Je décidai de transcrire sur partition le thème de « Play Piano Play » sans remettre en cause la conviction d’un tempo unique que contestait Bernard Lortat-Jacob.
Les caractéristiques de cette première transcription étaient :
- articulation swing sous-entendue,
- élision des indications (nuances, …),
- transcription des deux mains d’après le postulat qu’il n’y a qu’un seul tempo.
J’avais donc une partition satisfaisante pour qui voulait interpréter « Play
piano Play » comme un standard de jazz et non l’interpréter littéralement comme
son auteur.
Figure 1 "Play Piano Play" (1947) partition prescriptive des 8 premières mesures du thème.
Cette transcription s’est d’ailleurs avérée très proche de la transcription intégrale de « Play Piano Play » publiée dans le commerce par Morris FIELDMAN (1957) [4].
Figure 2 "Play Piano Play" (1951) : extrait (8 premières mesures du thème) de la transcription de Fieldman (1957).
Cette première transcription, « normative » au sens où sa juste interprétation dût être induite par la connaissance de sa norme[5] ne satisfit ni Bernard Lortat-Jacob ni les autres étudiants en DEA du point de vue de l’articulation rythmique des cinquième et sixième mesures des « A ». Ils n’y retrouvaient pas le « décalage » qu’ils percevaient à l’écoute de la source.
Même si je restais sceptique quant au fait que le pianiste pût jouer deux tempos
simultanément (sans lien polyrythmique), je devais convenir de l’infidélité
de cette transcription à l’interprétation originelle, en particulier aux cinquième
et sixième mesures des « A » .
Il fallait donc réécouter les passages en question avec une oreille
neuve, débarrassée du filtre culturel d’un musicien et d’un amateur
de jazz.
Dès lors que l’équipe du musée ne jugeait pas ma première transcription fidèle,
j’ai voulu me rendre compte de ce qui n’y était pas restitué avec justesse.
Pour ce faire, j’ai écouté l’enregistrement en diminuant au maximum la vitesse
de lecture[6] puis pris
comme canevas d’analyse ma première transcription et institué le critère suivant
: « à quels endroits les valeurs qui sont prétendument jouées simultanément
sur ma transcription ne le sont pas réellement ? ».
En numérotant les temps des huit premières mesures du premier « A » de 1 à 32,
on remarquait que les « uns » des deux mains n’étaient pas synchrones
aux temps 17 à 24 mais décalés _ la main gauche précédant la droite[7].
Figure 3 : "Play Piano Play" (1947) : asynchronismes
entre les "uns" des deux mains
aux temps 17 à 24 (cinquième et sixième mesures du thème).
Une accélération du tempo de la main gauche était-elle à l’origine de ces «
asynchronismes » ? La main gauche gagnait-elle en vitesse au point de précéder
la droite aux cinquième et sixième mesures du thème ?
Cette hypothèse posait nécessairement une différence, changeante, de
tempo entre les deux mains, laquelle contrevenait au postulat d’un
tempo unique.
Mais alors jusqu’où, car il ne pouvait le faire que provisoirement, Garner poussait-il
cette dichotomie ?
Pour vérifier l’hypothèse d’une accélération, et donc d’une désolidarisation
de la main gauche, il fallait mesurer ce décalage, lequel devait selon cette
dernière supposition évoluer.
J’ai effectué un sonagramme* du premier « A » de la version de 1947 de « Play Piano Play ».
Figure 4 Sonagramme de Play Piano Play (1947 )
Les étapes préalables à toute l’observation consistaient à, d’une part, repérer les hauteurs fondamentales, pour, d’autre part, vérifier l’existence d’asynchronismes observés plus haut entre chacun des « uns » des deux mains.
Une fois les hauteurs identifiées, je pouvais confirmer que les asynchronismes notés à l’oreille aux cinquième et sixième mesures du A se manifestaient bien sur la représentation graphique du son. Je pouvais aussi mesurer les intervalles qui y séparaient chaque noire de la main gauche et vérifier ou infirmer la régularité de celle-ci.
Le décalage était effectivement présent mais la main gauche n’accélérait pas
de manière significative.
Il restait que le décalage pouvait toujours résulter d’une différence de tempo
avec la main droite. J’employai donc une méthode comparable et constatai que
la longueur moyenne de la noire à la main droite était semblable à celle de
la main gauche.
Je devais donc abandonner l’hypothèse des deux tempos et me rendre à l’évidence
que le décalage était fixe à la main gauche comme à la main
droite : il n’y avait par conséquent qu’un seul tempo[8].
Une fois établie l’existence d’un décalage fixe sur un tempo régulier unique
aux deux mains, il fallait transcrire à son tour celui-là en valeurs solfégiques.
La main droite au passage analysé jouant en croches, quelle était la nature
de celles-ci ? Binaires (égales) ou swing (inégales) comme souvent en jazz[9]
?
Malgré quelques fluctuations, on pouvait affirmer que le passage en croches
de la deuxième moitié du A était joué en croches binaires (la
durée moyenne de la croche binaire étant étalonnée à 150 à la noire à 0,20 s).
Si, contrairement à la représentation qu’en faisait ma première transcription,
cette série de croches à la main droite était régulièrement décalée des « uns
« de la main gauche, alors de quel intervalle l’était-elle ?
Après mesures, j’estimai la durée moyenne de ce décalage à 0,09 s soit une valeur
légèrement inférieure à la double-croche (0,10s).
La nouvelle partition obtenue d’après les mesures sur le sonagramme fait apparaître
qu’Erroll Garner ne joue effectivement pas les cinquième et sixièmes mesures
du A telles que je les avais transcrites la première fois.
D’autres surprises, que l’oreille n’avait pu que pressentir, émergent de sa
lecture : dans le passage analysé Garner joue, ce qui est en soit atypique dans
une pièce où l’articulation est majoritairement ternaire, des croches
binaires décalées d’une valeur légèrement inférieure à la double-croche[10].
Figure 5 « Play piano Play » (1947) : transcription descriptive des quatrième, cinquième et sixième mesures du A.
La comparaison des mesures problématiques du premier A, dans leur ancienne
et leur nouvelle transcription, rendit définitivement caduque la première transcription
aux croches « droites ».
À l’écoute des versions Midi de l’éditeur de partition des quatrième et cinquième
mesures « décalées » Bernard Lortat-Jacob et Marc Chemillier reconnurent effectivement
Garner.
De plus, nous avions réellement l’impression que dans ce cas de figure notre
ouïe était troublée; le décalage, même artificiellement reproduit, faisant mouche.
Figure 6 premier A (47): croches "droites" X
Figure 7 premier A (47): croches "décalées" X
Mais en quoi ce procédé, dont la mise à jour venait d’être validée, pouvait-il être considéré comme un élément technique du jeu du pianiste ?
Chapitre précédent - Chapitre suivant
[4] Bien que ce ne soit pas précisé, la transcription de Fieldman est celle de la version de 1951 de « Play Piano Play ». Mais on le verra plus loin, les structures de deux morceaux en ce qui concerne l’agencement rythmique des mains sont proches.
[5] J’avais initialement employé le terme « prescriptif » pour désigner toute partition qui entend présenter une musique en priorité à des musiciens qui en ont intériorisé les principes. Force fut de constater l’ambiguïté de ce mot après la lecture du précis d’Ethnomusicologie de Simha Arom qui, entend sous le vocable ce qui est prescrit, c’est-à-dire expressivement demandé à l’interprète _ nuances, mouvements etc.
[6] Ce qui revient à écouter le morceau, dont j’estime le tempo originel à 150, à 126 à la noire.
[7] Dans une division en croches du temps on parle d’une croche sur le temps (la première, le « un ») et d’une croche en l’air (la seconde, le « et »).
[8] Celui-ci , pour facilité la clarté de l’exposé est arrondi à 150 à la noire. Je peux ensuite dresser un tableau de correspondances cm/secondes/durées musicales établies pour cet étalon.tableau des correspondances valeurs solfégiques, longueurs et durées.
Valeur solfégique |
Longueur (cm) |
Durée (s) |
Rapport |
Noire | 1,9 | 0,40 | 1 |
Croche (binaire) | 0,95 | 0,20 | 1/2 |
Croche de triolet | 0,63 | ≈ 0,13 | 1/3 |
Double croche | 0,475 | 0,10 | 1/4 |
Triple croche | 0,2375 | 0,05 | 1/8 |
Quadruple croche | ≈ 0,12 | 0,025 | 1/16 |
Quintuple croche | ≈ 0,06 | ≈ 0,012 | 1/32 |
[9] On appelle croches « swing » des croches dont l’inégalité est due à ce que la première est égale à une croche de triolet et la deuxième au deux croches suivantes du triolet, d’où leur appellation « croches ternaires ».
[10] Soit deux mesures de croches binaires à la main droite jouées alternativement sur les secondes et quatrièmes doubles-croches par rapport à une main gauche isochrone qui joue sur les temps _ dans la même unité métronomique