L’écriture du son complexe et sa réalisation instrumentale dans Les espaces acoustiques de Grisey
Camille Lienhard
ITI CREAA – Université de Strasbourg
Introduction : l’écriture du son complexe et l’extension des logiques sonores
La musique articule des logiques sonores variées. Par logiques sonores, nous entendons ici des structures d’intelligibilité des phénomènes acoustiques mis en œuvre par la composition musicale, c’est-à-dire des ordres fondamentaux de rapports perceptuels liant les constituants élémentaires de ces phénomènes à leur forme globale, tels que l’ordre séquentiel qui lie les hauteurs d’une mélodie ou l’ordre fusionnel qui lie les composantes d’un son de synthèse.
Dans la musique contemporaine et tout particulièrement dans la musique spectrale, les logiques concevables en termes de notes semblent laisser place à des logiques de timbre, suivant la tendance historique de la « libération du son » [1]. Dans le champ de la musique instrumentale, l’unité opératoire première demeure toutefois la note ; ce paramètre historique fait alors l’objet d’une mutation fonctionnelle : tandis que les agencements classiques (mélodie, polyphonie, harmonie, etc.) lui assignaient une fonction de structuration combinatoire du phénomène sonore reposant sur sa conformité perceptuelle avec un son simple, les nouveaux agencements contrarient ce rapport et lui assignent une fonction de médiation avec des phénomènes sonores perceptivement irréductibles à une décomposition combinatoire (effets de timbre inharmoniques ou bruités, spectres, textures, masses, etc.) [2].
Cette extension décisive constitue dès lors l’écriture musicale par deux types de logiques sonores, que nous pouvons qualifier de simples et de complexes. Les premières désignent les ordres caractérisés par un rapport d’identité perceptuelle entre les constituants élémentaires et la forme globale du phénomène sonore ; les secondes désignent les ordres dans lesquelles ce rapport n’existe pas, soit parce que les constituants élémentaires sont indiscernables dans la forme globale, soit parce celle-ci ne leur est pas réductible.
Si l’assimilation de ce second type de logiques sonores définit aujourd’hui un large pan de la pensée musicale dite savante, l’origine historique de ce bouleversement remonte pour une grande part à l’émergence du courant spectral qui, dans le cours des années 1970, établit un paradigme compositionnel intégrant les sons complexes à l’écriture instrumentale sur le fondement des acquis théoriques et pratiques de l’acoustique, de la psychoacoustique et de la synthèse électronique. Ainsi que l’écrit Hugues Dufourt, « le trait commun à la musique spectrale et à l’informatique musicale consiste dans le changement d’échelle auquel les traits spécifiques du matériau musical ont été identifiés. Une modélisation a été rendue possible ainsi que l’établissement de catégories » [3].
Le cycle des Espaces acoustiques, composé par Gérard Grisey entre 1974 et 1981 et constitué de six pièces pour différentes formations allant du solo d’alto au grand orchestre, a offert à la postérité un modèle emblématique et fondateur de l’esthétique spectrale et, par-là, de l’écriture instrumentale du son complexe. L’œuvre s’explore, selon le mot du compositeur, comme « un grand laboratoire où les techniques spectrales sont appliquées à diverses situations » [4]. Une partie des intentions revendiquées concernent plus précisément le fait de « ne plus composer avec des notes, mais avec des sons », d’« appliquer au domaine instrumental les phénomènes expérimentés depuis longtemps dans les studios de musique électronique » et de « rechercher une écriture synthétique dans laquelle les différents paramètres participent à l’élaboration d’un son unique » [5]. Toutefois, ce dessein poïétique ne saurait donner lieu à une mise en œuvre univoque. Les logiques sonores complexes impliquées ici s’envisagent par la médiation de l’écriture instrumentale, c’est-à-dire d’une écriture de notes conditionnée par la lutherie classique, et par l’interaction avec des logiques sonores simples.
Pour l’interprète, la compréhension de ces nouveaux rapports entre le contenu de la partition et les phénomènes perceptifs visés apparaît, par certains aspects, encore moins dispensable que ne l’est celle de la logique tonale dans le contexte du répertoire classique : le principe même de la médiation, les difficultés particulières soulevées par les techniques de jeu et les degrés de précision de la notation (tantôt sous-déterminée, tantôt surdéterminée, et dans ce dernier cas, impliquant parfois une appréhension des approximations et des ajustements possibles), imposent une connaissance précise de l’effet à produire. Le spectralisme de Grisey, à l’instar de la musique concrète instrumentale d’Helmut Lachenmann et de la New Complexity de Brian Ferneyhough, deux courants majeurs qui lui sont contemporains, sous-tend un réengagement de l’interprète à travers le jeu qui éprouve les limites des médiums notationnels et organologiques.
L’objet de cet article est de proposer un parcours des Espaces acoustiques en montrant comment les logiques simples et complexes se définissent, se réalisent et s’articulent dans l’écriture instrumentale de Grisey. Il vise par-là, en complément aux autres études et au matériel documentaire qui composent ce numéro [6], à éclairer les enjeux de l’interprétation du cycle dévoilés dans le cadre du projet de recherche du LabEx GREAM [7] en esquissant une théorisation des rapports de l’écriture au résultat sonore. Il ne sera pas question d’une analyse exhaustive des six pièces, mais, selon la catégorisation proposée ici, d’un parcours complet des différents types de logiques à partir d’un examen de la partition informé des données de la psychoacoustique, à savoir les seuils perceptifs et les conditions de production organologiques des phénomènes sonores complexes. Nous nous intéresserons d’abord aux logiques sonores simples, puis aux logiques sonores complexes, dont nous envisagerons l’enjeu des interactions.