Les annotations témoignent de lectures passées – lors de la préparation et l’exécution des précédents concerts incluant cette œuvre (sachant que l’exemplaire de la partition utilisé était le même) – et déterminent des lectures présentes et futures. Lorsque le chef reprend sa partition, il lit donc un ensemble d’annotations accumulées au fil du temps. Cet ensemble est cependant relativement cohérent dans son aspect car les différentes annotations accumulées partagent des caractéristiques essentielles : présence d’annotations systématiques (notamment pour la battue et les variations de tempo) ; peu de couleurs utilisées (noir, rouge, bleu, vert, jaune) ; vocabulaire graphique assez stable, même pour les annotations non systématiques. Certaines annotations sont hétérogènes à la partition, comme les annotations verbales en marge ou la récriture signalétique d’un passage. La plupart des annotations sont homogènes à la partition, c’est-à-dire qu’elles prolongent, renforcent, précisent des éléments de cette dernière (notations musicales ou indications textuelles).
Certaines des lectures passées n’ont pas donné lieu à annotation. La partition suffit au chef d’orchestre pour se les lui rappeler. Après avoir présenté des exemples de lectures donnant lieu à annotations, nous examinerons un cas de ce genre que nous avons pu questionner grâce au fait qu’il avait donné lieu, au cours de l’une des répétitions considérées, à une interaction entre le chef et des instrumentistes.
Un exemple représentatif de la partition annotée comportant différentes sortes d’annotations (à savoir la page 23 de l'exemplaire de travail de P.-A. Valade) permet de visualiser concrètement les différentes caractéristiques précédemment résumées. Cette page est accompagnée, autant qu'il est possible, des propos de P.-A. Valade sur les catégories dont relèvent les différentes annotations :
Ces différentes annotations donnent une forme préalable, une pré-configuration aux actes de lecture sur lesquels s’appuiera la direction d’orchestre à proprement parler. Elles clarifient les passages potentiellement problématiques, ouvrent à l’inverse une pluralité de parcours possibles là où c’est souhaitable, ou encore spécifient des continuités et des articulations auxquels prêter une attention particulière. Les annotations servent moins, pour le chef, à enrichir sa lecture de la partition pendant les exécutions qu’à minimiser son temps d’appui visuel dans le texte musical. Certaines annotations sont par ailleurs spécifiquement destinées à la situation de répétition, comme celle sur laquelle nous allons nous arrêter brièvement plus bas.
L’ensemble des annotations pratiquées sur la partition et (quasi systématiquement) conservées par le chef participent donc d’une pratique de lecture qui déterminera en partie des choix interprétatifs (au sens fort du terme) lors de la production du concert. Ces choix interprétatifs pourront à leur tour être – ou non… – compris comme tels par les auditeurs du concert ainsi que par les éventuels analystes de l’enregistrement du concert.
Voici un exemple de choix interprétatif conscient de la part du chef, encodé de façon stable dans une annotation sur laquelle le chef d'orchestre s'est arrêté au cours du premier entretien :
[Le texte musical présente une incohérence logique locale sur laquelle le chef a statué après une démarche réflexive. Le passage concerné, un duo violon-violoncelle auquel la voix s’insère par intermittences, se situe à la fin du 4e mouvement (p. 117-122), juste avant la coda.]
Le conflit, classique, avait opposé le respect de la lettre du texte – qui commandait l’exécution de la dissonance malgré son caractère incongru dans le contexte – et le respect de son esprit – commandant en l’occurrence une altération ponctuelle de la lettre au nom d’une logique musicale établie analytiquement, lors des lectures attentives auxquelles le chef s’était adonné lors de son premier contact avec la partition, plusieurs années auparavant. Ce cas de conscience ne pouvait être résolu par le compositeur, décédé peu après la composition de l’œuvre. Cependant il ne reposait pas entièrement sur le chef d’orchestre lui-même car il pouvait être résolu par une interprétation impliquant une autorité de substitution, celle d’un compositeur proche de Grisey (et notamment auteur d’analyses de son œuvre), actualisant la transmission orale par ce dernier de son esthétique et de ses techniques d’écriture. Son intervention permet de faire coïncider l’esprit et la lettre – en l’occurrence en renonçant à la correction initialement envisagée. Au passage, cette fabrication d’un jugement interprétatif contribue donc (sans que ce soit son but) à la constitution d’une tradition orale d’exécution – dont l’enregistrement sonore gardera trace par ailleurs.
Ce type de choix problématique mis en discussion avec un tiers est cependant exceptionnel par rapport aux nombreuses déterminations musicales étroitement liées, de façon plus circonstancielles, à une situation d’exécution donnée. Voici un exemple d’une telle option interprétative lors de l’une des répétitions ; cette option (« ne pas jouer trop droit », en l’occurrence « diminuer ») est réévaluée au cours des répétitions (elle est choisie puis remplacée par une autre – « ne pas jouer raide » sans diminuer pour autant –, avant d’être enrichie a posteriori – il aurait fallu « imaginer donner [la] figure » de désinence que seule donne la voix), montrant ainsi deux façons de réaliser un même passage que le chef a sous les yeux :
Le commentaire que donne le chef de cette réévaluation se réfère à certaines de ses annotations (qui portent sur le départ de la flûte et les interventions de la voix – exceptionnellement en rouge au lieu de jaune) et à l’absence volontaire d’autres annotations (verticalités entre flûte et voix), l’ensemble des faits annotés et non annotés constituant l’objet de sa lecture :
[Demande de précisions sur une interaction avec la flûtiste du groupe des solistes, lors de la première répétition – partielle – de l’œuvre (documentée dans l’Ent2). Elle « jouait trop droit » à cet endroit ; P.-A. Valade lui a demandé de diminuer à la fin de la note tenue ; puis est revenu sur cette demande en jugeant que cela, en fait, ne fonctionnait pas :]
[C’était] une mauvaise idée ; il faut juste ne pas le jouer raide. Cela doit se fondre avec la voix : si c’est trop raide, c’est complètement en dehors du naturel de la voix qui, elle, a cette note tenue puis la petite altération de la fin, fortissimo. La voix va naturellement prolonger sa note et donner la figure de la fin. Mais la flûte n’a pas de figure finale – tiens, j’aurais dû le lui dire – et il faudrait presque imaginer qu’elle doit donner cette figure, afin d’arrêter la note tenue très précisément au moment où elle aurait effectivement joué la figure. Il ne faut pas non plus que l’arrêt soit trop brusque car un arrêt trop brusque est à soi tout seul une figure.
[Montre p. 28 haut gauche : flèche voix-flûte]. C’est un passage du son au silence. Si on le joue de façon trop raide, ce passage prend une importance terrible alors qu’il consiste simplement en une note tenue avec la voix, puis leur disparition. Diminuer à cet endroit n’était vraiment pas une bonne idée parce que cela annonce la disparition. Or elle ne doit pas s’annoncer : c’est la dernière figure chantée par la voix qui doit arrêter la flûte, mais elle doit l’arrêter naturellement. Elle s’évanouit vraiment à la fin. (Ent5)
Cependant, dans ce cas de lecture, ni la première option interprétative ni la seconde ne donnent lieu à des annotations de la part du chef d’orchestre. Même la flèche de la mesure 113 lui enjoignant de donner le départ de la flûte signale, pour le chef d’orchestre, une action optionnelle. La partition lui suffit :
Là, les verticalités sont évidentes et ne se répètent pas, je n’ai donc pas besoin de les souligner. La flûte n’a pas joué depuis longtemps, c’est pourquoi je lui ai mis une petite flèche, mais ce n’est pas grave si je ne lui donne pas son entrée car son absence n’a duré qu’une dizaine de mesures. La voix a déjà commencé avant et la flûte se repère par rapport à elle. (Ent5)
À travers ces exemples, on voit en quoi consiste la relecture – ou plutôt les relectures successives – de la partition : une reconfiguration par le chef de sa « lecture » de l’œuvre, à travers l’acte de lecture/écriture (il crée aussi des annotations pendant la relecture, pour autant que le besoin s’en fasse sentir) matérialisé partiellement par les couches successives d’annotations. Ces lectures et relectures permettent au chef d’orchestre de construire une structure d’anticipation à la fois des événements susceptibles de se produire et de ses propres actions de direction dans les situations indéterminées de répétition puis de concert.
Cette notion de lecture englobe les faits d’interprétation mais ne s’y réduit pas : beaucoup de déterminations advenant dans les exécutions de l’œuvre (notamment le concert) sont liées à la « lecture » de la partition par le chef sans relever à chaque fois d’un « choix interprétatif » – et sans, pour autant, ne trouver leur source que dans les aléas contingents du jeu collectif dans telle situation particulière.