2. Logiques sonores complexes

À l’opposé de la dimension fondamentalement verticale dont procédait la logique additive, se trouve la dimension fondamentalement horizontale d’une logique que l’on peut qualifier de granulaire, par analogie avec la synthèse du même nom. Tandis que dans le premier cas, les hauteurs-notes tendent à la fusion par superposition, défaisant la stratification polyphonique de l’écriture classique, dans le second, la même fin est visée par un ordre de succession, par subversion des limites temporelles de la perception. La hauteur-note ne simule plus l’onde sinusoïdale, mais le grain. En tant que technique électro-acoustique, la synthèse granulaire combine des sons d’un ordre inférieur à 100 millisecondes en exerçant sur eux un contrôle global, visant ou non une illusion de continuité mais évitant en tout cas les textures lisses propres aux ondes de la synthèse additive, impropres à la réalisation de certains effets. Si dans le cas de la fonction additive, l’assimilation des sons instrumentaux à l’onde sinusoïdale se trouvait restreinte par leur complexité, c’est ici la limite minimale de leur durée qui empêche ceux-ci de se déployer en essaims véritablement granulaires. Une telle fonction s’approche toutefois dans le champ instrumental, par le resserrement des attaques, praticable jusqu’à bien en dessous de la limite des 100 millisecondes pour un instrument monophonique, et pouvant attendre quelques millisecondes pour des instruments ou des configurations polyphoniques.

Quoique la logique granulaire n’occupe pas, dans Les espaces acoustiques et dans l’œuvre de Grisey en général, une fonction comparable à la logique additive, et qu’elle n’y fasse pas l’objet d’une conceptualisation aussi explicite que celle de la synthèse instrumentale, elle est à mentionner pour le rôle agrégatif qu’elle joue dans les processus texturaux qui s’articulent en différents rapports aux processus harmoniques.

Citons en les principaux, dont l’analyse détaillée excéderait le cadre de ce propos. Dans Prologue, les trilles et les descentes conjointes rapides compriment peu à peu le flux mélodique initial jusqu’à le liquéfier en glissandi. Dans Périodes, du chiffre 5 au chiffre 7, le cheminement se fait à rebours : les glissandi ascendants se granulent et se coagulent progressivement en hauteurs distinctes. Dans Partiels, du chiffre 29 au chiffre 31, aux bois, à nouveau dans le sens inverse : les descentes conjointes accélèrent jusqu’à la vitesse maximale (hampes barrées) et, par l’effet des décalages non mesurés, produisent une granulation dont la compacité est renforcée par le halo des tenues de l’accordéon et le frémissement de la petite cymbale. Dans Modulations, du chiffre 20 à 21, les lignes mélodiques descendantes sont peu à peu à resserrées, puis agglomérées jusqu’à devenir des accords arpégés. Dans Épilogue, enfin, le processus de décélération de la texture granulaire initiale occupe l’entièreté de l’œuvre.

Examinons-le plus avant à travers le tableau synoptique de la figure 2 et les extraits de l’Exemple 22. Les instruments se répartissent en trois groupes : flûtes, hautbois et clarinettes occupent les régions de l’aigu et de l’extrême aigu ; violons, altos, violoncelles et une partie des contrebasses couvrent l’ensemble du grave à l’aigu ; les autres instruments jouent la fondamentale dans l’extrême grave. Les hauteurs d’un champ harmonique fondé sur le spectre de mi sont balayées par paliers, en partant de l’aigu vers le grave, c’est-à-dire en se rapprochant peu à peu de la fondamentale. Cette progression se double, au plan temporel, d’un ralentissement progressif. Le continuum commence au premier groupe seul : on remarquera sur l’Exemple 22/a qu’il prend d’emblée la forme d’une « cascade » d’harmoniques. Ces figures répétées, non mesurées, sont jouées aussi vite que possible, ce qui, en tenant compte des décalages, produit une très forte granulation. Cependant, un ordre de durée est donné pour les points d’arrivée, qui, au cours de chaque séquence, s’allongent progressivement en tenues, dans des ambitus temporels eux-mêmes peu à peu étendus, tandis que le nombre de notes brèves décroît.

Le deuxième groupe fait son entrée à partir du chiffre 5 (voir Exemple 22/b). Les figures descendantes, quant à elles mesurées et sans tenues conclusives, se comprennent dans ambitus de valeurs rythmiques elles aussi progressivement augmentées. Remarquons qu’au sein d’une section, ces valeurs ne sont pas enchevêtrées : même à grande vitesse, la texture demeure homorythmique. Au reste, ces durées restent en elles-mêmes dans la limite de la note classique (100 millisecondes). À partir du chiffre 7, le balayage des hauteurs par les deux groupes atteint la partie harmoniquement caractérisée de l’accord, c’est-à-dire une zone plus clairsemée, dévoilant, par infimes touches, le spectre de mi. Ce dernier apparaît finalement peu à peu, avec le troisième groupe, entre le chiffre 8 et le chiffre 10. À ce moment-là, le continuum s’est éloigné depuis longtemps des seuils granulaires (voir Exemple 22/c) et entame une phase de délitement qui passe par l’extinction du premier groupe au chiffre 13. La section 14, ambiguë, conclut le processus en le portant vers un grand accord tenu au chiffre 15.

Figure 2. Rapports des durées aux hauteurs dans le processus d’Épilogue.

Exemple 22. Trois stades du processus d’Épilogue.
(© Ricordi s.r.l., Milan.)

Épilogue constitue un cas exemplaire d’association de processus spectral et de continuum rapide, au regard de qualités transitoires et liminales mises en jeu. À l’échelle globale du processus, la phase initiale de granulation maximale est perturbée relativement tôt, mais tous les moyens concourent à rendre tout moment de basculement insaisissable ; de même, le passage de la partie harmoniquement saturée à la partie spectrale de l’accord s’effectue imperceptiblement.


FR | EN