1. Logiques sonores simples

L’harmonie constitue, avec la mélodie et la polyphonie, la logique fondamentale en laquelle la hauteur structure la perception. Si l’on distingue son principe sonore élémentaire de son développement historique dans la tonalité, comme le fait l’harmonie atonale contemporaine, on peut définir la logique sonore harmonique comme un agencement synchrone de hauteurs distinctes. Cette logique est à la fois le trait le plus spécifique de la musique classique occidentale et le point par lequel le spectralisme semble s’articuler le plus manifestement avec l’héritage historique de cette dernière, via le concept d’accord-timbre. Celui-ci apparaît, ainsi que son nom l’indique, comme un être hybride, qui peut se définir comme « un son qui, sans être encore un timbre, n’est déjà plus tout à fait un accord » [1]. Mais cette zone d’ambivalence semble, dans le lexique de Grisey, renvoyer indifféremment à plusieurs catégories pourtant sensiblement distinctes au sein de son écriture.

D’un côté, il accorde déjà une valeur fusionnelle à l’approximation de la série harmonique au piano – autrement dit, une combinaison classique de hauteurs tempérées sans travail particulier sur le timbre :

Faites vous-mêmes l’expérience au piano : jouez un spectre d’harmoniques. Malgré le système tempéré, il ne sonne pas comme n’importe quel accord : il tend à la fusion (exemple Territoires de l’oubli de Tristan Murail) [2].

Une telle vue se trouve d’ailleurs appliquée dans certaines œuvres de Grisey lui-même, telles que Talea (1985) où le spectre harmonique est joué par le piano en accord tempéré. De l’autre côté, se développe la technique de la « synthèse instrumentale », qui s’attache à une approximation micro-tonale beaucoup plus fine et à la mise au point d’un ensemble de techniques d’écritures fusionnelles avancées. Le compositeur semble assez logiquement tenir le résultat comme plus intégré, mais, bien que son discours assimile parfois timbres fusionnés et spectres simulés [3], il n’est pas dupe de l’impossibilité pour l’écriture instrumentale de faire jeu égal avec la synthèse électronique :

Bien sûr, cette fusion ne s’opère jamais totalement et c’est dans cette tension entre la résistance du matériau et l’écriture musicale que réside un intérêt que la synthèse par ordinateur n’a pas toujours. Les sons réalisés par la synthèse instrumentale sont des hybrides, des mutants en quelque sorte ; ce ne sont ni des accords, ni des timbres, mais un croisement entre les deux [4].

Il semble donc qu’il y ait, dans le continuum entre les polarités extrêmes de l’accord (composants individués) et du timbre (composants fusionnés), non pas une, mais au moins deux sortes de nuances d’hybridation : une qui serait davantage du côté de l’accord, à savoir l’accord-timbre, l’autre plutôt de celui du timbre, à savoir la synthèse instrumentale. La question d’une meilleure définition se pose d’autant que l’usage lexical de Grisey semble assez indéterminé, et que, d’autre part, d’autres compositeurs spectraux développement des principes compositionnels de la fusion assez différents (par exemple Hugues Dufourt, qui n’utilise quasiment pas la synthèse instrumentale et vise pourtant un haut degré fusionnel). Comment peut-on situer la limite entre la logique de l’harmonie au sens classique et le début de son hybridation ? Les accords que l’on trouve dans Les espaces acoustiques sont-ils des accords ou des accords timbres ?

Esquissons les contours de la logique sonore de l’accord, que l’on peut définir comme la combinaison simultanée de plusieurs hauteurs-notes perceptible à la fois comme totalité et comme ensemble de parties distinctes. La ségrégation de ces dernières suppose, d’une part, l’harmonicité de leurs timbres respectifs, l’homogénéité et la stabilité de leurs dynamiques et, d’autre part, la lisibilité globale de leur agencement, autrement dit la perception d’une complexité combinatoire. A cet égard, si l’on admet le principe d’équisonance de l’octave – à savoir que les doublures d’octave présentent une complexité harmonique nulle – et que l’on se limite donc aux parties réelles, un ordre de densité moyen peut s’envisager, d’après les données de la psychoacoustique, comme comparable à celui qu’on trouve dans la musique tonale, qui n’excède que rarement l’écriture harmonique à quatre parties. David Huron conclut de son étude sur le dénombrement des voix que, dans une texture de timbres relativement homogènes, « la précision d’identification du nombre de voix concurrentes chute de façon significative au passage d’une texture de trois à quatre voix » [5]. Plus spécifiquement orientée vers la perception des accords, l’étude de Josh McDermott et Andrew Oxenham conclut pour sa part que les auditeurs confrontés à des « accords » artificiels générés par des combinaisons de sons purs suivis d’un son unique ne sont plus en mesure de déterminer si ce dernier fait partie ou non de l’agrégat initial à partir de trois à quatre sons superposés, limite à partir de laquelle les hauteurs paraissent fusionner, peu importe que les fréquences soient en rapport harmonique ou non [6]. Ces éléments ne permettent pas de tracer une délimitation nette – mais ils suffisent à indiquer le début d’une zone d’ambivalence.

Ainsi définie, l’harmonie semble alors la logique sonore simple la moins présente au sein des Espaces acoustiques, loin derrière la mélodie et la polyphonie. Sa seule occurrence n’en est pas moins remarquable : il s’agit de la texture mélodico-harmonique des cors, tout au long d’Épilogue,reprennent les neumes de l’alto de Prologue en partant des notes du spectre de mi (Exemple 12). Les hauteurs sont nettement individuées, et bien qu’il n’y ait que deux voix, la logique harmonique l’emporte sur une perception polyphonique du fait de l’homorythmie et du mouvement parallèle qui progresse sur les degrés d’un arpège à la manière des effets de fanfare classiques.

Exemple 12. Épilogue, chiffre 2 (détail).
(© Ricordi s.r.l., Milan.)

Au sein du cycle, les autres configurations qui se rapprochent le plus de la qualification d’accords atteignent déjà un degré de complexité qui les place dans la zone liminale de l’ « accord-timbre ». Des exemples notables s’en trouvent dans Modulations. Dès le tout début de l’œuvre, se présente une alternance rapide de gigantesques accords respectivement répartis aux vents et aux cordes (Exemple 13). L’héritage de Messiaen et de Varèse affleure de toute évidence, mais l’extension décisive de la pensée sonore et des techniques d’écritures n’en est pas moins manifeste. A la logique de l’accord, s’attache le rythme textural, dont la vivacité nerveuse contraste du tout au tout avec les stases immersives de Périodes et de Partiels. Les attaques sont synchrones, les dynamiques puissantes, stables et égales. Mais la fonction structurante des hauteurs est saturée par l’extrême complexité combinatoire d’agrégats dépassant le plus souvent la dizaine de sons réels, densité encore accrue par l’effet « liminal » des proximités micro-tonales. La registration joue sur des régions extrêmes où, pour différentes raisons [7], la perception des hauteurs faiblit. La disposition de certaines parties de l’accord en petits clusters occasionne quant à elle une saturation de bandes critiques [8]. Enfin, les sons inharmoniques et bruités des percussions ajoutent une complexité timbrique concrète à l’ensemble. En partie défonctionnalisés sur le plan strictement harmonique, une partie des éléments de l’accord sert alors à faire varier sa couleur sans changer sa constitution combinatoire, comme évoluerait un centroïde spectral.

Exemple 13. Modulations, chiffre 1.
(© Ricordi s.r.l., Milan.)


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