Dans cette pièce, le schéma formel (binaire) coïncide clairement avec les deux types de textures utilisées. La texture génère, essentiellement, la forme. La section I est discontinue et statique ; il y a des courtes attaques avec une intensité sff (et sfff), des sons tenus pp, p (et f, en ce qui concerne la dernière section) et des grandes pauses. De plus, la synchronie entre les instruments et la note longue à la manière de résonance sont travaillées. La section II, continue et dynamique, « semble libérer l’énergie contenue précédemment » (LALITTE, 2015, p. 208). Cependant, les deux sections présentent tantôt une « tendance à l’expansion » [1], dans la construction de l’espace tantôt une « tendance à l’addition » par rapport aux éléments (addition des voix, d’attaques, des pauses, etc.).
SECTION I (m. 1-37)
L’idée du « même qui n’est pas le même » (TOOP, 1990, p. 76), chère à la musique de Ligeti, peut être observée dans les variations minimales du discours. Cela veut dire que nous retrouvons des caractéristiques similaires (mais pas identiques) tant dans la quantité, la durée ou la disposition des hauteurs que dans le traitement du timbre des matériaux. Un exemple clair (et probablement le plus intéressant) se trouve dans les changements d’instrumentation sur un même matériau harmonique.
Dans la première section, un ensemble de dix classes de hauteurs est utilisé, en relation de demi-ton, allant de la note ré jusqu’à la note si. Do et do dièse apparaissent au début de la section suivante afin de compléter le total chromatique (ce sont les deux premières hauteurs). Cet ensemble, divisé en deux sous-ensembles symétriques, est joué à différents endroits de la section (sol – sol dièse – la – la dièse – si, dans les mesures 1-29 et ré – ré dièse – mi – fa – fa dièse, dans les mesures 30-37). Il s’agit donc d’une structure identique (si l’on considère les classes de hauteur) placée sur des hauteurs différentes (Exemple 24).
Exemple 24 : ensemble de classes de hauteur de la section I (mes. 1-37)
Si nous pensons au registre réel dans lequel sont utilisés ces sous-ensembles, nous notons qu’il existe une similitude et une différence entre eux. Tous les deux apparaissent toujours avec des hauteurs fixes, c’est-à-dire, dans un même endroit du registre. Cependant, tandis que le premier apparaît « serré » (cluster en demi-tons), le deuxième se présente éclaté sur plusieurs octaves (il n’y a plus des demi-tons entre les voix mais des neuvièmes mineures), tout en conservant le même ordre des notes (voir l’exemple 25) [2].
Exemple 25 : sous-ensembles dans le registre réel (section I, mes. 1-37)
L’idée du « même qui n’est pas le même », peut être également observée dans les notes longues des mesures 12-19. Après la première attaque (mes.12), trois notes restent tenues (sol – la – si bémol). Après la deuxième (mes. 15), quatre hauteurs sont maintenues (la bémol – la – si bémol – si). Bien que la structure intervallaire entre les notes extrêmes soit identique dans les deux cas (tierce mineure), la structure interne est un peu différente (par rapport aux intervalles de seconde). De plus, dans la deuxième attaque, la tierce mineure monte d’un demi-ton commençant par un la bémol. La variation minimale est présente aussi quand nous comparons la tierce mineure des notes longues avec la tierce majeure des clusters courts (comme l’atteste l’exemple 26).
Exemple 26 : notes longues (mes. 12-19) et clusters courts (mes. 1-29)
Les clusters courts (sff et sfff) présentent un travail timbrique qui mérite d’être commenté. Comme nous le montrons dans l’exemple 27, les instruments permutent les hauteurs dans chaque nouvelle attaque. Ce mouvement des voix génère la perception d’un mouvement mélodique qui, d’ailleurs, continue à travers les grandes pauses. Autrement dit, le changement dans l’instrumentation d’un même élément (le cluster) modifie sa perception mélodique [3]. L’exemple le plus frappant de ce phénomène se trouve à la mesure 23, où il est possible d’écouter une brève mélodie sans avoir qu’une instrumentation changeante.
Exemple 27 : transformations timbriques d’un même matériau (section I, mes. 1-34) Transcription en sons réels
Au fur et à mesure que la pièce avance, la directionnalité se manifeste dans une tendance à l’addition, tant dans les lignes (les voix) tant dans la durée (les silences et les notes longues) et dans l’espace entre les voix (expansion de l’ambitus). Il est important de préciser que le parcours n’est pas exactement progressif. Il s’agit, en vérité, d’une intention subtile de directionnalité. Voyons quelques exemples où la directionnalité se met en évidence :
- Dans les notes longues, il y a une tendance à superposer des lignes (une, trois et quatre lignes dans les mesures 6-19) et à prolonger la durée de celles-ci (17 double-croches, 21 double-croches et 38 double-croches, mes. 6-19).
- Dans l’intensité, il existe une augmentation minimale : les attaques courtes passent de sff (mes. 1-15, avec une discontinuité dans la mesure 8, où il y a une attaque sfff) à sfff (mes. 23-24) et les notes longues pp (mes. 6-15) deviennent p (mes. 15-19).
- Les pauses majeures font leur apparition au fur et à mesure que la pièce avance: 21 quarts de soupir (mes. 1-3), 29 quarts de soupir (mes. 9-12) et 54, 5 quarts de soupir (mes. 23-30).
SECTION II (mes. 38-44)
Cette section fonctionne comme une sorte de libération de l’énergie qui était contenue dans la section précédente. Ensuite, nous mettons en exergue la façon graduelle dont cette libération est accomplie.
Dans l’exemple 28, nous avons transcrit les 12 premières notes de la section. Nous l’écrivons comme des classes de hauteur dans le but de montrer la stratégie compositionnelle utilisée. Nous pouvons voir que l’espace s’ouvre peu à peu vers les deux côtés. Ce procédé continue jusqu’à la fin de la section [4].
Exemple 28 : début de la section II (mes. 38-39)
L’entrée des instruments est progressive : la flûte et le hautbois démarrent ensembles, ensuite la clarinette et, enfin, le basson. De surcroît, ce début progressif est surligné par l’entrée des voix en unisson (voyons, dans l’exemple 28, l’unisson entre la flûte, le hautbois et la clarinette; et, dans la partition, l’unisson entre la clarinette et le basson).
Après l’entrée en unisson, chaque instrument commence à faire une ligne différente. Il existe des croisements constants entre les voix et une expansion de la tessiture vers les extrêmes. Quand nous examinons la totalité des hauteurs exécutées par l’ensemble des instruments, selon l’avancée de la pièce, nous observons un type de mouvement irrégulier ascendant et descendant. Nous représentons ce type de comportement dans l’exemple 29, par le biais de deux graphiques (supérieur et inférieur). Dans le graphique supérieur, chaque point représente une hauteur. Les notes correspondant aux extrêmes des mouvements (ascendants ou descendants) sont entourées. Dans le graphique inférieur, nous avons représenté l’amplitude de chaque mouvement, indépendamment de sa directionnalité. Notons que, malgré les irrégularités générées par les mouvements plus petits, il est possible encore d’identifier une croissance assez progressive suivant les mouvements plus amples.
Au fur et à mesure que nous nous avançons vers la fin, la texture devient graduellement plus dense et rythmiquement active (DIETZ, 2007, p. 77). L’augmentation de l’activité rythmique peut être observée dans l’exemple 30, où nous plaçons la quantité d’attaques par noire.
Exemple 29 : mouvement des voix et augmentation de l’amplitude des intervalles
Exemple 30 : densité d’attaques par noire (section II, mes. 38-43)