1. Le début du voyage

Idéalement, tout cheminement vers l’interprétation d’une œuvre se fait par petites étapes méticuleuses qui permettent au chef d’orchestre de préparer le terrain (historique, analytique et technique) sur lequel il pourra commencer à cultiver sa propre idée sonore de la pièce qu’il va interpréter [1]. Dans le cas des Espaces acoustiques, comme l’a souligné Nathalie Hérold dans son texte « Une approche des Espaces acoustiques de Grisey par une documentation de l’acte musical : quelques pistes d’analyse » [2], une série d’articles à caractère analytique, ainsi que des textes plus orientés vers la discussion de questions esthétiques, de même que de nombreux témoignages écrits du compositeur lui-même, peuvent servir de premier point d’orientation. Dans le cas de Pierre-André Valade, cette phase a – pour des raisons biographiques et chronologiques – heureusement coïncidé avec la fondation de l’ensemble Court Circuit en 1991 et l’occasion subséquente de collaborer avec Grisey lui-même à la préparation de l’exécution de Périodes et Partiels, pièces qui ont été enregistrées sur le label CD Accord entre 1997 et 1998 [3], et lui a permis de procéder avec conscience et compréhension à la préparation de l’exécution de Modulations, Transitoires et d’Épilogue, qui n’ont été dirigées par Valade qu’après la mort de Grisey à Vienne en 2000 (2:18-3:00) [4].

Vidéo 1. « Discussions et amitié avec Gérard Grisey (Entretien avec Pierre-André Valade, 2/11) »
(https://youtu.be/bVLYrrUttm0, 19/11/2022).

Les traces de la collaboration pour l’exécution de 1996 se trouvent encore sous la forme de notes copiées sur la page portant l’indication Périodes ensemble (Figure 1) et datées du 14 avril 1996. Elles contiennent un certain nombre d’observations concernant la technique d’exécution, l’intonation, le caractère des gestes et le rappel des passages difficiles. Ces commentaires nous permettent déjà d’introduire une première distinction entre différentes catégories d’annotations qu’un chef d’orchestre peut décider d’introduire dans son matériel dont :

  1. L’équilibre dynamique (et timbral) entre les instruments (premier plan/arrière-plan) ;
  2. Les techniques étendues : diverses annotations sur les spécifications des techniques étendues comme véhicules des résultats timbraux et morphologiques particuliers ;
  3. La technique d’archet : comme véhicule d’une articulation rythmique (irrégulière ou régulière) ou de résultats timbraux (attention à l’indication sur le chevalet) ;
  4. La construction de sons complexes (inharmoniques) : précision du pizzicato ou de l’accentuation dans le cadre d’événements morphologiquement plus complexes, ou nature de la « rayure » comme véhicule de qualité inharmonique.

Figure 1. Périodes [2448] – Remarques manuscrites de Valade sur Périodes, datées du 14 avril 1996, d’après les indications de Grisey.
(Photo Ingrid Pustijanac, © Ricordi s.r.l., Milan, et Pierre-André Valade.)
[Télécharger la version HD (.tif)]

Cependant, ces types d’annotations sont déjà le résultat de la relation avec un ensemble et avec le compositeur ; en tant que telles, elles appartiennent donc à une phase avancée, qui suit celle de l’étude et de la lecture de la partition, phase à laquelle peuvent appartenir des types de signes très différents développés dans l’abstrait (en l’absence du son physique) ou sur la base de la connaissance de certains enregistrements [5]. Les espaces acoustiques correspondent à un cycle dont la réception d’exécution profite d’une discrète persistance dans la programmation des saisons de concerts et des festivals du monde entier [6]. Le chef d’orchestre qui aborde l’étude du cycle est donc confronté à un choix : puisqu’il dispose également de plusieurs enregistrements tant du cycle complet [7] que de ses pièces individuelles [8], il peut soit travailler avec les enregistrements ou aborder la lecture de la partition au pupitre (ou au piano). C’est une question de méthode personnelle. Certes, dans la construction de l’image sonore de ce type de musique, la mémorisation de la qualité timbrale des agrégats verticaux (spectres harmoniques ou inharmoniques) est une tâche minutieuse et difficile à construire avec un instrument à tempérament égal comme le piano. Le rôle de l’oreille interne, exercé par l’expérience de l’exécution de pièces similaires, peut s’avérer d’une importance décisive pour que l’image mentale avec laquelle on arrive devant l’orchestre soit la plus nette possible. Il y a quelques raisons esthétiques qu’il me semble important de souligner.

La première raison tient à la nature même de la musique spectrale, qui repose sur le concept de synthèse instrumentale, concept qui présuppose qu’au moyen d’une distribution spécifique des hauteurs dans l’espace acoustique et d’une intonation soignée de chaque composante harmonique (partiel), il est possible de fusionner, sur le plan perceptif, les relations d’intervalles entre les composantes en une qualité timbrale supérieure [9]. Que l’écriture soit statique (avec des notes tenues, comme au début de Périodes et de Partiels) ou articulée par des figures et des gestes (comme dans Prologue, et la section D de Modulations, etc.), une intonation correcte est primordiale pour la réalisation du phénomène de fusion sonore. Comme on le verra plus loin, de nombreux moments des répétitions, aussi bien dans les sections séparées que, a fortiori, avec l’orchestre réuni, seront consacrés au raffinement de l’intonation, avec la conscience qu’elle est un véhicule pour la construction correcte du sens musical de ce type particulier de technique compositionnelle.


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