2. L'analyse sémiologique de la musique électroacoustique
2.3 Transcription et parti pris esthétique
L'analyse de type esthésique inductive est la principale démarche proposée par les analystes en musique électroacoustique. La question que je me suis posée avant de réaliser les transcriptions graphiques de Gesang der Jünglinge de Stockhausen et Thema (Omaggio a Joyce) de Berio est la suivante : la transcription doit-elle être exclusivement le fruit d'un processus purement esthésique, autrement dit purement perceptif ?
Pour commencer à répondre à cette question, je propose de comparer deux extraits de transcriptions différentes de Gesang der Jünglinge de Stockhausen.
Vidéo 2.
La transcription du haut est celle que j'ai réalisée en 2002. Celle du bas est celle de François Delalande, tirée des Notes d’analyse du Bulletin-Programme n°1 du GRM, publié en 1974[1].
La première chose que l'on peut constater en écoutant cet extrait, est une plus grande précision dans le repérage temporel des événements sonores dans ma transcription, mais ceci est redevable de l'écoute augmentée grâce à l'Acousmographe que j'ai utilisé et qui n'existait pas encore en 1974.
Mais, ce qui est véritablement intéressant est de remarquer le parti pris esthétique de François Delalande pour réaliser sa transcription. Le musicologue numérote chaque unité sonore qu'il a identifiée. Il distingue les sons d'origine vocale et les sons d'origine électronique. François Delalande décide clairement de ne pas laisser paraître l'aspect conceptuel du texte. Les sons d'origine vocale apparaissent sous forme de figures graphiques. Ils se distinguent toutefois des sons d'origine électronique, par le trait qui est beaucoup plus épais. Ainsi, les objets 6, 7, 8, 11, 13 et 14 sont des sons d'origine vocale. Les autres objets représentés avec des lignes très fines sont des sons d'origine électronique.
Dans ma transcription, j'ai choisi au contraire de représenter la totalité des sons d'origine vocale utilisés par Karlheinz Stockhausen, par du texte. Le texte apparaît cependant sous divers aspects. Dans l'ordre d'apparition :
Les autres figures de la transcription représentent des sons électroniques.
Donc, ce qui fait la différence entre les deux transcriptions, c'est le fait qu'elles soient le résultat de deux partis pris esthétiques différents.
D'une part, pour François Delalande, il s'agit d'une transcription réalisée à partir d'une segmentation du flux musical en objets sonores, au sens schaefferien du terme. Autrement dit, François Delalande réalise une segmentation à partir de l'écoute réduite. Il choisit de transcrire le texte uniquement par sa présence acoustique, comme objet sonore. Voici d'ailleurs comment le musicologue interprète le mot "feuer", autrement dit, l'objet 8 sur la transcription :
« La terminaison de l'objet 7 et l'objet 8 ont une forme qui évoque un mouvement. Par exemple la forme de 8 est la même que celle d'un son que l'on obtiendrait en frottant un objet sur une planche d'un geste qui se ralentit d'abord et s'accélère ensuite. »[2]
Pour François Delalande, la parole est ramenée à un geste. Elle perd toute sa charge signifiante.
À mon sens, la transcription de François Delalande sort du cadre de la sémiologie telle que je l'ai présentée et n'est donc pas le résultat d'une approche purement esthésique. François Delalande dira en effet, plus tard,en 1983 :
« La typo-morphologie présuppose une attitude perceptive très précise et longuement commentée que Schaeffer appelle "l'écoute réduite" et qui consiste à écouter l'objet en lui même, en oubliant les traits qui peuvent lui donner valeur d'indice renvoyant à une cause ou de signe renvoyant à un sens (pour reprendre la terminologie de Schaeffer). On est donc explicitement à l'opposé d'un projet sémiologique. »[3]
On se rend compte ici que la transcription n'est pas neutre. La transcription est le fruit d'un travail porteur d'une certaine esthétique.
L'analyse de type esthésique inductive tente de prendre en compte tous les aspects de la perception, y compris la valeur signifiante ou indicielle du matériau sonore. C'est le projet même de la sémiologie musicale qui est de considérer l'œuvre en tant que forme symbolique qui revêt un nombre illimité de significations.
Si on revient aux deux transcriptions présentées, il y a également autre chose de fondamental à observer. On a vu que François Delalande ne se préoccupe pas d'écrire le texte dans sa transcription. Il ne cherche pas non plus à transcrire quelque chose qui serait en dehors de la perception pure, par exemple ici, la manipulation du matériau sonore.
En effet, dans ma transcription, tous les éléments graphiques qui apparaissent en bleu signifient que Stockhausen a procédé à une lecture à l'envers de ces éléments. À l'époque, c'est le logiciel Peak qui m'avait permis de lire l'enregistrement sonore de Gesang der Jünglinge à l'envers et de repérer ces informations.
Dans ma transcription, j'ai indiqué que plusieurs éléments ont été manipulés par Stockhausen par la lecture à l'envers, comme des volées d'impulsions, des masses chorales représentées en bleu sur la première ligne et des sons électroniques et du texte dans la deuxième ligne.
Tout ce qui est lu à l'envers, apparaît en bleu sur la transcription. Pourquoi est-ce important ? Je dirais parce que lorsqu'on réalise une transcription, il faut avoir conscience que l'on fait d'abord des choix esthétiques. Lorsque j'indique sur ma transcription des mots écrits à l'envers, et que je signale ce procédé par une couleur spécifique, je rends compte, non pas d'un résultat perceptif, mais d'un procédé compositionnel qui fait partie selon moi, du pôle poïétique. On peut dire que ma transcription, comme celle de François Delalande, n'entre pas dans le cadre d'une analyse de type esthésique inductive, puisqu'elle tient compte de certains aspects poïétiques qui ne sont pas clairement perceptibles.
C'est un nouvel aspect de l'outil multimédia que l'on peut interroger : un outil multimédia permet-il de rendre compte de certains processus compositionnels ? Ici, la lecture à l'envers est un processus créatif qui est très facile à détecter au moyen de l'outil multimédia, mais la question reste ouverte. Cette question permet dans tous les cas d'envisager l'idée d'un pôle poïétique de l'analyse électroacoustique à l'aide des outils multimédia.
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[1] Delalande, François, « Notes d'analyse sur un extrait de Gesang der Jünglinge de Stockhausen », Bulletin-Programme n°1 GRM, service de la recherche de l'ORTF, Paris. Disponible en ligne sur le site du musicologue via http://www.francois-delalande.fr/publications/ordre-chronologique/années-70/ (13/04/2015)
[2] Ibid.
[3] Delalande, François, « L'analyse des conduites musicales : une étape du programme sémiologique ? », Semiotica 66-1/3, (actes du 3ème symposium international de sémiotique musicale, Juväskulä, Finlande, 1983), Mouton de Gruyter, Amsterdam. Article disponible via le site du musicologue : http://www.francois-delalande.fr/publications/classement-par-domaines/articles-domaine-i/ (13/04/2015)
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