Les matériaux des trois premières mesures de la pièce peuvent être considérés comme les idées musicales qui sont à l’origine du développement postérieur du discours. Dans la première mesure, il y a un cluster joué par tous les instruments avec une intensité sff. Pour les deuxième et troisième mesures, un nouvel élément apparaît : un fragment mélodique très bref et piano joué par la clarinette, le « soliste » de la pièce. À partir de ces deux matériaux (le cluster et le motif mélodique), il est possible de comprendre les autres éléments comme des variations des deux premiers. Dans le parcours de la pièce, les variations des clusters sff sont minimales. Cependant, nous pouvons penser que toutes les attaques simultanées dérivent de ce matériau. L’idée motivique exposée par la clarinette, en se développant, génère soit des mouvements ondulés (mes. 12-15), soit des mouvements plus linéaires, avec une nette directionnalité (mes. 9-11 ou mes. 18).
Du point de vue formel, il n’y a pas de sections claires et définies. Perceptivement, le rapport entre les attaques sff et les mouvements mélodiques est à l’origine d’un « jeu d’attentes ». La perception formelle de la pièce est le résultat de ce « jeu » entre les matériaux. De plus, il est intéressant d’observer que la logique discursive utilisée par Ligeti peut être interprétée en faisant attention à certaines paires opposées : tutti-solo, forte-piano, point-ligne (attaque – développement mélodique), vertical – horizontal, synchronique – diachronique, continuité (texture générée par le développement mélodique) – discontinuité (texture créée par les attaques brèves sff et les pauses), etc. La création de la structure à partir de l’idée d’attente suppose un travail direct avec la perception. Nous pourrions dire que, le compositeur propose un « jeu » entre les matériaux tout en établissant des « normes » et des « déviations » et en « jouant » avec l’attendu et l’inattendu [1].
Le rapport d’opposition et de complémentarité entre les deux matériaux peut être vu comme une dérivation du lien entre « tutti » et « solo », établi depuis le commencement de la pièce. Le concept même de concerto (du latin concertare) contient l’idée « d’agir collectivement » mais aussi celle de « s’opposer » (KÜHN, 1992, p. 131). Concernant l’instrument soliste de la pièce, il est possible de dire que la clarinette ressort très subtilement de l’ensemble. Cela est possible à travers une densité chronométrique plus grande [2] (mes. 12-15 par exemple), un registre plus aigu, une intensité plus forte ainsi que des brèves interventions où la clarinette est le seul instrument à être joué (notamment les mesures 2-3 et 4 comme exemples d’interventions solistes et les mesures 9-11 et 18, où la clarinette entre avant les autres instruments).
Clusters courts sff
Le cluster de la mesure 1, réalisé simultanément par les cinq instruments, avec une intensité sff, varie minimalement au long de la pièce. Dans ce jeu de variations minimales (Exemple 12), il est intéressant d’observer l’existence d’une sorte d’équilibre entre la répétition et la variation de certains éléments. Les répétitions ou variations se situent dans des plans différents. Par exemple, il est possible d’assister à une répétition d’une même structure intervallique concernant des différentes hauteurs, où il peut y avoir une répétition des hauteurs (et, par conséquent, de la structure intervallique), avec des changements par rapport à l’instrumentation (permutation des voix entre les instruments). Voyons, dans les points suivants, ce processus d’une façon plus détaillée.
Exemple 12 : clusters courts sff
- Le cluster de la mesure 1 se répète dans les mesures 2, 20 et 21, avec les mêmes hauteurs et la même disposition des instruments en relation aux voix.
- Le cluster de la mesure 1 apparaît, à la mesure 3, un demi-ton au-dessus et avec une variation minimale dans la disposition des instruments (il y a une permutation des voix entre la clarinette et le cor).
- Le cluster de la mesure 3 se répète à la mesure 15 avec les mêmes hauteurs, mais avec une différente disposition des instruments.
- Les clusters des mesures 4 et 11 ont une structure intervallaire et une disposition instrumentale différentes au-delà de l’absence de quelque ressemblance avec les autres clusters.
Dans la partie inférieure de l’exemple 12, nous avons mis les notes extrêmes des clusters et nous les avons écrites en tant que classes de hauteurs, dans le but d’observer la proximité entre elles. Regardons, notamment, l’expansion et la contraction minimale de l’espace, ainsi que l’axe de symétrie représenté par la note si.
Mesures 12 - 15
Le mouvement mélodique qui commence à la mesure 9 (tout d’abord ascendant, et descendant par la suite) est ciblé vers la zone du registre où se développe, postérieurement, la texture en forme d’onde de la clarinette. C’est ainsi que l’entrée de la clarinette, à la mesure 12, est perçue comme une continuation du mouvement mélodique antérieur. Même si nous percevons les mesures 9-15 comme une unité, nous analyserons uniquement l’extrait où le profil de la texture de la clarinette dessine une sorte d’onde.
Exemple 13 : hauteurs de la clarinette, c. 12-15 (continuité entre hauteurs et classes de hauteurs)
Exemple 14 : sauts progressivement plus grands de la clarinette (mes. 12-13)
Exemple 15 : mouvement en onde de la clarinette (mes. 13-15)
Le mouvement continu de la clarinette est interrompu brièvement au début de la mesure 15 (par une pause) mais continue, par la suite, dans le registre aigu, avec le même dessin en forme d’onde. Dans l’exemple 13, nous montrons toutes les hauteurs jouées par la clarinette depuis la mesure 12 jusqu’au cluster de la mesure 15. Nous avons entouré par un cercle les notes qui remplissent les intervalles plus grands que la seconde mineure et nous avons mis entre parenthèses, les notes qui ont déjà été jouées (notes répétées). Jusqu’à la mesure 15, toutes les hauteurs comprises entre le ré2 et le mi bémol3 sont utilisées et le registre s’élargit progressivement. Nous avons écrit les notes qui apparaissent à la mesure 15 comme des classes de hauteurs dans le but de démontrer le rapport de proximité avec les hauteurs antérieures. Voyons, dans l’exemple 14, comment les sauts les plus larges apparaissent progressivement.
Dans l’exemple 15, nous mettons en évidence un extrait de la clarinette qui va du troisième temps de la mesure 13 jusqu’au cluster de la mesure 15. Notons que le mouvement est généré à partir des notes pivots qui descendent par demi-ton (si bémol, la, la bémol, sol) et qui fonctionnent comme axe horizontal entre les notes les plus aiguës et les plus graves. En outre, observons que ce type de texture crée des structures symétriques (à travers la sortie et le retour sur un même point) et des structures presque symétriques (par le biais du mouvement minimum de demi-ton). En rassemblant toutes les notes pivots utilisées nous pouvons donc obtenir un ensemble de hauteurs qui obéit aussi à un rapport de demi-ton.
Dans les mesures 12-14, la clarinette intensifie peu à peu l’activité rythmique. Autrement dit, au fur et à mesure que le discours avance, la noire est divisée en parties progressivement plus courtes tout en augmentant, par conséquent, le nombre d’attaques par unité de temps. La séquence obtenue à partir de la division de la noire en 3, 4, 5 et 6 ressemble une sorte de accelerando mesuré (voyons la partition).
Quant aux instruments qui accompagnent la clarinette, il serait également intéressant de tisser deux commentaires. Le premier concerne le procédé graduel utilisé dans l’addition des notes, c’est-à-dire, dans l’avancement de la pièce, les instruments utilisent progressivement plus de notes pour la formations de ses motifs. Dans la partition nous pouvons voir que, tout d’abord, une note est utilisée [3] (flûte, cor et basson, à la mesure 12), ensuite deux (flûte et cor, à la mesure 13), après trois (flûte, basson et cor anglais, aux mesures 13-14), et enfin, quatre (flûte et basson, aux mesures 14-15). Le second commentaire relève de la structure intervallaire de certains motifs utilisés. À la mesure 14, par exemple, la structure de tierce majeure et quinte juste apparaît, de façon descendante, à la flûte (do dièse – la – ré), au basson (fa – ré bémol – sol bémol) et au cor anglais (do – la bémol – ré bémol). Le motif, qui apparait plusieurs fois dans d’autres parties de la pièce (notons que la tierce majeure et la quinte juste surgissent souvent séparées l’une de l’autre), est exécuté en octaves et en forme descendante, aux mesures 23-24, avec la quinte juste au début et la tierce majeure après (mi – la – fa). Celui-là est le seul moment de la pièce où surgissent des octaves superposées. Il s’agit donc d’un moment structuralement important, où le motif de tierce et quinte se cristallise, de façon claire, sur un type de texture différente.