Un état des lieux
Grégoire Carpentier
Nous présentons dans cet article un ensemble de résultats et technologies récentes dédiées à l'assistance logicielle à l'orchestration. Sur cette base, nous menons dans un second temps une réflexion sur le problème de l'écriture du timbre dans un environnement de composition assistée par ordinateur.
1. Monde symbolique/monde sonore : Quelle articulation ?
L'orchestration, ou l'art de mélanger les timbres, d'allier les potentialités sonores des instruments pour produire des couleurs particulières, reste aujourd'hui le seul domaine de l'écriture musicale à n'être que très peu abordé par l'informatique. Cela fait pourtant plusieurs décennies que les compositeurs réclament de la science un outil d'exploration et de contrôle du timbre orchestral [1], capable d'embrasser l'ensemble de nos connaissances actuelles relatives aux possibilités instrumentales et à la perception des sons. Où chercher les raisons d'un tel manque ? De nombreuses sont sans doute d'ordre purement technique, la puissance des ordinateurs n'ayant ainsi permis que récemment de stocker et manipuler une grande quantité d'informations relatives aux propriétés acoustiques et perceptives des instruments de musique. D'autres, plus fondamentales, nous semblent imputables à la relative inadéquation entre l'objet que l'on souhaite manipuler (le timbre) et l'outil qui prétend s'en saisir (l'ordinateur).
En effet, si la pensée musicale occidentale, nourrie d'une longue tradition d'écriture, favorise une notation en paramètres discrétisés et réducteurs [2], il n'est pas surprenant que l'ordinateur, opérant préférentiellement sur des alphabets finis et de faible cardinalité, se soit particulièrement bien prêté à la manipulation de variables musicales symboliques fortement différentiées, comme les hauteurs, les durées et les intensités. L'histoire de la composition assistée par ordinateur [3] s'est ainsi dès ses débuts naturellement inscrite dans une forte tradition symbolique qui permet aujourd'hui de traiter des structures musicales très complexes à divers niveaux d'abstraction. En revanche, les propriétés perceptives des sons (aussi bien instrumentaux qu'électroniques) ne sont pas directement repérables dans la notation musicale traditionnelle. Par surcroît, les tentatives d'organisation du sonore - qu'elles soient d'origine scientifique (nous pensons en particulier aux études psychoacoustiques [4]) ou esthétique (par exemple le projet de la musique concrète [5]) - n'ont pas encore permis de construire un système d'une puissance formelle comparable à celle de la partition. Il n'est donc pas surprenant que le timbre reste encore aujourd'hui le grand absent de la composition logicielle.
Comment alors y « faire entrer » l'orchestration quand les caractéristiques timbrales des instruments de musique sont à chercher hors des symboles ? Il y a bien sûr les traités historiques d'orchestration [6] dont on pourrait envisager une « traduction informatique » sous formes de règles. Mais aussi riches d'exemples soient-ils, leur utilité pour un compositeur d'aujourd'hui mérite d'être questionnée. « On vous donne quelques recettes puisées dans les oeuvres du répertoire, recettes très disparates, sans cohérence, auxquelles se mêle une certaine affectivité liée directement aux modèles proposés. » [7]. Les compositeurs actuels ne se réfèrent plus à l'ouvrage de Berlioz, considéré comme désuet. Quant à ceux de Koechlin et de Rimski-Korsakov, ils sont consultés pour des exemples isolés et sont rarement étudiés dans leur intégralité. L'art de mélanger les timbres reste donc encore très empirique et le jugement qualitatif des couleurs d'orchestre très subjectif, cependant que continuent de s'étoffer l'éventail des techniques instrumentales nouvelles, tirées de l'exploration des modes de jeu contemporains.
Est-il toutefois « pensable » d'aller plus loin ? Et si oui, comment l'ordinateur peut-il nous y aider ? L'informatique musicale permet aujourd'hui d'une part de manipuler des objets sonores dans un processus de composition (voir par exemple les travaux de Jean Bresson sur le contrôle de la synthèse [8]), d'autre part d'en étudier les propriétés acoustiques au travers divers outils d'analyse et de représentation (AudioSculpt, Acousmographe). Les fonctions d'analyse acoustique et de traitement symbolique des objets musicaux ne peuvent-elles donc pas interagir dans un environnement commun, donnant au compositeur de nouveaux moyens d'exploration et de manipulation du timbre ? C'est cette vaste et ambitieuse question que le logiciel Orchidée, que nous présentons ici dans les grandes lignes, tente d'apporter un début de réponse.