Les chants parallèles de Luciano Berio par Laurence Bouckaert
Dans Les chants parallèles, le materiaux initial occupe une place particulière. Il se divise en deux catégories, la voix et les sons de synthèse, qui, sur bien des critères s’opposent. Pour cette raison j’ai choisi de les traiter avant de parler de la forme et des différentes parties qui la construise.
La voix est présente tout au long de l'œuvre et s'exprime selon deux modes : la voix chantée et le bourdon. Elle chante sur des onomatopées ("eh-ah-bah", voir la représentation fig.1) tout au début et à la fin.
Le mot bourdon qui figure sur les représentations est employé en référence à la technique du bourdon médiéval. C’est-à-dire comme une basse qui sert de fondement à une voix donnée. Elle occupe une fonction de pédale. Dans cette pièce Berio parle de : « quinze fréquences de base présentent et audibles pendant toute la durée de l’œuvre. »[1] qui font penser à cette même technique, d'où l'utilisation de ce terme.
Ce bourdon est représenté sous la forme d’une ligne jaune continue sur tous les acousmographes (voir par exemple la représentation en 1. Présentation).
Exemple sonore N°10 : Bourdon à environ 16’30 - durée : 1'25
En répondant à une commande du GRM, Luciano Berio bénéficie de son studio, accompagné par Bernard Dürr. En 1975, le studio 54 du GRM abrite quelques outils, capables de fabriquer et de transformer des sons de synthèse analogique. On y trouve notamment le synthétiseur modulaire, réalisé par Francis Coupigny, des modules Moog, un synthi AKS, des égaliseurs[2] et des filtres (il s'agit essentiellement de filtres paramétriques analogiques, quasi introuvable aujourd'hui comme : Filtres passe-haut/passe-bas Multimetrics, égaliseurs B&K en 1/8 d'octaves, filtres Klein et Hummel, égaliseurs Astronic).
Berio choisit cette seconde source sonore, radicalement opposée à la voix, en confiant une «partition de gestes» à Bernard Dürr, chargée de l’interpréter : « Une partition de gestes à accomplir est aussitôt décrite par Berio et nos quatre mains suffisent tout juste à l’exécuter. »[3]
A partir de critères entièrement déterminés à l’oreille, une comparaison des deux catégories sonores donnera des informations supplémentaires susceptibles de mieux comprendre leur articulation et leur mode d’exploitation.
L’articulation voix/synthèse montre qu'en de nombreux points, ces deux éléments sonores échangent sur le mode de couples d’opposition.
Critères |
Sons de synthèse |
Sons de voix chantée |
Source sonore |
Oscillateur | Voix chantée enregistrée |
Cause |
Non causale | Causale |
Durée |
Discontinu | Continu (bourdon) |
Rythme |
Présence de formules rythmiques | Pas de jeu rythmique |
Hauteur |
Hauteur peu présente | Hauteur fixe |
Timbre |
Bruiteux | Voix chantée |
Allure morphologique |
Agités/mordants | Calme/lisse |
Objets |
Objets courts, isolés | Un seul objet continu |
Nuances |
Variations de nuances | Nuances fixes |
Espace |
Jeu de panoramique | Pas de jeu de panoramique |
Plans sonores |
Premier plan sonore | Arrière plan sonore |
Fonction musicale |
Articulations/développement | Pédale |
Tableau comparatif du comportement musical général des deux catégories constitutives des Chants parallèles.
L’ambivalence dans les qualités et l’agencement de ces deux catégories sonores implique une question : pourquoi ce choix d’opposition aussi radicale ?
Pourquoi une opposition de la matière vivante, la voix humaine, à une matière synthétique, l’oscillateur ?
Une partie de la réponse se trouve peut-être dans la conception qu'avait Berio de l’outil électroacoustique.
[1] BERIO, Luciano, Festival « Musique dans la rue », Aix-En-Provence, 1975.
[2] L’égalisation permet de moduler l’amplitude de chaque bande de fréquence du spectre.
[3] DÜRR Bernard, Programme Bulletin GRM N°13, INA-GRM, 07/04/1975, Journal des chants parallèles, p.45.
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