1. Logiques sonores simples

Associée à la texture monodique du solo d’alto, la mélodie ouvre le cycle des Espaces acoustiques avec Prologue et le conclut avec la fin de Transitoires et la fin d’Épilogue. L’intention compositionnelle de ce geste est toutefois soustraite par Grisey à sa compréhension la plus classique :

On peut percevoir et mémoriser une mélodie de deux façons : par les notes qui la composent ou par la Gestalt (la forme) de la courbe mélodique. Prologue est entièrement construit sur ce deuxième type de perception. [1]

Cette Gestalt renvoie à la notion de neume qui, dans les premières notations du Moyen Âge, définit la direction d’un mouvement mélodique en termes de hauteurs relatives. Dans l’analyse qu’il consacre à Prologue, F.-X. Féron note que les esquisses de l’œuvre font mention explicite du terme et de certaines de ces formes médiévales : clivis (deux notes descendantes), scandicus (trois notes ascendantes), climacus (au moins trois notes descendantes) [2]. Grisey précise encore :

La mélodie est ici travaillée dans son essence même, dans sa Gestalt, dans sa silhouette mais jamais au niveau de la note, car les hauteurs qui la composent vont s’éloigner peu à peu du spectre originel pour atteindre le bruit en passant par différents degrés d’inharmonicité. [3]

Cet exemple décèle une première équivoque sur le rôle effectif du « niveau de la note », dans la mesure où, au début de Prologue, les hauteurs indiquées dans la partitionsont absolues et non relatives. Les neumes auxquels se réfère Grisey agissent ici à un degré d’agencement formel, permettant le travail de réitération et de variation des contours de structures combinatoires, mais au niveau interprétatif et perceptif, ces structures combinatoires sont bel et bien mélodiques au sens traditionnel du terme (Exemple 1).

Exemple 1. Prologue, début.
(© Ricordi s.r.l., Milan.)

Une seconde équivoque tient au processus par lequel les hauteurs s’éloignent « peu à peu du spectre originel pour atteindre le bruit en passant par différents degrés d’inharmonicité ». Le spectre en question est le spectre de mi1 qui nourrit les procédures compositionnelles de l’ensemble du cycle ; mais le mot doit se comprendre ici dans un sens tout différent que dans les pièces suivantes : il n’est à ce stade pas question d’un phénomène spectral effectif, mais d’un référentiel structural informant l’organisation des hauteurs – soit, là encore, un agencement formel. L’ « harmonicité » ou l’ « inharmonicité » de cette structure de notes renvoie à sa conformation abstraite au référentiel de hauteurs issu du spectre, mais ne change rien aux timbres réellement perçus.

Autrement dit, le processus formel neumatique (hauteurs relatives) glisse sur un processus formel mélodique (hauteurs absolues), de sorte qu’il y a donc bien, contrairement à ce que dit Grisey, un travail « au niveau de la note », qui repose sur une logique sonore mélodique : les densités sonores en jeu au début de Prologue demeurent classiques, tant au niveau du timbre de l’alto (sons harmoniques de hauteurs déterminées) qu’au niveau de l’agencement des notes, intelligible dans son déroulement séquentiel.

Ce par quoi, dans Prologue, la logique mélodique commence à se défaire, ne tient pas à la divergence des intervalles avec le modèle abstrait de la série harmonique, mais à l’éclatement des registres et, dans une mesure plus importante, à la subversion progressive des niveaux de densité timbrique classiques qui conditionnent la perception des hauteurs et de leurs rapports élémentaires de continuité.

Le premier de ces facteurs d’entropie correspond à la subversion de la logique mélodique par une logique que l’on peut qualifier de disjonctive : celle-ci désignerait un agencement sonore dans lequel l’extension de l’ambitus et la discontinuité des registres contrarient la saisie d’une séquence organisée de hauteurs distinctes. Une telle logique trouve son origine historique dans le pointillisme sériel et tout particulièrement wébernien ; elle se situe à la limite des logiques simples et complexes dans la mesure où elle trouble la perception des hauteurs sans subsumer celles-ci par un phénomène sonore globalement déterminé. Le second facteur d’entropie se comprend dans une logique concrète, reposant sur le principe d’une complexification du timbre instrumental. Nous reviendrons sur elle au moment de décrire les logiques complexes et nous limitons pour l’heure à voir en quoi elle contribue ici à porter la perception des hauteurs absolues vers des hauteurs relatives. Les Exemples 2 et 3 donnent à voir les effets conjoints de ces deux logiques.

Exemple 2. Prologue, p. 2, système 5.
(© Ricordi s.r.l., Milan.)

Exemple 3. Prologue, p. 3, système 1.
(© Ricordi s.r.l., Milan.)

On remarquera, outre l’effet fragilisant du mode de jeu sul tasto dans le premier exemple, le rôle joué par les variations de dynamiques (soufflets), dont la trame de contrastes de plus en plus en prononcés arrache le flux sonore au découpage régulier des attaques de notes. Perceptivement, l’importance relative des hauteurs décroît au profit de formes purement dynamiques.

En même temps que le bruit de l’archet écrasé, ce sont finalement les glissandi, amenés par des portamenti de plus en plus accusés, qui plient les structures mélodiques jusqu’à l’état de formes sonores continues. Le principe neumatique passe alors du niveau formel (le plan complexe de la composition) au niveau de la logique sonore effective : il n’y a plus de hauteurs-notes perceptibles, à savoir de coordonnées discrètes déterminées par des hauteurs absolues, mais seulement de la hauteur relative, c’est-à-dire un déplacement de coordonnées mutuellement dépendantes au sein de l’espace représentationnel grave-aigu. Comme ce mouvement est un glissando, nous pouvons plus spécifiquement parler de logique neumatique continue. Après cette dissolution de la mélodie en un neume descendant progressivement assimilable à un geste brut (Exemple 4), la dernière section de Prologue présente des neumes d’articulation plus complexe (Exemple 5).

Exemple 4. Prologue, p. 3, système 6.
(© Ricordi s.r.l., Milan.)

Exemple 5. Prologue, p. 4, système 4.
(© Ricordi s.r.l., Milan.)

On y décèlera une certaine contradiction entre l’extrême détermination notationnelle des hauteurs et la réalité de leur fonctionnalité opératoire. La continuité, la vitesse et la complexité timbrique du geste rendent son exécution et sa perception impossibles à un tel degré de précision, non seulement en termes pratiques, mais même en termes logiques. Ce paradoxe participe cependant d’une caractéristique notable de l’écriture de Grisey – et à bien des égards de certains aspects de l’écriture spectrale en général – qui réside d’un principe de friction dialectique entre des logiques contradictoires. La tension est maintenue par le plus au degré possible d’irrésolution l’indétermination du neume et la détermination de la mélodie, forçant, en quelque manière, un engagement de l’interprète.


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