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2. Analyse esthésique. Conduites de réception.

La voie analytique explorée par Delalande pour l'analyse des musiques électroacoustiques, option méthodologique dans laquelle s'inscrit notre recherche, part de différentes prémisses et concepts-clés que nous allons maintenant exposer brièvement.

L’impossibilité d’analyser un objet bien défini sur lequel on pourrait travailler directement (partition) et le confronter ensuite avec les circonstances externes de la production et de la réception, nous oblige à une approche ou une analyse de l’extérieur vers l’intérieur, de l’externe à l’interne (Delalande, 1986, 2008) ; cela veut dire que l’on part d’une information externe – à partir des manifestations fournies par différents auditeurs – qu’ensuite on appliquera ou projettera sur la musique elle-même. En tenant compte de ce qui vient d’être dit et en admettant qu’une analyse implique toujours une réduction de la quantité de données possibles, la stratégie méthodologique consistera en premier lieu à recueillir la plus grande et la plus variée quantité d’informations externes pour, ensuite, examiner  les données recueillies et découvrir s’il existe des approches, des perspectives, des objectifs communs entre les différents récepteurs d’une œuvre déterminée ; en d’autres termes, si certains sujets adoptent une même orientation d’écoute ou une orientation voisine, et si se dégagent les mêmes traits, que l’on considèrera comme pertinents, lorsqu’on perçoit une musique.

Le concept de pertinence, d'origine linguistique, s'avère essentiel pour comprendre cette orientation analytique ; c'est le « point de vue » que quelqu'un adopte sur quelque chose. Un trait sera pertinent pour un sujet quand, parmi tous les traits ou propriétés possibles, il en choisit un qui lui permette de percevoir un tel objet sous une perspective ou un angle particulier. Dans notre cas, chaque auditeur se situe de manière personnelle devant l'œuvre musicale, avec son expérience et ses attentes, et, pendant son écoute, de manière consciente ou inconsciente, met en jeu des processus cognitifs, moteurs et affectifs qui déterminent des approches perceptives spécifiques de l'œuvre écoutée et qui, de ce fait, accentuent des traits distinctifs déterminés et non d'autres.

Cette perspective propre, ou accommodation du sujet à l’objet donné à percevoir a été dénommée par Delalande conduite de réception ou conduite d’écoute ; un terme emprunté à la psychologie fonctionnaliste qui désigne un ensemble d’actes coordonnés par une finalité. Une telle conduite détermine la stratégie de l’auditeur, ses observations sur certains aspects déterminés, son adaptation à ce qu’il est en train d’entendre et à ce qu’il vient d’entendre et, en même temps, provoque en lui des sensations et des émotions qui renforcent et réorientent ses attentes.

En ce sens, la connexion entre l’objet donné à percevoir – la musique que nous écoutons – et les conduites que celui-ci détermine, la relation objet-conduite est bidirectionnelle et réciproque. On ne peut analyser l’objet sans connaître les conduites auxquelles il donne lieu, pas plus que les conduites n’existeraient sans l’existence de l’objet qui les provoque (Delalande, 1989 B). Ainsi l’analyse qu’on se propose – analyse esthésique – présente deux faces indissociablement unies : l’une dirigée vers l’objet qui se donne à percevoir ; l’autre, vers le sujet qui perçoit. Son extériorisation perceptive (conduite d'écoute) est la voie qui, à notre avis, permet le mieux d'accéder de façon pertinente à l'objet.

Bien sûr, la détermination des conduites d’écoute présente des difficultés de natures diverses (Delalande, 1987) :

a) la musique, considérée socialement, ne possède pas un unique mode d’emploi  et, de ce fait, les conduites qu’elle implique sont multiples et variées ;
b) la réception est individuelle et fluctuante ;
c) dans la pratique, les conduites ne sont pas « observables » et de ce fait, il faut passer par la médiation verbale et par l’interprétation ultérieure ; et
d) il faut enfin « retourner » vers l’objet dont l’analyse ne sera possible qu’à partir des points de vue exprimés par les sujets.

Cependant, et malgré les faiblesses qu’on vient d’indiquer, la mise en lumière des conduites d’écoute à travers leur verbalisation par les auditeurs semble la voie méthodologiquement la plus solide pour établir une base de données – pertinentes au moins pour les sujets qui les ont exprimées – avec laquelle nous pouvons approcher de l’objet musical.

Les conduites d’écoute, si variées et si variables, peuvent cependant se regrouper autour de conduites-types déterminées, chacune d’elles exprimant des stratégies perceptives de la part de l’auditeur, orientées vers une même fonction ou une fonction semblable, au sens linguistique.

Les types d’écoute ou écoutes-types décrite par Delalande (1989 a, 1998) sont :

1) l’écoute taxinomique ;
2) l’écoute empathique du matériau sonore, et
3) la figurativisation ou écoute figurativisante.

Nous pouvons déjà annoncer que la présente recherche confirme ces résultats.

En plus de ceux-ci, cet auteur énumère d’autres types d’écoute qu’il appelle complémentaires. Dans sa première recherche (1989) il mentionne la composante « praticienne », l’écoute solfégique, l’écoute mélodique et l’écoute pianistique ; dans son second travail (1998) la recherche d’une loi d’organisation, l’immersion dans l’écoute et la non-écoute.

2.1. L'écoute taxinomique

L’écoute taxinomique comme conduite répond au désir de l’auditeur d’avoir une vision synoptique de l’œuvre pour pouvoir l’appréhender globalement. L’auditeur essaye d’échapper au détail littéral concret et d’extraire une structure abstraite ou un principe générateur dans lequel l’esprit puisse trouver un ordre ; son objectif est de réduire l’information pour mémoriser la pièce entière.

Ce type d’écoute se manifeste par une tendance de l’auditeur à distinguer des unités morphologiques assez larges ou évidentes, comme des sections, des thèmes ou des chaînes, et à en faire mentalement la liste ; ces unités sont regroupées en ensembles suffisamment grands, comme pour éviter qu’elles soient trop nombreuses et ne pas dépasser les capacités de mémorisation. Les coupures peuvent être presque arbitraires, peu liées à des contrastes morphologiques ; il est nécessaire d’introduire la discontinuité, même si morphologiquement les transitions sont continues. Il y a une recherche d’oppositions qui puisse aider à remarquer comment des unités sont disposées en relation avec les autres.

On emploie des métaphores avec un rôle d’étiquettes qui servent à qualifier les sons. Une fois choisie l’expression déterminée, elle est systématiquement utilisée pour désigner un même type de son et le distinguer des autres.

C’est l’écoute qui conduit à l’image perceptive la plus neutre ; les sujets qui la pratiquent veulent d’une part donner une photographie peu détaillée mais complète, et d’autre part éviter les particularités subjectives qui pourraient affecter l’image fidèle de l’objet.

L’écoute taxinomique est en partie un artefact, produit par le dispositif de notre expérience ; le sujet essaye de retenir et ultérieurement d’offrir verbalement une image complète et fidèle de l’objet. Elle est plus laborieuse que source de satisfaction, elle répond à une tâche que s’impose l’auditeur lui-même et qui parfois peut entrer en conflit avec des tendances plus spontanées.

Pour l’analyste, la vision synoptique que procure l’écoute taxinomique peut être utile comme référence pour situer d’autres analyses qui comportent des observations plus personnelles. D’une certaine manière, l’écoute taxinomique trace une espèce de « partition verbale » du matériau sonore en question.

Les commentaires comportent des contenus directement en relation avec le son : des descriptions de timbres et de morphologies, des hypothèses sur les causes, des observations techniques, des considérations de type formel, des allusions à la spatialisation du son. Et d’autres qui ne sont pas en relation directe avec le son : les manifestations méta-perceptives, des commentaires sur les attentes, des opinions valorisantes, des références esthétiques associées.

2.2. L'écoute empathique

L’écoute empathique du matériau sonore entraîne l’auditeur dans une espèce de songe contemplatif dans lequel n’intervient aucun effort de mémoire. Il se rend attentif aux sensations que lui procure le son, les commentaires se portent en premier lieu au niveau du ressenti. Les commentaires peuvent parler de chocs, de coups, de glissements, comme si les auditeurs eux-mêmes ressentaient ces mouvements. Il y a une sorte de participation empathique en relation avec la dynamique de la matière.

L’attention se concentre sur l’instant présent, sans chercher à établir de relation avec les moments antérieurs. L’auditeur écoute pas à pas, dans l’instant, et considère le matériau morphologique comme un jeu de forces, de tensions. Il les décrit comme des forces qu’il ressent lui-même, par empathie, au lieu de les décrire comme des caractéristiques de l’objet. Cette conduite se caractérise par un abandon, une manière de se livrer,  de se laisser porter par la musique.

Cette écoute s’oppose à l’écoute taxinomique dans la mesure où elle ne manifeste aucun désir de tracer une partition, de segmenter. La perception des parties est floue, elle ne laisse pas de souvenir. La perception dans l’instant ne conduit pas à prendre comme référence un axe temporel. C’est pourquoi, on observe une incompatibilité entre l’attitude taxinomique et cette manière empathique de se centrer sur une sensation.

Quant à la construction métaphorique, elle s’établit à deux niveaux. A un premier niveau on rencontre des métaphores descriptives assez proches de l’objet. Ce sont des descriptions presque typo-morphologiques des sons, mais interprétées à travers une subjectivité. Elles sont exprimées en des termes qui indiquent des actions explicitant leurs propriétés ou un fonctionnement déterminé de ces sons. Elles ne sont pas simplement indiquées, mais agissent entre elles et symboliquement sur l’auditeur lui-même.

A un second niveau, ces métaphores de l’objet peuvent s’articuler en images plus complexes, plus narratives, reliées entre elles, et rendant plus explicites les métaphores de l’objet.

2.3. L'écoute figurativisatrice

La figurativisation comme conduite, ou écoute figurativisatrice, correspond à une tendance chez l’auditeur à trouver du figuratif dans la musique, ou plus précisément à considérer qu’au moins certains sons évoquent quelque chose qui bouge, qui vit. La figurativisation repose sur une opposition entre des configurations sonores qui sont associées à quelque chose de vivant et d’autres non ; ces dernières acquièrent une fonction de contexte, de décor, de scène. Tout est préparé pour que se déroule l’action : la forme est alors interprétée comme un récit, une narration. La figurativisation comporte une mise en scène de quelque chose d’animé où les unités et les chaînes prennent un rôle dans une construction symbolique.

Une circulation flexible se produit entre différents niveaux de métaphores. De manière un peu artificielle, on peut en distinguer trois.

A un premier niveau, on observe des métaphores du matériau sonore, des qualificatifs qui peuvent exprimer des caractéristiques morphologiques mais ne sont pas de simples étiquettes, comme pour les taxinomistes ; ce sont des images qui s’imposent à l’auditeur. Bien qu’entre les différents auditeurs, on puisse trouver un certain accord à ce premier niveau, ces métaphores s’éloignent ensuite pour s’intégrer à une interprétation narrative personnelle.

A un second niveau, les éléments – les chaînes métaphoriques – acquièrent un caractère plus personnel en s’organisant en deux catégories opposées : le vivant, l’organique versus l’inerte, le minéral. Une opposition caractéristique se met en scène, entre un être vivant, animé, – qui peut être le sujet lui-même qui s’entend de l’intérieur, selon une image de « l’intérieur »,  ou un animal… – et un décor ou un contexte.

A un troisième niveau, la forme se transforme en récit. Il se produit une narrativisation qui met en relation ces éléments, et une action se développe. Le récit peut contenir l’idée d’une approche progressive vers un lieu où il se développe, ou encore l’idée de découvrir quelque chose qui est en deuxième plan, grâce au mouvement d’approche.

Dans cette écoute il se produit un équilibre instable, un certain conflit perceptif entre ce qu’écoute volontairement l’auditeur et ce qu’il entend, à son insu, sur un autre plan, et qui peut masquer le plan qui l’intéresse. Par ailleurs, l’auditeur peut aussi se voir obligé de réinterpréter rétrospectivement quelque chose en fonction d’un nouvel événement sonore qui se présente. L’intégration appropriée de tous les éléments en jeu peut être un motif de satisfaction pour l’auditeur.

 

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