Il est temps de mettre à l’épreuve l’idée sonore qui a été construite jusqu’à présent à la table et avec tous les moyens disponibles pour l’étude des dimensions harmoniques et rythmiques. Mais le son, surtout lorsqu’il s’agit du son complexe de la poétique spectrale (et post-spectrale), se construit en direct, avec vos propres musiciens. C’est là, enfin, qu’entre en jeu toute une série d’autres questions relatives aux équilibres timbriques et dynamiques. Bien sûr, la première phase consacrée à la mise au point des paramètres primaires peut prendre un certain temps, mais avec les instrumentistes d’aujourd’hui, on arrive assez rapidement à la construction effective du son recherché.

Vidéo 3. « Discussions et amitié avec Gérard Grisey (Entretien avec Pierre-André Valade, 2/11) », 4:23
(https://youtu.be/bVLYrrUttm0?t=263, 19/11/2022).

Puisqu’il s’agit d’un aspect qui dépend de l’équilibre de tant de paramètres, y compris l’espace dans lequel on joue, les indications dynamiques relatives (c’est-à-dire liées au contexte spécifique), ainsi que les caractéristiques sonores individuelles développées par chaque musicien par son expérience antérieure, seuls quelques exemples seront donnés à titre d’illustration dans cette section. Le premier exemple concerne l’intonation d’une tierce mineure entre la clarinette 2 et la clarinette basse (la quart de ton – do quart de ton) comme le montre la Figure 6. Cette étape apparemment anodine cache plusieurs problèmes d’équilibre et d’intonation qui peuvent être résolus par de nombreux stratagèmes, dont certains très pratiques comme l’utilisation d’une sourdine sur le pavillon de l’instrument ou l’appui de l’instrument sur le genou (voir la vidéo). Ce sont des solutions qui ne peuvent être trouvées et réalisées au mieux que par la pratique et la collaboration avec ses musiciens, dans le partage commun d’idées interprétatives.

Figure 6. Partiels n° 51 [2443] – Annotations concernant l’intonation de la Cl. 2 et de la Cl. B.
(Photo Ingrid Pustijanac, © Ricordi s.r.l., Milan, et Pierre-André Valade.)
[Télécharger la version HD (.tif)]

Vidéo 4. « Partiels (51) — Grisey, Les espaces acoustiques (répétition après-midi du 20 avril 2016) »
(https://youtu.be/330_yJNFr1c, 19/11/2022).

Comme dernier exemple, nous choisirons une page de Partiels (au chiffre 27, Figure 7) comme représentative d’un autre aspect aussi fréquent que complexe dans les compositions spectrales de Grisey. Cet exemple ne concerne pas seulement des aspects d’exécution, mais aussi une question théorique qui est étroitement liée au concept de synthèse instrumentale discuté au début de cet article, et au concept d’artifice ou de métabole (comme Grisey lui-même l’a défini). Si nous partons de l’hypothèse que pour réaliser une fusion efficace des timbres, la synthèse instrumentale doit utiliser des notes tenues convenablement distribuées et profilées du point de vue des dynamiques à travers les registres, l’articulation de la masse sonore au moyen de glissandi, de gammes ou d’arpèges se révèlera donc être un véritable artifice qui ne peut conduire - sous certaines conditions - qu’au résultat souhaité de la fusion timbrale. Cependant, dès la composition de Périodes et Partiels, Grisey expérimente de nouvelles façons d’articuler un spectre harmonique par le mouvement même du son. Cette approche sera plus tard pleinement développée à la fois pendant la composition de Prologue, dans sa nature monodique et linéaire, et dans l’élaboration des polyphonies spectrales complexes de la section D de Modulations, dérivées précisément des neumes (Gestalt archétypale) de Prologue [1]. Un exemple précoce de l’équilibre délicat entre l’idée du son comme modèle et l’artifice de la technique se trouve dans la section de Partiels (chiffre 27) exposée à la Figure 7. Dans cette section, nous sommes à l’apogée du deuxième processus (chiffres 23-33), qui, partant du premier moment de repos (spectre harmonique aux chiffres 22-23) conduit au pic d’inharmonicité (chiffre 28) exprimé par des gestes trillés très denses associés à des dynamiques fff dans tout l’ensemble, et soutenus par le trémolo du TamTam (« baguette de métal et mailloche »). Le chemin vers la densité s’articule comme un contrepoint entre une « Hauptstimme » (les deux cors, indiqués dans la partition par le symbole 𝆦) et une « Nebenstimme » (tous les autres instruments, marqués par le signe 𝆧). La proéminence mélodique des deux cors est encore soulignée par l’indication « très expressif, le plus legato possible (molto espressivo, il più legato possibile) ». Dans l’interprétation de Valade, ce geste mélodique est soutenu en mettant un peu plus l’accent sur les parties des deux clarinettes. L’annotation dans le coin supérieur gauche de la page dit en effet : « les deux cors au premier plan, les deux clarinettes un peu moins ».

Figure 7. Partiels n° 27 [2415] – Modélisation de la différence : Haupt- und Nebenstimmee.
(Photo Ingrid Pustijanac, © Ricordi s.r.l., Milan, et Pierre-André Valade.)
[Télécharger la version HD (.tif)]

Commentant ce même passage (voir Vidéo 5), Pierre-André Valade a expliqué que pour l’interprétation de ce type particulier de notation, il est très important de pouvoir clarifier pour chaque musicien son rôle dans un contexte donné, par exemple s’il/elle fait partie d’une texture ou s’il/elle a une partie solo plus importante. Étant donné que le contexte et le rôle du musicien ne sont pas toujours précisés dans la partition elle-même, comme dans une partition plus traditionnelle, le rôle du chef d’orchestre est également de faire en sorte que chaque musicien se sente au bon endroit au bon moment.

Vidéo 5. « Textures, polyphonie spectrale, notation proportionnelle (Entretien avec Pierre-André Valade, 8/11) », 4:00
(https://youtu.be/I68OMdDC1fA?t=240, 19/11/2022).

Une série de « conseils spécifiques » destinés aux interprètes figurait déjà dans la lettre du chef d’orchestre envoyée avant les répétitions. Parmi les informations sur l’intonation, les techniques étendues, les spécificités de la notation et d’autres questions, le chef d’orchestre précise les passages concernant les instruments individuels lorsqu’ils ont des rôles importants ou lorsqu’ils sont particulièrement exposés et ne font pas partie d’une structure plus dense.


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