1. Le début du voyage
Mais commençons par le commencement. Le point de départ, c’est la partition, et dans le cas des Espaces Acoustiques, l’opération est loin d’être simple : si se procurer les quatre premières partitions n’est plus un problème (on peut les acheter facilement auprès des revendeurs agréés de l’éditeur Ricordi Milano [Universal Music Publishing Group]), celles de Transitoires et d’Épilogue ne peuvent être que louées [1]. Par ailleurs, l’écriture spectrale (en tutti divisi) que Grisey (et, plus généralement, les compositeurs de musique spectrale) hérite de certaines pratiques de Xenakis et surtout de Ligeti (cf. Atmosphères) fait que ces partitions pour grand orchestre sont d’une taille qui rend l’étude (lecture de la partition) et, plus encore, l’exécution (positionnement des partitions sur le pupitre et tourne des pages) très laborieuses [2].
Après avoir surmonté les obstacles pour obtenir des partitions, nous procédons à l’étude de l’ensemble instrumental et orchestral, c’est-à-dire des différents instruments impliqués (en accordant une attention particulière à la section des percussions et à l’identification correcte de tous les instruments requis) [3]. Cette phase comprend également l’interprétation correcte des notes d’exécution où sont décrites les différentes techniques des instruments. La construction de la palette de couleurs commence. Comme on peut le déduire de la lettre envoyée par le chef d’orchestre Valade à l’orchestre, les premières pièces (principalement Périodes et Partiels) utilisent plusieurs techniques étendues, la raison pour laquelle Valade déclare « J’ai choisi de donner plus d’indications pour la première partie du cycle, étant donné que des manières de jouer plus particulières se produisent dans cette partie, et de laisser la deuxième partie du cycle avec moins d’indications, en attendant les questions que vous pourriez avoir. » [4] Il s’agit de techniques (multiphoniques, trémolo, chant à l’intérieur de l’instrument, etc.) qui, en 1974-1975, étaient encore assez peu répandues en dehors des ensembles très spécialisés, alors qu’aujourd’hui elles sont devenues une partie constitutive des techniques d’exécution contemporaines [5]. La précision avec laquelle il est nécessaire d’exécuter les sons complexes que l’on peut obtenir grâce aux techniques étendues va de pair avec le contrôle du contenu harmonique, car les deux dimensions contribuent à la construction du processus de déroulement du son, qui alterne entre des phases de grande harmonicité et des phases de plus grande instabilité et inharmonicité [6]. Afin d’exprimer le contenu harmonique avec le plus de précision possible, Grisey utilise un système que Valade décrit à l’orchestre : « L’explication de la notation en quarts de ton est assez peu claire dans les parties et semble très compliquée, alors qu’elle est en fait très simple et intuitive : en supposant qu’un signe # soit dessiné avec deux lignes verticales et corresponde à une hauteur située deux quarts de ton (un demi-ton) plus haut que la note naturelle, un # avec une seule ligne verticale (‡) indique une élévation d’un quart de ton par rapport àla note naturelle, tandis qu’un signe # dessiné avec trois lignes verticales indique une élévation de trois quarts de ton, donc d’un quart de ton de plus que le signe dièse ordinaire. Un symbole bémol inversé (d) signifie un quart de ton plus bas que la note naturelle, donc un symbole bémol normal (b) est un demi-ton plus bas que d’habitude, et donc deux bémols inversés (dd) signifient trois quarts de tons plus bas que la note naturelle (un quart de ton plus bas que le bémol). » [7]
Cependant, contrairement à la clarté notationnelle du contenu harmonique, il existe un risque de mauvaise compréhension du champ harmonique pour deux raisons : la première comprend la présence d’éventuelles erreurs d’écriture (oublis) dont le chef d’orchestre doit être conscient afin d’apporter les corrections nécessaires à la partition et aux parties individuelles ; la seconde comprend des situations dans lesquelles la notation précise des hauteurs se trouve dans un contexte qui rend difficile la confirmation de l’information. À titre d’exemple de ce deuxième cas, on cite un passage extrait de Périodes qui a attiré l’attention du chef d’orchestre au point de le marquer dans sa partition. À la page 17 (Figure 2), après un champ harmonique marqué par un la quart de ton (quatrième harmonique à la contrebasse), un do quart de ton (quatrième harmonique au violoncelle), doublé par la clarinette en mi bémol et par le piccolo, suit un nouveau champ harmonique correspondant au mi naturel (arco gettato sonoro au violon) dans lequel le violoncelle joue un la aigu (toujours en quatrième harmonique) contre un la naturel dans la partie de clarinette en mi bémol. Comme la définition du nouveau contenu harmonique/spectral prendra un certain temps à se mettre en place, le chef d’orchestre ajoute une confirmation verbale (c’est vraiment un la# / it’s really an A#) afin de traiter rapidement toute demande de clarification de la part de l’instrumentiste.
Figure 2. Périodes [2466] Annotation de Valade concernant la justesse du la# dans la partie de violoncelle
(c’est vraiment un la# / It’s really an A#).
(Photo Ingrid Pustijanac, © Ricordi s.r.l., Milan, et Pierre-André Valade.)
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La nature harmonique subordonnée aux processus d’évolution spectrale rendant l’interprétation harmonique difficile, des exemples de ce type se retrouvent dans de nombreux autres passages du cycle entier et ne seront pas examinés ici. En revanche, la suite de cet article se concentrera sur la question de la notation des durées et du rythme, paramètres qui ont largement modifié l’aspect graphique et notationnel des partitions spectrales.