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Extension de la sémiotique temporelle

Présentation de passage

Nous allons examiner quelques situations d’utilisation de la sémiotique temporelle dans des créations multimédia qui mettent cette sémiotique en jeu, aussi bien dans le son que l’image. Les exemples commentés sont tous extraits de l’œuvre de poésie numérique passage que nous présentons succinctement maintenant. Une présentation plus complète a fait l’objet du cahier du MIM n° 3 publié sur le site du MIM et dont s’inspire largement les analyses présentées dans ce numéro de Musimédiane.

Passage est une œuvre de poésie numérique complexe qui tient lieu de laboratoire permanent en ce qu’elle n’est jamais vraiment achevée. Elle a connu trois états de publication, dans des langages informatiques différents : l’une, en langage basic, en 1993, la seconde, publiée en 1996 dans la revue alire, a été programmée en toolbook et la dernière version, publiée en 2009, conjointement dans la revue alire (pour les médiathèques et autres institutions) et par le MIM sous forme d’un téléchargement libre (pour les particuliers), a été programmée sous Adobe Director. L’œuvre a été conçue et réalisée par Philippe Bootz en ce qui concerne les deux premières versions, Marcel Frémiot est intervenu pour composer la musique et influencer les caractéristiques visuelles des animations de la troisième version.

L’œuvre développe des propositions esthétiques dans trois domaines : le multimédia (comportement des médias textuels, visuels et sonores), l’interactivité (notamment un concept de « lecture unique » : toute action du lecteur est irrémédiable et ne peut être annulée, même en éteignant l’ordinateur) et la programmation (formes spécifiques de génération, représentations esthétiques internes au programme). Les différentes analyses relatives à des séquences de passage (la série des U, la texture et la série des temps) se réfèrent toutes à la dernière version accessible par le site du MIM. Elles ne concernent que certains aspects du premier axe, à savoir le multimédia.

Passage se compose de trois grandes phases qui se suivent de façon séquentielle et qui obéissent à des logiques de fonctionnement différentes.

La première phase est constituée d’une succession de quatre séquences. Entre chaque séquence, le lecteur est renvoyé sur une interface qui lui permet de relire la séquence qui vient de finir ou de passer à la séquence suivante. Compte-tenu du principe de la lecture unique, lorsqu’il passe à la séquence suivante, il lui est impossible de revenir ultérieurement sur les séquences antérieures, même en relançant le programme de l’œuvre. Comme les structures signifiantes (grande forme) se développent sur l’ensemble des quatre séquences de la phase, sa mémoire est fortement mobilisée dans la construction du sens. Bien entendu, comme c’est souvent le cas dans les œuvres numériques, chaque séquence possède un grand nombre de structures signifiantes de petite taille, de sorte que la destruction ou la non perception de la grande forme n’entraîne pas un échec de lecture ; l’œuvre supporte tout à fait une lecture fragmentaire de type zapping. La texture analysée dans ce numéro de Musimédiane constitue la trame de fond de la séquence 3 de cette phase. Une animation de texte se superpose à cette structure dans la séquence.

La seconde phase a une structure hypertextuelle construite autour d’une série d’unités très courtes qui s’enchaînent de façon automatique, pour constituer une séquence animée classique. Cette séquence a reçu le nom de « série des U » car la plupart des unités qui la composent sont repérées par un nom commençant par U. Cette série a fait l’objet d’une édition indépendante du reste de l’œuvre dans le volume Electronic Literature nb1 publié par ELO en 2005 et disponible gratuitement en ligne ou sur cédérom(1). Le comportement temporel de cette série est analysé dans ce numéro. Dans chaque unité de la série des U, le lecteur peut intervenir à certains moments et activer des liens vers d’autres séquences dénommées « genre », « matière », « temps » et « direction ». Les éléments relatifs au futur et au conditionnel, analysés dans ce numéro, sont des sous-séquences de la séquence « temps ». Toutes ces séquences sont qualifiées de « paradigmatiques » par opposition à celles qui constituent la série des U qui sont, elles, qualifiées de « syntagmatiques ». Cette dénomination est liée au fonctionnement de la génération dans l’œuvre. Cette seconde phase propose au lecteur un certain nombre de concepts : le temps, la matière, la direction, le genre et l’invite à attribuer une valeur précise à chaque concept. Le lecteur reste « prisonnier » de cette phase tant que tous les concepts n’ont pas reçu de valeur précise. Les valeurs sont attribuées par les actions du lecteur dans les unités paradigmatiques. Ainsi, les unités de la série des U organisent les concepts en syntagmes (une structuration spatio-temporelle des concepts, chaque concept se voyant affecté de sa valeur définitive si elle a déjà été établie, ou d’une valeur temporaire dans le cas contraire) alors que chaque unité paradigmatique se comporte comme une liste de « vocabulaire » : elle ne comprend qu’un seul concept mais contient  toutes les valeurs possibles de ce concept.

La troisième phase est un générateur qui produit un résultat dépendant des valeurs attribuées aux concepts en phase 2. Comme le lecteur ne peut pas revenir sur les valeurs définies, ce générateur, sur une machine donnée, produit des variantes autour d’une même solution de base. Mais les solutions de base obtenues par des lecteurs différents pourront présenter de grandes différences entre elles. Ainsi, le poème se développe de façon relativement personnalisée en fonction de la lecture : son évolution est comparable à une plante qui croît et dont la croissance est fonction de son environnement (arrosage, exposition à la lumière…). Dans cette métaphore, l’action du lecteur est équivalente à cet environnement. Cette troisième phase peut être relancée indéfiniment, de sorte que l'œuvre n’a pas de « fin ». Elle se comporte comme un générateur « classique », hormis le fait que cette phase « vieillit », mais ça c’est une autre histoire...

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(1) Bootz, Philippe & Frémiot, Marcel, the set of U, Electronic Literature Collection, volume one, Maryland : ELO, University of Maryland, 2005, http://collection.eliterature.org/1/works/bootz_fremiot__the_set_of_u.html (accédé le 09/09/09).