Texte, revu, mis en forme et commenté par Ingrid Pustijanac et Pierre Michel
Traduction et conseils de Helga Zsak (Budapest) et de Tiborc Fazekas (Hambourg), que nous remercions chaleureusement.

Page dactylographiée et annotée en hongrois par Ligeti
Paul Sacher Stiftung (Fondation Paul Sacher)
Référence : « 10 Stücke – Mappe 224/ und 5 » von György Ligeti.


Introduction

Cette page contient plusieurs couches chronologiques qui sont reconnaissables par les différents moyens d'écriture (page dactylographiée, autres  étapes manuscrites en différentes couleurs, la couleur noire semblant être la plus ancienne).

C'est pourquoi, dans le commentaire qui suit, nous proposons deux niveaux d'information : là où il a été possible d'isoler clairement les concepts et expressions notés par Ligeti, nous les avons transcrits et traduits en français. Un deuxième niveau d'information, en revanche, relie certains mots ou certaines expression au contexte plus large de la composition des Dix Pièces pour quintette à vent, tant du point de vue de l'aspect formel que des détails de la technique compositionnelle (illustrés dans les autres articles du présent numéro sur les Dix pièces de Ligeti : esquisses, analyses, etc.). Ainsi le lecteur peut avoir une image riche et détaillée de l'univers dans lequel les Dix pièces ont été conçues et composées. 

Commentaires des éditeurs

Sur cette page l'ordre des pièces envisagé à ce stade par Ligeti n'est pas celui de la version définitive, il correspondait donc à celui de la lettre à Gillblad (août 1968) : le projet était conçu  déjà en dix pièces, mais il manque ici le descriptif des trois premières. L'ordre de succession n'était donc pas le même que celui de la version définitive ; les flèches tracées par Ligeti sur la page laissent imaginer diverses permutations des pièces entre elles.

L'ordre définitif fut déterminé entre août et novembre 1968 (voir les lettres à Ove Nordwall).

Nous préciserons donc ces détails pour chacune des pièces ci-dessous après la transcription du texte du compositeur.

Louise Duchesneau, qui était l'assistante de György Ligeti pendant de nombreuses années, nous avait écrit ceci le 4 juin 2015 :

Ligeti commençait toujours une pièce en notant tout ce qui lui passait par la tête, que ce soit du domaine de la musique, de la peinture, de la littérature: ici on a Couperin, Mahler 7 (référence à la Septième Symphonie de Mahler), libellule, Miro-Klee, Humpty-Dumpty, etc. Ça créait une atmosphère dans laquelle il imaginait la musique.  Alors voilà votre occasion: il s'agit d'une esquisse préparatoire.  Après cela, viennent quelques fois les premiers schémas sur papier (comme il y en a par exemple pour San Francisco Polyphony), et seulement après on voit les premières notes sur papier émerger.  C'est un procédé qu'il a suivi toute sa vie dans l'ouest (quoique j'imagine qu'il faisait la même chose avant sa fuite, seulement il n'en reste pas grand-chose).

Premier bloc de texte

(5) Commérages (sic – en français sur la page.)
4) « Concerto pour hautbois » court, moyennement long. Répétition de sons –staccato- horlogerie, mécanisme de précision, polyrythmie.
Polymétrie, à  l'intérieur solo maniéré pour hautbois, des legato staccato élégants. Parfois des registres graves pour hautbois (fagott et cor ? à l'unisson) et soudain des registres aigus (économiser en vue de 7) Bourdonnement.  
Beaucoup de petits papiers, un tas d'objets. Registre plutôt moyen, économiser les  aigus (à cause du prochain concerto pour flûte).
Ajouté à la main : technique des couches, figuration à la Couperin.
Coda: effets de vent, flûte et cor staccato. « Paroles », Chuchotements-Création pour hautbois- enlever- laisser du temps pour cela puis après la partie la remettre

Commentaires des éditeurs

Cette pièce est devenue la sixième dans la partition définitive. Le « concerto pour flûte » a été placé avant (Pièce n°4).

L'idée de commérages a peut-être quelque chose à voir avec le bisbigliando ou le staccato.

La première description concerne les aspects musicaux. Depuis le début Ligeti a une représentation précise de la notion de répétition, staccato comme nous le verrons dans le commentaire des esquisses. Il envisage dès le début la présence de solos individuels, ici le hautbois, avec des registres extrêmes, mais ceux-ci sont ensuite abandonnés : l'expression « économiser en vue de 7 » correspond au fait que la septième pièce de cette page correspond en réalité à la neuvième pièce de la version définitive. 

L'expression « figurations à la Couperin » renvoie comme souvent à d'autres musiques qui ont pu l'inspirer sur le plan de l'articulation ou de la sonorité.


Second bloc

5) « Concerto pour flûte », court assez rapide, Paganini, virtuose, élégant, « sehr hell leuchtend »,  figures  pour flûte en staccato et legato, staccato dominant (mélangé avec legato) concertos simultanés. Registres aigus presque jusqu'au bout. Economiser le cor (voir morceau suivant) en utilisant la flûte, parfois la clarinette en parallèle (en dessous : ou duos) Reg. pour orgue aussi, lointain, aves octaves à éclipses. Traduction Ob8 Fl ici registre grave (8 Fg Fl aussi) Economiser le hautbois, sinon voir plus haut.

Commentaire des éditeurs

Cette pièce est la quatrième dans la version définitive. Nous remarquons ici d'abord des indications musicales, une allusion à la virtuosité de Paganini, des notions de caractère (« élégant », « leuchtend » : lumineux). Il parle à nouveau de registres, mais ils sont liés ici à des questions de timbre. Il semblerait que la conduite des voix ait été pensée par rapport au couple flûte-clarinette, car ces deux instruments jouent souvent ensemble rythmiquement, et parfois souvent dans le même registre.

Dans ce commentaire il précise aussi quels instruments ne sont pas joués, ceci dans l'idée d'une économie des timbres en fonction des pièces ultérieures.


Troisième bloc

6) (Libelle kürttel spórolni, csak nyomokban).
Partie en accords : tout en sfff-marcatissimo arythmique, homophone, homorythmie. tutta la forza, court, hectique. Correspond à la partie brutale du quatuor à cordes comme des échardes projetées, morceaux, pierres, registre différent, extrêmement grave  fagot-cor, extrêmement aigu flûte, clarinette, hautbois au milieu. Intermezzo-. A angles. Silences à l'intérieur, beaucoup de silences assez longs. Puis de nouveau g ( ?) « crachats », morceaux. Parfois accumulation. Attacca se transforme en morceau libellule, fort, expressif, rythme nouveau.
Ecrit au dessus : attacca de manière à ce qu'un accord reste tenu longuement.
Economiser le cor, seulement en traces.

Commentaire des éditeurs

Cette pièce est la septième dans la version définitive.

Depuis le début il envisageait la relation entre le son et le silence de façon comme une caractéristique fondamentale de cette pièce, cette relation a évolué au cours du processus de composition.

L'idée du « hautbois au milieu » est réalisée dans l'accord de la mesure 30 où  le hautbois est l'élément central de l'accord. Cet accord a été modifié par Ligeti, nous renvoyons au commentaire des esquisses (pièce n° 7) pour plus de détails.

Il évoque l'idée de faire émerger une tenue (« quasi eco » dans la version définitive) d'un ou plusieurs instruments à partir de l'attaque très accentuée.

Cette pièce comporte deux types d'écriture opposés, les accents forts et irréguliers, et les passages associés aux libellules dans la partie finale. Cela désigne la fin de la pièce, page 26  de la partition. Ligeti utilise cette image de la libellule dans la lettre à Ove Nordwall du 6 novembre 1968, cela renvoie à la fin de la pièce 7, page 26 de la partition.


Quatrième bloc

7) « Concerto pour cor » ; au début lent avec échos en solo de cor en introduction (Mahler 7ème symph 1 Nachtstück) puis ex-abrupto relativement rapide (court), brutal, véritable style caccia. Cor en caccia parfois, hautbois en caccia (Pastorale scherzo), mais en interventions.
Bruckner : Symphonie n°4 Scherzo

Commentaire des éditeurs

Cette pièce est devenue la huitième dans la version définitive. Il définit cette pièce comme un concerto pour cor, mais le cor n'intervient pas au début, son entrée, page 28 mesure 12 et suivantes, se fait d'une façon particulière, avec sourdine l'indication  "unmerklich einsetzen, wie aus der Ferne erklingend". Le même son se retrouve dans la partie finale, mesure 31 ("dolce tenuto, cantabile"), mais ici sans sourdine.

Les références à Mahler et Bruckner, déjà formulées à propos d'autres oeuvres antérieures comme Lontano, sont en relation avec une certaine du cor et des techniques ou sonorités qui lui sont propres (sourdine, écho, impression d'éloignement, d'espace, etc.).


Cinquième bloc

8) Cystoscope
Flûte change en piccolo. Court, lent, assez aigu, uniquement des sons longs : piccolo, clarinette registre  assez aigu (écrit au -dessus : secondaire). Pas de cor. Pas de fagott. Lévitations, frôlements. Seulement de style intermezzo.

Commentaire des éditeurs

Cette pièce est devenue la neuvième dans la version définitive, elle est conçue comme un intermezzo, une pièce de transition. Il sait déjà que cette qualité d'intermezzo sera réalisée avec un seul caractère : sons aigus, tenus (longs), sans contrastes. Comme auparavant, on retrouve l'idée d'interaction entre les pièces du point de vue de la nomenclature instrumentale et des timbres (ici : pas de cor, ni de basson).


Sixième bloc

9) « Concerto pour fagott » (écrit au-dessus : Miró, Klee ;  numéros d'équilibre, Cirque). Assez rapide, court, assez burlesque. Grands sauts de fagott staccato et legato aussi. En utilisant les extrêmes graves et les extrêmes aigus. Registration d'orgue. Lointain à éclipses surtout ; grands contrastes dynamiques, couches derrière les couches.
Mais avec des aigus à la clarinette aussi (clarinette ici assez burlesque), fagott drôle. Cor double (soudain grave cor fagott) avec des interruptions. Le tout s'arrête soudain et reprend. Film de trucage « Humty dumpty » mais Fagot et piccolo duo alternatif (écrit au-dessous : Clevel. Ob. et cor plutôt secondaire)
Éventuellement  collage de Choral piccolo grave (à la fin ?)
Clarinette parfois très  grave, parfois très aiguë. On peut mettre ici le fff plus grave ; clarinette brutale comme le fagott métallique.
Grands contrastes de registres (successifs et simultanés). Ici le sfff au hautbois et au fagott dans le grave peut être soudain.
Le fagott a une tendance à des fff soudains. Accents même des parties entières de mélodie en fff.
Piccolo: dans le registre grave ; en profiter (en soliste? en solo ?), ou mélangé ou en octave inversée
Piccolo en bas, une octave plus haut hautbois ou clarinette ? Peut-être comme une ombre solo,  le piccolo reste soudain seul.

Commentaire des éditeurs

Cette pièce est la dixième dans la version définitive.

Ici les associations extra-musicales sont très présentes, pour exprimer le caractère burlesque, la dimension de « cirque ».

Ligeti fait allusion à la fin de cette pièce, où seule persiste une tenue du piccolo. A ce stade la dimension théâtrale de la note finale du basson n'était pas sous-entendue, mais la citation de Lewis Caroll apparaît avec cette mention de Humpty Dumpty, personnage de « Alice au pays des merveilles » (voir à ce sujet la lettre de Ligeti à Nordwall des 5 et 6 août 1968 dans le même numéro de Musimédiane).


Septième et dernier bloc

10) Ensemble: (à la main: doux) moyennement rapide, plus long, plus fluctuant, nouvelle polyphonie (harmonie et estompage) insertions dans le concert, polyrythmie, polymétrie, des solos, montage collages à l'intérieur ; pl. Beatl  figures rythmiques individuelles.
Doux (« mild »),  registre moyen, sans les extrêmes (contraste par rapport au morceau précédent). PICCOLO MUTA IN FLAUTO !
A la main tout en bas :Continuum-clavecin (presto ?).

Commentaire des éditeurs

Il s'agit de la troisième pièce de la version définitive, on peut le déduire d'après la notion de « nouvelle polyphonie ». L'indication du «changement du piccolo à la flûte» était sans doute prévue dans une version antérieure, mais dans la version publiée on passe de la flûte en sol (3e pièce) à la flûte en ut (4e pièce).

L'expression « harm. + Trübung » renvoie à harmonie et estompage. Plusieurs remarques restent assez énigmatiques dans ce commentaire, notamment le montage et les collages. On retrouve la préoccupation pour les registres et diverses indications de caractère et de priorités musicales (nouvelle polyphonie, polymétrie, polyrythmie).