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6. Analyse de Futaie de R. RENOUARD LARIVIÈRE

6.1. Sonagramme. Transcription graphique.

Sonagramme - Acousmographie

6.2. Distribution des conduites d'écoute entre les sujets

L’écoute de ce fragment a conduit 14 des 24 sujets dont nous avons sollicité l’opinion à se situer dans une perspective taxinomique. Parmi ceux-ci, 7 correspondent au sous-groupe alfa, 6 au sous-groupe bêta et 1 à gamma.

Cinq des auditeurs se sont orientés vers une conduite d’écoute figurativisatrice : deux du sous-groupe alfa (l’un d’eux partageant cette orientation avec l’écoute taxinomique), un de bêta (dont les témoignages oscillent entre les trois conduites, bien qu’à la fin il paraisse incliner vers cette perspective) et deux du groupe gamma.

Deux témoignages ont été ont été inclus dans ce paragraphe ; tous les deux appartiennent au sous-groupe gamma.

Le T signifie orientation taxinomique ; le F, orientation figurativisatrice, et le E, orientation empathique. Les lettres imprimées en gras représentent des catégories bien définies dans l’une des orientations ; celles en maigre correspondent à des orientations partagées, complémentaires, ou à des ébauches de perspectives qui ne sont pas clairement affirmées.

Le * (astérisque) signifie que l’auditeur ne s’est installé dans aucune des attitudes d’écoutes précédentes.

6.3. Écoute taxinomique

6.3.1. Sélection de données recueillies

Rappelons que pour chacune des réponses on indique en premier lieu le nom codé de l’informateur (alfa, bêta, gamma, suivi d’un numéro de un à huit) ; en second lieu, on spécifie si l’information a été recueillie au moyen d’un entretien (E) ou d’un témoignage écrit (IE); et en troisième lieu on précise si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.

Beta7/IE/1ª

Apparition d’éléments sonores (« percutés ») semblables à des instruments à peaux graves, très distants entre eux, et utilisés comme ostinato rythmique (enfin… quelque chose qui y ressemble !). Sont apparus ensuite un « souffle maintenu » et ensuite des éléments sonores avec des attaques et un spectre très semblables à certains cuivres (comme la trompette etc…) qui ont été interrompus par des sons courts et secs, en fortissimo, qui ont généré une certaine résonance sympathique…

[L’exemple graphique que nous montrons maintenant constitue un exemple clair d’orientation taxinomique : dès sa première écoute, cet auditeur essaye d’établir une perspective claire de la totalité. Il est particulièrement intéressant de noter comme il complète son schéma graphique avec des annotations complémentaires correspondant à chaque nouvelle écoute].

Alfa4/E/1ª

Ça avait l’air d’être une œuvre pour un groupe et une électronique, je ne sais pas si c’est une électronique en temps réel ou enregistrée, on ne peut pas savoir, disons un groupe et électronique. Là, ce sont surtout les instruments qui ont attiré mon attention, je m’imaginais des instruments qui pourraient être comme la contrebasse, la percussion, peut-être la timbale ; il pourrait y avoir une flûte, des flûtes ; il pourrait y avoir un cuivre, trombone ou trompette, et peut-être un groupe plus grand…

C’était des attaques courtes, de l’un ou l’autre, ou tous ensemble, et ensuite des résonances, des résonances qui, ou bien étaient sur une bande, ou bien étaient captées par le microphone et transformées en temps réel.

Ça pourrait être l’introduction d’une pièce… Ou une partie centrale, à un moment où [le compositeur] veut en faire comme un jeu avec le silence… On dirait que c’est un compositeur qui aime jouer avec le silence […].

Les sons étaient très intéressants, étaient très bien équilibrés. Chaque attaque était assez agréable [du point de vue] orchestral ; pour moi ce serait une œuvre très instrumentale, instrumentale avec traitement.

Alfa1/E/1ª

[Cet auditeur produit des témoignages très développés. Pendant ses écoutes, il dessine des graphiques et prend des notes, qui ensuite lui servent de support pour ses explications. A cause de leur intérêt, nous incluons ces graphiques. On peut y apprécier les étiquettes qui situent chaque événement sonore, sa situation temporelle sur l’axe horizontal, sa situation sur l’axe vertical des hauteurs, l’ordonnancement du discours en différentes sections. Toutes ces appréciations qui montrent un intérêt taxinomique indubitable.

Il a réalisé le graphique du haut pendant la seconde écoute, ajoutant de nouveaux détails durant la troisième écoute. Au centre de la page apparaissent différentes notes, considérées comme importantes par l’informateur, et un schéma du fragment. Dans la partie inférieure il synthétise, au moyen d’un autre schéma réalisé à la fin, la structure formelle de l’œuvre].

Beta3/IE/1ª

Ces sons varient, les uns proviennent, ou au moins je les situerais proches de sons de percussion, d’autres en revanche me font penser à des sons provenant d’une trompette ou d’une petite trompette pour faire semblant… Mais ce que je crois avoir entendu est que tous ces sons étaient transformés ; en plus de présenter des timbres mixtes, altérant leur nature de sons purement de percussion ou de vents ou de cuivres, il s’ajoutait une résonance et un écho (à certains) qui ne leur correspondait pas. C’est comme si cet écho avait été emprunté à un autre son et placé derrière un autre (dont, évidemment, on avait d’abord retiré la résonance habituelle).

Beta4/E/1ª

Certainement à cause de mon conditionnement à écouter de la musique, j’ai toujours entendu une sixte de percussion de grosse caisse, comme un do et un la… ; un intervalle de sixte qui dominait toute la pièce – le la tenu ou l’intervalle de sixte – et qui créait pour moi une attente interrompue seulement ensuite par les autres sons très contrastés timbriquement : la percussion qui réapparaissait de temps en temps (comme une grosse caisse ou un son de ce genre), les sons très rugueux et aigres du point de vue du timbre qui l’interrompaient, qui certaines fois étaient intéressants… Mais cette note tenue, peut-être à cause de mon habitude d’écoute, éveille chez moi une attente qui dans ce cas ne se résout pas ; celle de ces sons tenus n’est pas suffisante.

Beta5/E/1ª y 2ª

[1ère ]  Ça me paraît un fragment très intéressant, je crois qu’il y a beaucoup de choses à en dire. Ce qui m’a le plus plu, c’est qu’il y a un son qui nait, comme une trompette, qui se maintient pendant toute l’œuvre, c’est très très léger mais c’est là, ça se perçoit clairement, et c’est là jusqu’à la fin. C’est un son presque… éthéré, qui crée comme un calme, un repos, et fait contraste avec les sons forts, graves, comme s’ils te frappaient, qui s’y opposent.
Il y a beaucoup de choses qui m’ont échappé, mais parfois il me semblait qu’il y avait deux sons ténus au lieu d’un, que l’un  naissait de l’autre et s’ajoutait à celui qui était déjà là.  Et le son était fort, grave, comme un coup de tambour, une membrane forte qui gagnait même en intensité.
Et… Il y a beaucoup de choses mais… (Je ne me rappelle pas).

[2ème] Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas seulement ce coup grave mais qu’apparaissaient aussi comme des sons aigus, comme des trompettes fortes, faisant contraste avec ce coup de tambour, et c’était comme tension-détente tout le temps.
Il y avait plus de sons. Au début il y avait environ 45 secondes jusqu’à ce qu’apparaisse le son ténu ; il y avait seulement le coup, un silence, puis commençait la trompette, et ensuite apparaissait le son ténu [...]

6.3.2. Synthèse analytique taxinomique. Principaux éléments, structure.

Le fragment que nous avons choisi présente des matériaux sonores isolés ou en blocs ou grappes de sons, séparés les uns des autres par plusieurs secondes, entre lesquels subsiste seulement une réverbération qui périodiquement se réalimente. Comme cela correspond à la stratégie d’écoute taxinomique, les auditeurs, dès leurs premiers commentaires, essayent d’identifier et de décrire les matériaux sonores et de trouver quelque critère de type formel ou structurel qui leur permette d’« encastrer les pièces » perçues. Dans ce cas, la perception dominante est qu’il s’agit de sons venant instruments acoustiques traditionnels, les commentaires visant à se faire une idée de la globalité prédominant sur ceux qui se consacrent à une description détaillée des matériaux distincts.

Principaux éléments

En général les informateurs voient dans la majorité des matériaux utilisés une origine acoustique liée à des instruments traditionnels, bien que combinés à des transformations et des effets de type électroacoustique.

Les étiquettes employées pour désigner les différents matériaux tournent autour d’une spéculation sur l’instrument ou la famille instrumentale qui peut les avoir engendrés ; nous les énumérons selon leur ordre de présentation dans l’œuvre. Pour leur dénomination, nous choisissons l’expression la plus fréquemment utilisée par les auditeurs.

Structure

Les témoignages montrent comment le fragment écouté est articulé en différents blocs d’un ou plusieurs sons séparés dans le temps entre lesquels subsiste seulement une réverbération. Chaque groupe présente son propre comportement, même s’il s’agit toujours de sons courts, secs, et en général assez tranchants.

Parmi  les blocs ou  groupes sonores il y en a un, situé pratiquement au centre du fragment, qui est spécialement remarqué comme réunissant le plus grand nombre d’événements. Il se trouve de 1:38 à 1:43, et c’est l’unique zone où interviennent les sons aspirés ; quelques auditeurs situent ici un moment d’instabilité ou de tension particulière. En se fondant sur les appréciations recueillies, dans ce fragment de Futaie on distingue deux parties.

La première, que la plupart fait aller jusqu’à 0:41, constituerait une section en forme d’introduction dans laquelle apparaissent différents matériaux : le son type-coup, le son type-trombone et le son type-trompette avec son comportement isolé, sec (sauf dans le cas de la trompette qui présente une première résonance) et périodique. Par-dessus ceux-ci, se déploie le son électroacoustique. Cette exposition initiale se termine par le son type-trompette, net et isolé, de 0:41, qui sera à l’origine de la résonance entretenue jusqu’à la fin.

À partir de l’attaque subite du son type-trompette commence la seconde section ; la présence électronique disparaît et un nouvel espace s’établit, dominé par la réverbération permanente et subtile et par les différents épisodes constitués par les groupements d’attaques des différents instruments. Nous trouvons ici à nouveau une idée de contraste entre des matériaux qui nous aident aussi organiser notre perception ; un contraste entre l’horizontalité de la réverbération et la verticalité du reste des événements, le permanent et le momentané, le léger et le lourd, le lointain et le proche.

Un autre thème qui organise l’œuvre et qui a intéressé les auditeurs est la présence du silence. Le fragment choisi présente différents éléments sonores dénudés et isolés dans le temps entre lesquels – sauf après le premier événement – il n’y a pas de silence absolu mais un silence apparent. Ceci semble être l’une des clés poétiques avec laquelle joue le compositeur ; en effet, Futaie signifie « bois d’arbres seulement, dégagé d’herbe et d’arbustes ». Probablement cette image métaphorique de groupements isolés et sans connexion pratique entre eux se projette sur l’œuvre.

L’espace est aussi un aspect abordé dans les témoignages. Le fragment présente une configuration spatiale changeante, en illusion, créée surtout par l’usage d’une réverbération lointaine à partir d’un instrument qui s’entend au premier plan (son type trompette) et aussi par des réverbérations associées à d’autres matériaux (son type petite trompette). À certains moments on rencontre aussi de rapides panoramisations (0:52, 1:16, 1:19-1:20, 1:39-1:43, 2:10 y 2:48) qui accentuent une brève sensation de mouvement.

6.4. Écoute figurativisatrice

6.4.1. Sélection de données recueillies

Rappelons que pour chacune des réponses on indique en premier lieu le nom codé de l’informateur (alfa, bêta gamma, suivi d’un numéro de un à huit) ; en second lieu, on spécifie si l’information a été recueillie au moyen d’un entretien (E) ou d’un témoignage écrit (IE); et en troisième lieu on précise si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.

Gamma5/IE/1ª

La première image qui me vient est comme « l’accouchement » d’un son par un « sphincter ». C’était comme si un sphincter s’ouvrait dans l’espace, dans le sens vertical. « Je voyais le sphincter devant moi ». Il était clair que c’était en face, et dans le sens vertical. Ce sphincter s’ouvrait sur quelque chose. Je l’identifiais comme quelque chose en peau, mais pas comme la peau d’un tambour, « sèche et fine », « tendue », mais comme une peau épaisse, élastique, non-sèche.

Cette surface, non-sèche indéfinie, s’ouvre et « accouche » d’un son à travers un sphincter. Le son, lancé par le sphincter, est un son incontrôlé, un son sans forme prédéterminée, sans contrôle, sans correction, sans ajustement… Un son comme un « pet » du temps.

Et ensuite d’autres sont venus… C’était constamment des « pets du temps » sortant par ce sphincter… Plus encore, je crois qu’à partir d’un moment déterminé sont apparus de multiples sphincters de proportions diverses. Chacun émettait, ou pour mieux dire, « accouchait », lançait de l’autre côté du temps (du non-être au être) un paquet de vibrations explosives « sans forme » (comme je te l’ai déjà dit)… C’était un accouchement sonore incontrôlé.

À mesure que le sphincter laisse la place à d’autres sphincters, une ligne d’horizon, sonore, s’ouvrait dans l’œuvre [..].

Vers elle voyageaient les « pets sonores du sphincter »… C’était comme si du néant (du temps) naissaient des sons sans forme… qui voyageaient par inertie, (avec la force de la naissance) vers le lointain. Et le trajet leur donnait l’impression qu’ils « limaient »… En arrivant au « loin » ils s’accouplaient par sympathie au point de la ligne d’horizon où leur présence, déjà ordonnée, pouvait prendre place. L’organisation de cet emplacement viendrait de leur force et de la résistance de l’air, une fois apparus dans le temps, et de leur inertie.

La ligne d’horizon sonore aussi ferait activement partie de l’intégration. Cette ligne, dans sa façon de se manifester, était comme « un chant de sirènes », doux, attrayant, séducteur, inévitable, qui attirait secrètement chaque naissance sonore (ou « pet ») à sa place unique.

Alfa8/E/3ª

Mais l’impression que me donne ce fragment est que tout ceci (les autres sons), si intéressant et très évident soit-il, passe, pendant qu’il y a quelque chose qui d’une certaine manière est là et continue à être là. Comme si tout formait partie de ceci, non que cela en sorte, mais que cela apparaisse, s’impose, comme si ça allait vers cela, venait s’éteindre là-bas, comme si la chute de chacun de ces différents événements dans beaucoup de cas [se dirigeait vers là-bas], comme si c’était un point d’attraction du son, une espèce de frange d’attraction, pas un point, parce que c’est quelque chose de constant, c’est un mouvement, quelque chose qui est là-bas vivant, je ne sais pas de quelle manière… Cela occupe peu d’espace et cependant il y a des moments où tu te rends compte qu’il y a des choses qui le rendent évident dans toute sa dimension. Comme si on voyait une galaxie par son bord (de profil) et comme si nous savions que ceci a des dimensions beaucoup plus profondes [..].

C’est comme si « ceci » (les sons entretenus, avec une résonance) était permanent, mais en même temps l’était parce qu’alimenté par ce qui apparaît et se trouve ici également par soi-même. Et cela forme une espèce d’horizon ou de ciel ; en même temps c’est un horizon et un toit de l’espace vers lequel tendent les autres sons […].

Alfa3/E/3ª

[Pendant la troisième écoute on peut commenter la musique elle-même en essayant d’indiquer plus concrètement les moments où apparaissent telle ou telle perception ; les références entre crochets font allusion à l’instant de l’œuvre]

[1 :02] Voilà les klaxons…

[1 :14-1 :18] Voilà le monstre…

[1 :18-1 :21] Davantage de klaxons …

[Il me demande de réécouter à 1:32]  Moi cette œuvre, je la vois comme un exemple de dessin animé, absolument. On pourrait peindre une bande dessinée sans aucun problème...

Avant,  tu as parlé du monstre…

Ce n’est pas un monstre négatif, simplement c’est un animal très grand et donc, en marchant, cela fait ceci : boum, boum

J’aimerais savoir si, à certains moments, tu les entends plus nettement, parce que tu parlais de klaxons …

Quand on entend la percussion se sont comme les pas de cet animal et ensuite les klaxons sont comme s’ils étaient en dehors ; ça pourrait être ou bien sa perception – qui observe et donc le son viendrait de sa perception à lui –, ou bien des choses de dehors qui faisaient du bruit pour lui. Je le vois davantage comme des perceptions de lui qui regarde des choses…, Plutôt comme si lui-même prenait conscience de choses, c’est plutôt lui-même […]

[2:33] Bon, il est là… [Le monstre dans toute sa clarté]

[2:40] et ici…

[2:48 – 2 : 49] c’est comme si il regardait…

Beta1/E/3ª

Cette association de bruits et de silences me fait penser à la lutte dont je parlais entre un homme et un animal, ou  entre deux animaux. Ce qui est typique c’est que l’un attaque, et ensuite il y a un silence comme une attente tendue… Comme les éléments qui attaquent et ensuite se maintiennent dans l’attente, une attente qui est plus ou moins tendue… Comme attaquer et attendre pour voir ce que va faire l’autre… Et de légers mouvements… Ça me faisait penser à des animaux, quelque chose comme ça…

Gamma4/E/2ª

Il y avait deux êtres, clairement différenciés, deux créatures. Il y avait un dialogue entre les deux, même si elles n’avaient pas tellement envie de dialoguer, mais plutôt de se disputer, et il y a eu un combat. Mais il y avait là-dedans une atmosphère, non pas spatiale mais comme aquatique, dans la mesure où c’était des mouvements ralentis des deux créatures, et il n’y avait pas davantage de son dans cette atmosphère. C’est pour ça que je disais que c’était comme de l’eau, mais ce n’était pas de l’eau, c’était comme un espace, mais avec une tonicité d’eau. Les mouvements de ces créatures étaient ralentis. L’une était cet ogre dont j’ai parlé tout à l’heure, qui faisait comme des sons lents, se déplaçait avec des mouvements lents, ses coups étaient amortis, lents, lourds, comme une massue. L’autre créature était comme une bête, mais on ne voyait pas la créature comme telle, on ne voyait pas une créature concrète, avec des pattes ou… Je voyais quelque chose qui était en train d’attaquer, qui était strident, qui était… violent, peut-être plus rapide, parce que c’était plus agile dans cet espace […] La masse de la créature-ogre se déplaçait avec beaucoup plus de difficulté dans cette masse que l’autre créature : l’oiseau, un oiseau-bestiole  ou quelque chose comme ça… C’était un volatile, même s’il n’a pas volé. Et c’était plus assuré, même si l’ogre était plus résistant. Cependant il n’a eu ni gagnant ni  perdant à aucun moment ; il y avait des rencontres brutales il n’y avait pas… [de victoire nette].

6.4.2. Synthèse analytique figurativisatrice

Dans cette écoute, la réception du discours sonore répond à une conduite perceptive qui, d’une part, possède une réalité dans l’esprit de l’auditeur et, d’autre part, se trouve étroitement reliée au développement du flux musical lui-même. Il s’agit d’un processus qui, pour l’auditeur, comporte l’appréciation de certains aspects sonores déterminés (par lesquels il configure son expérience de figurativisation) et qui, pour l’analyste, permet d’orienter son étude, en mettant en relation l’information fournie par l’auditeur avec l’œuvre musicale, et d’essayer ainsi d’expliquer quels traits pertinents ont pu faire émerger ces constructions imaginaires.

Dans les commentaires recueillis, les constructions imaginées par les auditeurs utilisent les expressions « ligne d’horizon harmonique », « ligne horizontale », « âme, horizon » pour désigner une espèce de fond en largeur, qui apporte une continuité. Dans tous les cas cités, les informateurs se réfèrent à la réverbération prolongée à laquelle nous faisions allusion dans l’analyse taxinomique précédente, un matériau qui consiste en une attaque courte, dure et d’intensité forte de la trompette qui se prolonge en résonant pendant presque tout le fragment. Ici,  il trouve aussi un protagoniste bien identifiable, mais associé à une fonction de contexte complètement différente.

Cette « ligne horizontale » va jouer différents rôles, selon les cas, en relation avec le reste des matériaux sonores, même si elle fait toujours partie d’une unique construction qui intègre tous les éléments du fragment. Pour certains, la ligne attire les autres sons, tandis que pour d’autres, la ligne génère les autres sons.

À propos du reste des sons, deux métaphores explicatives dominent :

En synthèse, de ce point de vue, les auditeurs paraissent distinguer dans le fragment considéré deux grands groupes de matériaux. D’une part, la réverbération continue ou ligne horizontale, qui, étant donné sa continuité, joue un rôle de fond « attractif » – d’où surgissent ou vers lequel se dirigent la totalité des autres matériaux –, ou de bande sonore comme décor. D’autre part, les matériaux qui apparaissent de manière surprenante, puissante, et plus ou moins isolée, qui sont considérés soit comme des explosions quasi organiques (dont la forme dépend de la spectromorphologie des sons), soit comme des créatures vivantes entre lesquelles se construit une action déterminée.

6.5. Écoute empathique

6.5.1. Sélection de données recueillies

Rappelons que pour chacune des réponses on indique en premier lieu le nom codé de l’informateur (alfa, bêta gamma, suivi d’un numéro de un à huit) ; en second lieu, on spécifie si l’information a été recueillie au moyen d’un entretien (E) ou d’un témoignage écrit (IE); et en troisième lieu on précise si le commentaire est postérieur à la première, la deuxième ou la troisième écoute.

Gamma3/E/1ª y 2ª

[1ère ] C’était comme quelque chose qui persistait…, j’essayais d’échapper à cette sensation mais je n’ai pas pu tout au long du fragment percevoir autre chose…
Il y a eu un certain moment qui a été plus détendu…, avec la sensation d’être en train d’écouter des sons nocturnes… Mais je n’y arrive pas et j’ai essayé de me faire à l’idée que j’étais accompagné… Mais ça a été une sensation forte de solitude et de tristesse que m’a produit ce fragment.

[2ème] Je crois que cette sensation initiale s’est faite plus persistante…
La seule chose [notable, libératrice] est cette rupture dans une espèce de cadence, quand il y a un son plus fort ; je l’ai perçu comme si c’était moi qui cherchais à sortir de cette … [situation].  Je l’identifiais comme cette intention de sortir de cet enfermement que me produisait la musique, le son…  Je sentais une espèce d’enfermement, d’emprisonnement. Ce serait peut-être plutôt cette sensation, parce que j’ai à nouveau eu l’impression d’échapper à cette sensation et je n’ai pas pu. La sensation est celle d’un emprisonnement…
Ça me produisait une sensation de tristesse, d’abattement, d’emprisonnement, que ce soit par la musique ou le son. Comment casser cela et ne pas pouvoir revenir à la situation [de stabilité…]. Cette sensation de quelque chose qui te vient de dehors mais qui en même temps entre en toi et tu ne peux... Tu veux t’en extraire ou tu veux le dépasser, mais tu n’y arrives pas. Voilà la sensation que j’ai eue…
Pendant tout le temps ?
Oui, ça va en augmentant. Plus avance le fragment, plus augmente cette sensation, et augmente peut-être aussi l’impuissance à vouloir en sortir, et à voir et à sentir que cela ne te laisse pas tranquille…

Gamma7/E/1ª y 2ª

[1ère ] Ca m’a paru court parce que c’est une promenade. Une promenade exactement dans un bois au printemps ou dans une zone de campagne au printemps. Ça m’a paru très court parce qu’une promenade au printemps te paraît toujours courte…
Il y a un son très important, qui m’a rappelé la baguette magique d’Alice – Alice au pays des merveilles, un autre monde. C’est comme si Alice était en train de montrer avec sa baguette magique et d’attirer l’attention sur des choses qui passent […]
Je me suis rendu compte que ça continuait à signaler des petites choses. Voyons, j’ai vu… des objets, des choses qui bougent, des fleurs qui naissent, une abeille, un petit animal, un oiseau, des petits animaux qui se cachaient… Elle continuait à montrer des choses avec sa baguette magique et tu continuais à les voir… Des canards dans l’eau, une lueur… Et ensuite à la fin il y avait un moment comme de grand relâchement, un moment de flûte et de son de vent, tout seul, qui ne montrait plus rien parce qu'on t'avait déjà tout montré. C’est comme s’ils m’avaient accompagné dans une promenade virtuelle, au printemps, dans un lieu qui n’est nulle part…, un lieu de conte…

[2ème] Maintenant je me suis rendu compte que le son d’Alice était un tambour ou un instrument à percussion ; quand la baguette magique attirait mon attention, c’était à ce moment.
Au début, il y avait une sensation de chute, de chute, de chute dans un puits de rêve. Une chute qui est sans fin, perturbée seulement par des petits instants d’attention, mais tu continues à tomber, à tomber et à la fin il y avait un moment de silence et tu sortais. Il y a un son de trompette ou d’instrument à vent très fort qui marque la sortie de ce monde magique.
Moi je sortais dans ce monde et donc ce que je sentais c’était le printemps, la lumière, les couleurs, la sensation générale dont je t’ai parlé au début. À ce moment, ces coups de tambour te montraient des choses, des chemins, des montées, des descentes… ; c’était des fleurs qui s’ouvraient, comme dans les contes, très vite, des oiseaux qui descendaient à une vitesse supersonique, parfois il y avait de l’eau… C’était toute une sensation de conte, beaucoup de choses passaient très vite et tu ne peux pas dire que tu puisses rester tranquille à aucun moment. Quand tu allais t’arrêter pour observer les parages, soudain un sanglier sortait en courant, et j’entendais même le lapin du conte d’Alice. Et même quand on a entendu le bruit des gens [à un certain moment, pendant l’écoute, on a entendu un bref déplacement de personnes à l’extérieur de la salle] je pensais que c’était tous des serviteurs qui se déplaçaient vêtus de cartes… ; ces sons se sont mélangés pour moi dans un bois magique, et le son de me surprenait pas…
À la fin, avec un son percussion, je suis remonté vers le haut avec légèreté… Je montais beaucoup plus rapidement que je descendais, et le rêve se terminait.

6.5.2. Synthèse analytique empathique

Les deux témoignages recueillis et réunis dans ce paragraphe appartiennent au sous-groupe gamma. Bien qu’ils soient situés dans une même perspective d’écoute, ils contrastent absolument.

L’un, Gamma 3, correspond à la perception de quelqu’un qui, dès la première écoute commence à ressentir une sensation de solitude qui se maintient pendant toutes les écoutes. Depuis le début, sans savoir comment, cette sensation l’envahit et l’enveloppe. Et aussi depuis le début il cherche à s’en débarrasser, mais n’y parvient pas. Il essaye de chercher des prises qui  l’aideraient à s’échapper, mais il commence à penser que ce qui le retient est quelque chose d’intérieur. La sensation l’a envahi « par l’intérieur ».
En définitive, l’écoute empathique du matériau de la part de cet auditeur le conduit à sentir et à participer de façon vivante à l’évolution de la matière sonore elle-même ; dans sa vision, les coups graves mentionnés ajoutés à la résonance persistante sont vécus comme une sensation d’emprisonnement, de solitude et de tristesse ; tandis que les sons de registres médium aigus et ces blocs sonores qui apportent un plus grand dynamisme de la matière dans le discours sont perçus comme des tentatives libératrices, bien que finalement stériles.

C’est dans un sens complètement différent que Gamma 7 se manifeste, bien que, comme dans le cas précédent et parce qu’il correspond à une direction empathique, il participe de manière vive et sentie aux changements et aux évolutions de la matière sonore elle-même. Dans son entretien, il raconte une promenade détendue dans un bois, un peu spéciale ; une histoire heureuse dont il aurait fait lui-même l’expérience.
Son témoignage, nous pouvons le considérer comme une écoute empathique narrative puisque l’auditeur s’immerge pleinement dans l’environnement qui entoure l’histoire, et de par le vécu à la première personne des actions qui se déroulent au cours de son récit. Pour l’extériorisation du vécu il utilise la métaphore, moyen qui dans ce cas acquiert des dimensions décisives pour la construction et l’explication de sa narration

6.6. Absence de conduite d'écoute établie

Dans quatre des témoignages recueillis, on ne voit pas apparaître la construction d’une stratégie particulière d’écoute en relation avec ce fragment.

Dans l’un des cas – qui pour les deux autres fragments avaient adopté une position empathique – ce fragment ne lui dit rien. Probablement son attente empathique s’est-elle avérée insatisfaite.

Un autre informateur, qui précédemment s’était aussi situé dans une stratégie empathique, se sent perdu, comme s’il ne savait pas quoi écouter, incapable d’établir une relation cohérente avec ce qu’il a entendu.

A un autre, le fragment paraît très simple, peu élaboré : une juxtaposition de sons graves et aigus qui n’arrivent pas à retenir son intérêt.

Enfin, la brièveté du compte rendu par écrit effectué par un autre auditeur n’offre pas d’éléments d’analyse suffisants pour le situer dans une conduite d’écoute déterminée.

 

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