Notre étude du travail de Pierre-André Valade relève d’une musicologie empirique (telle que définie ici) en ce qu’elle vise à décrire des connaissance extérieures à l’analyste et dont il ne pourrait rien savoir (ou si peu) sans enquête ni méthode spécifiques ; l’empirie en question est d’emblée située dans le temps et l’espace, prise dans une culture technique et technologique de la musique, objet d’une conscience et d’une activité. La partition, la lecture, l’écoute, les gestes instrumentaux… sont donc étudiés autant que possible en relation avec le milieu et la situation où ils apparaissent.
Les méthodes de recueil de données mises en œuvre dans cette étude obéissent à cette nécessité de documenter le caractère situé dynamiquement, matériellement et socialement, et vécu de la cognition humaine : elles s’ajustent aux contenus, aux matériaux, aux lieux et aux temporalités de l’activité considérée. Ainsi, après un entretien préparatoire avec le chef d’orchestre (à son domicile, en août 2005) ayant permis de définir les choix préliminaires (à partir d’un parcours de plusieurs partitions qui venaient d’être jouées ou étaient en chantier, et du planning pour les mois qui suivaient), nous avons réalisé avec lui une série d’entretiens filmés en vidéo :
À chaque fois, P.-A. Valade dispose, comme il en a l’habitude pour travailler, de sa partition annotée, du plan de scène et des documents additifs insérés dans sa partition. Comme on pourra le constater dans les extraits commentés des données issues de cette étude, ces verbalisations simultanées et ces autoconfrontations ne se résument pas à la production de données verbales. S’y ajoutent des monstrations (de passages de la partition, de zones du plan de scène, d’annotations diverses, de documents additifs), des mimes (de ses propres gestes de direction d’orchestre en référence à la partition et au plan de scène) et des simulations (des gestes des divers musiciens de l’orchestre, des mélodies et des rythmes produits). Les questions de la part des chercheurs portent strictement, d’une part sur ces données verbales, monstrations, mimes et simulations au fur et à mesure de leur apparition, d’autre part sur leurs correspondants dans la partition annotée et dans les événements survenus lors des répétitions. Soulignons donc le caractère « écologique » de ces données qui, par construction, exploitent un potentiel de réflexivité propre à la direction d’orchestre et sont donc tout sauf des données d’observation brutes, au cadre indéfini et à l’homogénéité inconnue. Soulignons aussi l’originalité de notre focalisation, dans cette étude (et particulièrement dans le présent article), sur la préparation individuelle plutôt que sur la répétition collective ou le concert. Si ces derniers sont privilégiés dans de nombreuses études, c’est dans le cadre de démarches qui, contrairement à la nôtre, visent à décrire et expliquer la performance (collective) sans passer par la considération de l’activité humaine qui combine individuel et collectif et dont la temporalité excède largement le temps de la performance.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le chef d’orchestre produise à telle ou telle occasion une sorte d’analyse musicale, liée aux situations particulières simultanément mises en jeu : situations successives de préparation de l’exécution ; mais aussi situation (anticipée durant la préparation) de direction d’orchestre ; et bien sûr situation de verbalisation de ces deux sortes de situations, provoquée par notre étude. Le statut de ce discours quasi analytique sur la musique – ou plutôt sur une exécution musicale en train de se constituer – reste à préciser, dans son unité comme dans sa multiplicité. Nous y reviendrons dans la troisième partie. Auparavant, nous analyserons la place, dans le travail de Valade, des annotations de la partition (en tant qu’elles peuvent nous renseigner sur l’appropriation et la réappropriation du texte musical dans son ensemble par son lecteur-interprète). En partant de ces annotations et des événements survenus durant les répétitions, qui constituent les principales accroches objectives des questions que nous lui avons posées, nous verrons qu’il est possible de préciser en quoi consistent pour P.-A. Valade la lecture et la relecture de la partition, et en quels points elles recoupent des enjeux d’interprétation à proprement parler.
N. B. : Dans la suite de cet article, les exemples extraits des données recueillies à l’automne 2005 comprendront à chaque fois : une transcription d’entretien et/ou l’extrait vidéo correspondant et/ou une citation de la partition (d’origine ou annotée).
Les transcriptions d’entretiens ont été récrites en collaboration avec P.-A. Valade, d’où de nombreuses différences volontaires entre la parole vive des extraits vidéos et sa version transcrite.