, un moment d’harmonie où tu essayes d’être dans une dynamique agréable. Si on se plaçait d’un point de vue introspectif, ce serait être bien avec toi-même et [souffrir] d’interruptions constantes de l’extérieur qui t’empêchent qu’il y ait un moment pour en profiter intensément…
La sensation que j’ai est que ce son me conduit à me sentir moi-même dans un paysage, dans une situation, et l’autre vient de dehors et te gène constamment. On dirait que ce son m’attrape tout de suite et me fascine, et l’autre me dérange dans cette situation, m’interrompt. Comme si je cherchais à me centrer sur ce son qui me plaît et en profiter, et que l’autre vienne me gêner et paraisse venir de l’extérieur… Bien que physiquement ils soient dans la même dimension.
Beta6/E/2ª
J’ai entendu à nouveau un peu la même chose, le calme tendu y était… Je confirme que ce qui continue à me plaire le plus est cette musique de [elle fredonne le motif tonal] et puis les basses, c’est comme si elles t’étourdissaient. Entre les basses, les sons qui semblent venir d’un téléphone, les [elle imite les balayages de fréquence]… c’est comme si tu étais tranquillement chez toi et qu’on te disait cent mille choses à la fois et que tu essayais de ne pas y prêter attention ; mais que tu ne pouvais pas…
Tu t’imagines comme à un endroit où tu essaierais d’arriver à quelque chose et tu ne peux pas le faire parce qu’il y a d’autres choses qui interfèrent ?
Non, plus que tout c’est comme si je voulais être tranquille, qu’il y avait la musique tonale, ce serait la tranquillité entre guillemets… ; ce serait comme un moment calme, je suis en train de faire ce que j’ai à faire… Mais ensuite il y a des choses qui passent par là, auxquelles tu ne peux pas prêter attention parce qu’elles ne sont pas suffisamment longues, ni suffisamment rien du tout pour capter ton attention durant plus d’une seconde. Mais, comme elles sont trop nombreuses, tu ne sais jamais où regarder, ni par où va passer la suivante.
Avec tout cela il y aurait comme deux mondes sonores ?Trois, parce qu’il y a celui-là [le motif tonal, le calme] ; ensuite il y a les basses, qui est celui de ton subconscient qui te rend nerveux et celui des petits bruits aigus, qui sont comme des flashs d’attention.
Et ce grave, quel rôle tu dis qu’il joue ?
Qu’il gène… ! Le grave, c’est comme ton corps qui te dit : « tu deviens nerveux, tu deviens nerveux, s’il te plaît, que ces bruits se taisent, maintenant, laisse-moi écouter ma musique » […]
Gamma7/E/1ª y 2ª
[1ère] Maintenant j’ai senti – je ne sais pas si j’ai écouté – bizarrerie et perplexité. Et c’est peut-être une sensation de réelle désorientation. C’est-à-dire, je ne savais pas, je ne sais pas, ni qui j’étais, ni qui je suis…
[2ème] Maintenant je pourrais préciser davantage : ça me paraît inquiétant. Plus que perplexe : inquiétant. Et peut-être si je devais le définir mieux, je verrai beaucoup de solitude dans cette écoute. J’ai même senti de la tristesse, j’ai senti comme un cri, comme une agonie, mais pas un cri humain. Précisément parce que ce n’était pas un cri ça me faisait davantage peur. J’ai senti une sensation réellement sidérante. C’est comme si rien n’existait ; ce qu’il y avait, je ne voulais même pas savoir ce qu’il y avait. À ce moment, c’est comme si tu étais dans un coma et que tu te réveillais, et que tu ne voulais pas savoir ce qu’il y a. Ensuite, dans ce cas, ce que j’ai senti c’est une sensation d’inquiétude effrayante. C’est cela qui serait fondamental […]
Moi je ressens seulement cela. La sensation la plus proche est celle d’une personne qui est dans le coma, on la réveille et elle ne veut pas se réveiller […]
Dans ce cas, une musique comme cela serait comme le néant. C’est-à-dire, un endroit dans lequel moi je ne voudrais pas me réveiller. Non, je ne voudrais pas me réveiller à ce monde ; je ne sais pas ce qu’il y a, je ne sais pas pourquoi, mais je ne voudrais pas être là […]
Gamma1/E/1ª y 2ª
[1ère] j’ai senti une musique qui me paraissait pesante, je sentais comme un poids au-dessus, comme si je me traînais sur le sol, comme si j’étais fatigué, comme si je traînais les pieds. Ça me rappelle le temps de travail. Je me sentais comme assoupi, comme lourd, sans force, comme avec une dalle par-dessus, en m’assoupissant peu à peu…
[2ème] Peut-être comme le premier fragment, je peux te le résumer d’un mot pour être un peu concret : le « cauchemar » du titre. Autrement dit un rêve, un cauchemar. J’insiste à nouveau sur l’idée que j’exprimais au début. Comme cette espèce d’insomnie que tu peux avoir une nuit, tu te sens fatigué. Le monde du travail commence, comme je te le disais tout à l’heure. Les premiers bruits d’éveil à la réalité seraient les bruits de réveil – je vais l’appeler le réveil –, qui se sont répétés avec une certaine fréquence.
Dring ! Réveille-toi ! Tu retombes une autre fois dans la musique écrasante, cette pierre tombale, cette pesanteur. Une autre sonnerie qu’il faut essayer à nouveau d’arracher, à nouveau se réveiller.
Toi tout cela, tu le sens, tu le vois ?
Oui, oui, je suis submergé. Tout de suite je le crée, je le vois, je le sens… Je me lèverai comme fatigué après avoir écouté ça, mon état d’esprit serait comme si j’avais effectué un travail dur, non pas intellectuel mais un travail physique dur, comme travailler dans une usine au milieu des bruits de machines.
5.5.2. Synthèse analytique empathique
Les témoignages recueillis confirment la façon dont l’écoute empathique est une manière de se situer par rapport au fait sonore et de le recevoir de l’intérieur, au niveau du ressenti du son lui-même.
Si on se rappelle bien, dans l’écoute taxinomique, les auditeurs établissaient une division entre les matériaux entendus. Ils distinguaient d’une part « l’instrument à vent » et, d’autre part les sons électroniques, et décrivaient leur qualité et leur relation, en intégrant tout cela dans une sorte de structure ou de vision globale.
Dans la conduite empathique aussi on fait allusion à ces groupes de sons, mais, essentiellement, à leurs répercussions sur le terrain sensitif. Si dans l’écoute taxinomique prédominait l’idée de contraste entre les matériaux, ici ce concept se traduit majoritairement en sensations qui s’entremêlent, en lutte entre quelque chose qui est vécu comme agréable et quelque chose qui dérange, en un état de tranquillité qui est interrompu et, au milieu, le sujet, qui vit à la première personne cette tension et cette instabilité.
Temporellement, la périodicité ou la régularité du discours sonore n’est pas explicitement signalée, même si elle se manifeste par la réitération des impressions ou des émotions auxquelles elle donne lieu.
En tenant compte des données recueillies, tous les matériaux sonores n’ont pas la même répercussion émotionnelle chez les auditeurs, et ceci nous oblige à parler de différentes visions ou vécus empathiques d’une même œuvre.
Des différentes visions ou différents vécus empathiques présentées, découle aussi des constructions de l’espace différentes dans lesquelles interagissent les différents matériaux.
Pour les uns, les forces qui s’opposent sont dans une relation verticale : il y a les sons qui sont au-dessus (les sons électroniques) et luttent avec les sons qui sont en dessous (« l’instrument à vent », le « grave ») ; c’est verticalement que se produit leur articulation, même s’ils acquièrent des fonctions distinctes. Probablement, entre autres facteurs, cette disposition nourrit la sensation d’oppression et de poids que l’on décrit dans les témoignages. Pour d’autres, les éléments sont dans une relation plus horizontale : un matériau sonore situé à droite (« l’instrument à vent ») se voit constamment interrompu par les sons qui viennent de la gauche.
Nous voulons souligner que dans tous les témoignages recueillis on rencontre la métaphore comme moyen explicatif, comme véhicule expressif pour rapprocher – autant que possible – le sens du mot. En définitive, et malgré son instabilité, la métaphore permet d’extérioriser quelque chose qui, d’une autre manière, serait incommunicable.
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