La mort.

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La mort apparaît musicalement en contraste avec ce qui précède. Le chant se cristallise essentiellement dans la répétition d'un même rythme et d'une seule note. D'abord le ré, puis, à la suite de la modulation, le fa : la tension s'élève légèrement au moment où son discours se fait plus pressant («Aie courage! »). Schubert fait sienne cette coutume du théâtre musical qui veut que les figures liées au monde inférieur soient représentées avec un port austère (le registre est grave, l'agogique est lente) et dans un ton monocorde à la fixité glaçante[11]. La mort est dépourvue de cette mobilité du sentiment qui habite le vivant.

« Gib deine hand », « Dammi la mano in pegno »... Plusieurs choix compositionnelles adoptées par Schubert présentent des remarquables analogies avec celles qui apparaissent dans la scène du Commandeur du Don Giovanni de Mozart. La statue du Commandeur, qui pour Don Giovanni incarne la mort elle-même, s'exprime, elle aussi, avec une gravité aussi bien de registre que de rythme et dans un ton monocorde. C'est l'expression musicale qui accompagne l'apparition d'un être surnaturel.

Dans plusieurs moments de cette scène, ainsi que dans notre Lied, les parties contrapunctiques de l'accompagnement instrumental avancent par degrés conjoint ; leurs mouvements sont très simples, relégués en des ambitus restreints. Ceux-ci sont les traits idiomatiques de la musique vocale à la fonction liturgique d'usage populaire dans les pays de langue allemande : celle du choral protestant[12]. Une formule caractéristique de ce style voit certaines parties rester en position fixe alors que d'autres se déplacent par mouvement contraire :

Der Tod und das Mädchen, mes. 34-36.


W. A. Mozart, Don Giovanni, mes. 472-475 du Finale.

Autant Schubert que Mozart adoptent ce style pour évoquer la sphère du sacré. Il s'agit d'une connotation supplémentaire destinée à habiller le personnage. Elle se répercute sur la qualité du discours que le Commandeur et la Mort prononcent : ils parlent tel un officiant qui profère son sermon sur le fond d'une musique liturgique. Leur intervention est chargée d'une incontestable autorité[13] . Ce processus sémantique est différént de ceux qu'on a rencontrés jusqu'ici. Alors que la courbe mélodique représente et exprime en se mouvant en analogie avec la prosodie du langage parlé (puisque les deux champs d'expression sont homologues), ici la musique suggère un contexte, un concept, une atmosphère, en renvoyant à l'un de ses propres codes internes.

Le rythme (dans le Lied, comme dans l'opéra) se bloque dans l'itération d'une seule formule incessante, obsédante, lancinante. La fixité du rythme, son aspect monolithique, pétrifié, vient à renforcer celle de la mélodie. Et au même temps, elle exprime – ou plutôt, elle rend concrètement perceptible – l'idée de l'inexorable. Alfred Einstein parle, à propos de notre Lied, de « danse macabre », de « marche de l'inéluctable »[14]. Cette façon d'avancer lourdement cadencée, cette progression uniforme, que rien ne peut arrêter, dérivent, dans le Lied de Schubert, d'une seule figure en rythme dactylique. Danse macabre, oui... Ou bien un très lent galop. Une image nous viens à l'esprit, qui apparaît dans des œuvres imprimées, dans les tarots, dans des fresques de petites églises de campagne : celle, d'origine tardo-médiévale, de la mort à cheval. La mort, représentée par un squelette (der Knochenmann), survient avec sa large faucille en chevauchant un destrier squelettique, et au galop[15].

Le chant de la Mort est contenu en deux phrases musicales symétriques, de huit mesures chacune[16]. La première phrase est centrée sur l'harmonie de ré mineur, alors que la mélodie – comme on l'a vue – se limite essentiellement à réitérer la tonique. Elle se conclut avec une modulation au relatif majeur. La phrase successive implique donc une montée de la tension mélodique et du plan harmonique. Cela correspond à l'adoption d'un ton impérieux (« Aie courage! »), bien que se maintienne cette immobilité dépourvue d'émotions qui distingue le personnage. L'harmonie reviendra enfin vers la tonalité de ré, majeur cette fois-ci. «Doucement tu dormiras dans mes bras! » : ces derniers mots laissent entrevoir, in finis, un horizon de paix et de salut. La coda pianistique sur cette tonalité majeure, de signe positif, en sera l'écho.

La solidité du cadre formel concours à la description du personnage dramatique, elle dépeint son allure grave, sévère, austère ; son air solennel. La Mort ne connaît pas la volubilité de l'âme humaine. Elle provient d'un monde éloigné de la raison des hommes, un lieu où, au contraire, se décide notre sort. D'autre part, cette rigueur sert à illustrer le sens ultime de ses paroles. Elle en renforce le propos et l'intention, qui est celle de persuader la jeune fille à s'abandonner à la fatalité de son destin.

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[11] Tout dépend du contexte et de la manière dans laquelle différents plans sémantiques, en se renforçant mutuellement, concourent à définir une signification d'ensemble. De la répétition obsédante d'une seule note on pourra tirer d'autres interprétations. Le long du Die liebe farbe (qui fait partie du cycle Die schöne Müllerin) le piano indique, par la répétition obstinée, l'état de raideur dans lequel se trouve la pensée du narrateur, subjugué qu'elle est par l'obsession de la couleur verte. Couleur symbolique de l'amour, de son amour.

[12] Le Lied en reprend la grammaire harmonique et quelques archaïsmes, telle la relation IV-I, qui est comme le souvenir d'une cadence plagale.

[13] Leporello en est terrorisé et même Don Giovanni, qui pourtant ne se sépare pas de son courage, est en proie à un trouble profond (cf. la mélodie tortueuse et insistante des violons et des altos, toute en levé, aux mots : « Non l'avrei giammai creduto » ; ou bien l'intervalle descendant de seconde mineure, si angoissant, aux paroles : « che chiedi?, che vuoi? » ).

[14] A. Einstein, Schubert a musical portrait, pag. 169 et 310 de l'ed. it. : Schubert, Accademia, Milano, 1978. [Trad. de l'A.].

[15] Parmi les documents iconographiques plus connus du thème du « triomphe de la mort », on peut citer la fresque du palais Abatellis à Palerme, celle de Bartolo di Fredi à Lucignano, la toile homonyme de Pieter Bruegel l'Ancien.

[16] Une régularité formelle distingue la construction de la période qui est composée de 8+8 mesures. Le parcours harmonique en son entier est soumis à une symétrie spéculaire : la première phrase débute dans la tonalité de ré mineur pour parvenir au fa majeur. La deuxième part du fa majeur pour retourner vers le ré (majeur). L'articulation interne divise chaque phrase en unités égales de 4+4 mesures. Les premières quatre se divisent à leur tour en 2+2 mesures au chemin spéculaire, bien que les termes en soient inversés d'une phrase à l'autre (I-IV-IV-I / IV-I-I-IV). Enfin, dans l'ensemble, les deux phrases ont une allure similaire. En voici le schéma (DS = dominante secondaire ; équiv. = équivoque de phase harmonique) :