L’interprétation comme lecture ?
L’exemple des annotations et commentaires d’une partition par Pierre-André Valade
Nicolas Donin & Jacques Theureau, équipe Analyse des pratiques musicales, Ircam/CNRS

Introduction

Analyser une exécution donnée en tant qu’« interprétation », c’est postuler une certaine unité – et, souvent, une intentionnalité – de la réalisation finalisée d’un référent musical (partition, standard, règle, etc.) par une personne ou un groupe de personnes particuliers. Ce faisant, on opère un choix méthodologique aux conséquences sous-estimées (on suppose l’unité du/des sujet/s et la cohérence de sa/leur relation au texte exécuté) et on minore, entre autre choses, une caractéristique importante de ce que l’on désigne par « interprétation », à savoir sa dynamique temporelle : d’une part, l’exécution est sous-tendue par un long travail de préparation par chaque musicien, procédant par lectures, écoutes, décompositions, altérations, mémorisations, répétitions de l’œuvre jouée ; d’autre part, des choix et des accidents intervenant au cours de telle exécution ont une incidence (plus ou moins nette, plus ou moins consciente, plus ou moins heureusement assumée) sur la suite de l’exécution.

Dans une précédente publication (Nicolas Donin, « Samson François jouant Noctuelles : notes de lecture », DEMeter. Revue électronique du Centre d'étude des arts contemporains - Université de Lille‑3, 2005 [cliquer sur 'Articles en ligne' à http://www.univ-lille3.fr/revues/demeter/ puis sélectionner 'Interprétation']), il a été proposé de préférer la notion de « lecture » à celle d’interprétation. La notion d’interprétation postule, d’un côté une « œuvre » censée posséder une existence objective, d’autre part une intervention censée être subjective de la part des « interprètes ». La notion de lecture suppose plutôt un « texte » (une partition et ses annexes) et une « activité », en l’occurrence de lecture, qui tous deux possèdent une existence objective – plutôt permanente pour le texte, transitoire mais donnant (ou pouvant donner) lieu à répétition pour l’activité. Pour l’analyse de la version de Noctuelles par Samson François, des annotations (animées temporellement) de la partition considérée ont été produites afin d’attirer l’attention auditive et visuelle de notre lecteur sur certaines particularités de l’enregistrement étudié. Ces annotations et le discours qui les introduisait mettaient en jeu différentes hypothèses sur la lecture de ces pages de Ravel par le pianiste. Ces hypothèses n’étaient cependant étayées ni par une connaissance de la pratique quotidienne de lecture et de répétition de Samson François, ni par une documentation des circonstances de l’interprétation dont nous étudiions l’enregistrement. Même en ayant des archives relatives à ces deux points, il ne nous aurait sans doute pas été possible de les utiliser au profit de notre analyse musicale, étant donnée la différence de grain de cette dernière par rapport aux données habituelles sur les pratiques d’interprétation qui, lorsqu’elles documentent avec précision des postures, des gestes, des stylèmes, des modes de jeu, etc., de façon sonore et/ou audiovisuelles, documentent rarement en même temps le point de vue de l’acteur sur ces faits.

Depuis, nous avons réalisé une étude empirique sur l’activité de direction d’orchestre en collaboration avec Pierre-André Valade. Une telle étude, pour une œuvre (Quatre chants pour franchir le seuil de Grisey) et un concert (Sylvia Nopper, Pierre-André Valade et l’Ensemble InterContemporain, Cité de la musique (Paris), samedi 15 octobre 2005) donnés, fournit précisément le type d’informations qu’il nous était impossible de produire concernant la lecture de Noctuelles par Samson François. Cette étude s’est appuyée notamment sur les annotations par Pierre-André Valade de la partition de Grisey considérée, à l’occasion de ce concert, mais aussi à l’occasion d’autres concerts au cours des années précédentes.

Nous proposerons ici quelques extraits commentés des données issues de cette étude : ils permettent de préciser la place de la lecture dans « l’interprétation » et d’esquisser une mise en relation entre lecture, description et analyse musicale. Une part de ces analyses est présentée de façon plus complète mais moins illustrée dans un chapitre d'ouvrage à paraître en 2006 : Nicolas Donin & Jacques Theureau, « Annotation de la partition par le musicien et (re)distribution de son attention en situation de répétition », Annotation dans les documents pour l’action (P. Salembier & M. Zacklad, éd.), Londres, Hermès.

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