Enregistrer les Dix pièces pour quintette à vent de György Ligeti
sous la direction artistique du compositeur

Rencontre et entretien avec Helmut Koch

Nathalie Hérold et Pierre Michel

Les Dix pièces pour quintette à vent ont été écrites par Ligeti en 1968. Il s’agissait d’une commande du quintette à vent de l’orchestre philharmonique de Stockholm, qui avait par ailleurs assuré la création des Six bagatelles pour quintette à vent – composées par Ligeti en 1953 – le 6 octobre 1969 [1]. Comme l’explique Ligeti lui-même : « L’instrumentation leur avait beaucoup plu, et ils m’avaient fait parvenir une commande en bonne et due forme (c’est-à-dire avec des honoraires) pour un nouveau quintette à vent. » [2] C’est donc tout naturellement que Ligeti dédia cette œuvre à ses commanditaires, qui en assurèrent également la création à Malmö en Suède le 20 janvier 1969 [3].

Les Dix pièces pour quintette à vent ont fait l’objet d’une quinzaine d’enregistrements entre 1969 et 2004 [4]. L’enregistrement le plus ancien a été réalisé à Stockholm entre novembre et décembre 1969 par le quintette à vent de la philharmonie de Stockholm, vraisemblablement sans la présence du compositeur [5], et publié en 1970 par le label EMI [6]. Le premier enregistrement sous la direction artistique de Ligeti a été réalisé à Baden-Baden en décembre 1970 par le quintette à vent de l’orchestre du Südwestfunk [7] et publié en 1971 par le label WERGO [8]. Ce dernier quintette à vent était constitué à l’époque de cinq musiciens titulaires de l’orchestre symphonique du Südwestfunk : le flûtiste Kraft Thorwald Dilloo, le hautboïste Helmut Koch, le clarinettiste Hans Lemser, le bassoniste Helmut Müller et le corniste Karl Arnold, qui ont ainsi tous les cinq eu l’occasion de travailler avec Ligeti en vue de la production de cet enregistrement (Photos 1 à 3).

Photo 1 : De gauche à droite Hans Lemser, Kraft Thorwald Dilloo, Helmut Müller, György Ligeti, Karl Arnold et Helmut Koch. Répétition à Baden-Baden, mars 1969.
(Collection personnelle de Helmut Koch.)

Photo 2 : À gauche György Ligeti. À droite Kraft Thorwald Dilloo, Hans Lemser, Helmut Müller, Karl Arnold et Helmut Koch (dans cet ordre). Répétition à Baden-Baden, mars 1969.
(Collection personnelle de Helmut Koch.)

Photo 3 : György Ligeti. Répétition à Baden-Baden avec le quintette à vent du Südwestfunk, mars 1969.
(Collection personnelle de Helmut Koch.)

Ces documents musicaux enregistrés soulèvent des questions spécifiques aux Dix pièces pour quintette à vent, ainsi qu’un certain nombre d’interrogations de portée plus générale. Dans quelle mesure de tels enregistrements peuvent-ils être considérés comme de véritables sources musicales, dont il s’agit d’analyser tant l’objet en lui-même que ses processus de production et de réception ? Et quelles nouvelles connaissances leur étude est-elle susceptible de mettre en évidence s’agissant de la compréhension de l’œuvre musicale elle-même, mais également de son histoire, de son contexte, ainsi que des acteurs musicaux impliqués dans sa production ? Dans la littérature ligetienne, généralement centrée sur l’écriture musicale en étroite relation avec la notation, les descriptions et les analyses de situations liées à la production d’enregistrements audio se font en effet très rares, bien qu’il s’agisse là d’une étape essentielle dans la diffusion et la réception de la musique de Ligeti – et ce d’autant plus lorsque le compositeur y fut partie prenante [9]. En outre, peu d’éléments émanent des interprètes de Ligeti eux-mêmes, en particulier sur des aspects liés à la réalisation pratique des œuvres musicales dans le cadre de sessions d’enregistrements et, le cas échéant, à la collaboration entre interprètes et compositeur – pourtant essentielle de façon à cerner le processus de production musicale dans toute sa complexité [10]. Dans le cas particulier des Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti, la documentation relative à la production musicale enregistrée de cette œuvre est – à notre connaissance – quasiment inexistante.

Au début de l’année 2014, nous avons eu la chance d’entrer en contact, de rencontrer et de nous entretenir avec le hautboïste Helmut Koch, ancien membre du quintette à vent de l’orchestre du Südwestfunk, qui avait collaboré avec Ligeti en 1969-1970 en vue de l’enregistrement des Dix pièces pour quintette à vent pour le label WERGO. Au travers du genre de l’entretien, notre intention était de faire émerger, par le discours, des éléments de connaissance de la part de l’interprète au sujet de cette expérience musicale menée sous la direction artistique du compositeur. La discussion a pris la forme d’un entretien semi-directif d’une durée totale d’environ une heure trente minutes, avec un certain de nombre de thématiques et de questions prédéfinies, mais une souplesse s’agissant du déroulement de l’échange et de la possibilité de réagir à des éléments non planifiés à l’avance. Au moment de l’entretien, réalisé en langue allemande le 13 janvier 2014 à la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme Alsace à Strasbourg, Helmut Koch était âgé de 73 ans. Il nous avait rejoint depuis sa résidence de Baden-Baden pour l’après-midi. Sur la base d’une version enregistrée de cet entretien, une transcription de travail a été réalisée en langue allemande [11]. Une version française a ensuite été produite, en sélectionnant les passages les plus pertinents de la discussion et en opérant certaines réorganisations du texte en fonction des thématiques traitées [12].

La suite de ce travail reprend successivement les principaux thèmes de discussion abordés durant l’entretien avec Helmut Koch. Tout d’abord, les échanges autour du travail d’enregistrement mené en collaboration avec Ligeti permettent de mieux cerner le contexte et le processus de production de la version enregistrée des Dix pièces par le quintette à vent du Südwestfunk. Ensuite, plusieurs questions portant sur le langage musical de Ligeti apportent des informations précieuses sur les conceptions et les représentations musicales de l’œuvre propres au musicien sur la base de sa pratique instrumentale. Enfin, quelques considérations générales permettent de replacer le discours de Koch dans le contexte plus large de sa pratique et de son expérience de l’orchestre et de la musique de chambre.