(1) S. Mallarmé, Pour un tombeau d'Anatole, feuillet 165, publié par Jean-Pierre Richard, Seuil, Paris, 1961, p. 303.
(2) Sonate en Si mineur, dont les quatre mouvements mobilisent l'énergie de l'écoute sans interruption pendant près d'une demie heure.
(3) Fantaisie pour piano à quatre mains en fa mineur, dans laquelle Schubert a ressenti la nécessité d'enchaîner les quatre mouvements.
(4) Par exemple, dans un contexte encore tonal, la réexposition du premier mouvement de son Second Quatuor en fa# mineur (mesures 146-160) est imbriquée à la fin du développement de telle façon que ces deux parties sont en réalité indissociables. Cette ambiguïté fait partie de la réussite formelle de la pièce. En effet, le premier thème est joué dans la tonalité de fa majeur, soit un demi-ton plus bas que lors de sa première apparition. De tels rapports de tonalité, à distance de demi-ton, sont décisifs depuis le Premier Quatuor. Qui plus est, il se superpose à lui-même, en canon et en augmentation. Il y a donc tout lieu de se figurer en présence de l'un des points cruciaux du développement. Mais sa prégnance est telle que, lorsque seule la seconde partie de ce thème est entendue sur les hauteurs qui se réfèrent au fa# mineur du début, la sensation de reprise est particulièrement saisissante. Les choses se passent comme si la partie omise du thème, que l'on vient d'entendre sur un autre plan, rendait beaucoup plus convaincante la notion de reprise dans un contexte tonal aussi élargi, créant un jeu de mémoire saisissant, une partie de la réexposition étant happée par le développement.
(5) Chez Beethoven en particulier, c'est le moment de l'affirmation. Mais le foyer est aussi un lieu de fragilité, due à la répétition attendue capable d'affaiblir l'ensemble de ce qui l'entoure, ce qui précède comme ce qui suit. Voir à ce sujet les pages décisives d'Adorno consacrées à Beethoven et à Mahler (Beethoven, Philosophie der Musik, Fragmente und Texte, Herausgegeben von Rolf Tiedemann, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993, pp.39-40, et sa traduction anglaise : Beethoven, The Philosophy of Music, traduit de l'allemand en anglais par Edmund Jephcott, Cambridge, Polity Press, 1998, p. 17. Cf. également Mahler, une physionomie musicale, traduit de l'allemand et présenté par Jean-Louis Leleu et Theo Leydenbach, Paris, Minuit, 1976, pp. 98-99 et 141-142).
Chercher dans le Trio à cordes composé en 1946 une forte concentration des questions auxquelles Schoenberg s'est confronté s'avère fructueux. L'œuvre provoque l'étonnement, recèle de nombreuses surprises. Sa forme, pour commencer : le Trio, construit en cinq parties enchaînées sans interruption (Partie I – Episode 1 – Partie II – Episode 2 – Partie III), renoue avec la concentration des différents mouvements en un seul flux continu, atteignant ici presque vingt minutes. Par cet étirement de la forme, l'œuvre reprend une concentration formelle expérimentée avec force quelque quarante ans plus tôt, quand cette extension s'était révélée très propice à l'exacerbation des capacités de structuration de la tonalité. S'inspirant de Liszt(2), mais après Schubert déjà(3), cette fusion avait permis à Schoenberg d'accroître considérablement le niveau des tensions imposées aux forces de structuration de la tonalité. L'exemple décisif est son Premier Quatuor en ré mineur op. 7, datant de 1905, qui précède la Symphonie de chambre op. 9 dont les différents mouvements sont également enchaînés.
Se présentant comme un bloc unitaire, le Trio op. 45 accumule de nombreux paradoxes dont le faisceau multiplie les tensions antagonistes et offre un regard privilégié sur la complexité schoenbergienne :
Dans le cadre réduit de cette étude, il s'agit d'examiner l'œuvre sous ces angles volontairement restreints, en se concentrant en particulier sur le rôle joué par quelques réminiscences tonales permettant le croisement de vieilles questions avec des problèmes inédits.
Le foyer inattendu créé par la reprise cristallise une expérience de mémoire radicalement nouvelle. Quelles peuvent être les incidences d'un tel moment sur l'ensemble de la forme? La répétition est aussi dangereuse pour l'équilibre d'une pièce musicale que sa fascination est grande –fascination bien présente chez Schoenberg, secrètement liée à son obsession de la variation développante. Dans le Trio op. 45, la répétition est d'abord littérale lors de la reprise, puis curieusement constellée de trous et d'oublis. Ces béances, d'abord imperceptibles, se propagent ensuite de façon inquiétante. Les omissions corrompent la répétition et multiplient les paradoxes, ajoutant à la tension produite de nouvelles couches de mémoire.
Les deux passages suivants se situent aux extrémités opposées de l'œuvre. Leur apparente simplicité donne un exemple d'un paradoxe schoenbergien : culture véritable et fascination pour l'élémentaire, loin de s'opposer, maintiennent ici le fil qui les relient aux intuitions premières.
Un épuisement de l'énergie précède ces deux moments. Après l'explosion d'une tension croissante durant toute la Partie I, la polyphonie complexe à six voix se réduit, d'abord à trois voix, puis à deux seulement, dans un mouvement cadentiel avant de se clore avec une ligne unique du violon solo. Ces deux allégements de la texture musicale sont destinés à s'imprimer durablement dans la mémoire. Le premier se trouve au début du Premier Episode, le second se situe vers le premier tiers de la Partie III. Leur simplicité marquante se poursuit toutefois différemment : lors de la répétition (variée dans son instrumentation, la partie aiguë étant confiée au violoncelle), après le silence fixant l'ascension vers le registre aigu, Schoenberg fait suivre une oscillation du même violon. On retrouve bien là un élément marquant de la Partie I, mais situé initialement quatorze mesures après ce point d'arrêt. Quatorze mesures décisives pour la construction générale, car il s'agit d'une transition cruciale, d'une ambiguïté harmonique constitutive de l'ensemble de la pièce. Un pan entier est donc relégué dans l'oubli dans la Partie III. Lors de la répétition, seuls quelques plis saillants sont conservés par la mémoire : la structure s'allège et Schoenberg dirige l'écoute d'un moment privilégié à l'autre.
Une première représentation synoptique de la forme du Trio à cordes permet de situer les deux passages précédents. Elle autorise aussi une représentation de cette mémoire se constituant progressivement au cours des quatre premières parties, avant que la dernière réinvente l'idée de reprise en ressaisissant l'ensemble :
exemple 3 : structure 1 (réduction de la polyphonie à deux puis une seule voix)
(6) Cf. la lettre célèbre du 27 juillet 1932 adressée à Rudolf Kolish, dans laquelle Schoenberg reconnaît l'ampleur du travail accompli par le violoniste pour déceler la série du Troisième Quatuor op. 30, mais se montre très critique sur l'utilité d'une telle démarche, affirmant qu'elle ne peut avoir aucun lien avec une découverte des qualités esthétiques de l'œuvre : " Je ne saurais trop mettre en garde contre le danger qu'il y a à surévaluer ces analyses, puisqu'elles conduisent à ce que j'ai toujours combattu : à savoir comment c'est fait ; alors que j'ai toujours aidé à reconnaître ce que c'est !". Arnold Schoenberg , Correspondance 1910-1951, lettres choisies et présentées par Erwin Stein, traduit de l'allemand et de l'anglais par Dennis Collins, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983, p.166. Pour accéder à la totalité de la lettre et découvrir un corpus d'une grande richesse : http://www.schoenberg...
(7) Les dernières mesures des pièces de la période « visionnaire », en particulier celles des op. 15, op. 16, op. 17, op. 19, mériteraient une étude spécifique capable de mettre en lumière leur aptitude étonnante à renouveler notre perception d'une "cadence", conclusive ou ouverte. Ces réussites doivent être rapportées aux conclusions des deux premiers quatuors, dont la pertinence formelle par rapport à l'ensemble et à la durée de chacune de ces œuvres ne cesse de surprendre.
(8) Les esquisses constituent une autre illustration de la richesse du site de l'Arnold Schoenberg Center, tout comme la présence de la totalité du manuscrit. Deux versions du manuscrit du Trio op. 45 y sont disponibles : http://www.schoenberg....
(9) La série principale est déployée à la voix supérieure et son renversement à la voix inférieure. Au sein de chacune des voix, l'écriture suggère la présence d'une seconde voix, constituée seulement du premier et du dernier son de chaque hexacorde (une "série dans la série", que l'extension de la série sur 18 sons permet, constituée par une présentation différente des sons du premier hexacorde dans le troisième de chaque forme de la série.
Une longue confrontation avec la méthode de composition avec douze sons précède l'avènement du Trio op. 45. Schoenberg s'exaspérait d'une attention trop forte portée à l'examen de cette technique, nuisible selon lui à la compréhension de son travail : l'effort de compréhension devait bien davantage tendre au « quoi » plutôt qu'au « comment »(6).
Ecouter les moments ultimes de l'œuvre peut contribuer fortement au rejet de tout formalisme – une entrave tenace obstruant régulièrement la compréhension d'une musique surexposée à ce danger. Schoenberg était fier de savoir terminer. En résonance avec certaines conclusions totalement neuves inventées lors de la suppression de la cadence tonale(7), la suspension des derniers moments du Trio interroge durablement l'écoute et invite le plus sûrement à reconsidérer ce qui est advenu.
Au sein de ce concentré d'énergie et de tension qu'est le Trio op. 45, le regard en arrière que porte le dénouement desserre quelques-uns des éléments de la composition. Il permet de s'attacher à la compréhension de la série, premiers pas de l'écoute en direction de la multiplicité des tenseurs de l'énergie.
Les esquisses de Schoenberg(8) facilitent la compréhension de plusieurs particularités de la série, fondée sur trois hexacordes(9) :
Chacun des deux premiers hexacordes est fondé sur 4 sons reliés chromatiquement (par exemple do#-ré-mib-mi pour le premier) d'où se détache un "satellite" (sib-la). Pour le second hexacorde, le groupe de 4 sons s'étend du sol# au fa, les premiers et derniers sons (si-do) devenant le "satellite". Le troisième hexacorde reprend les sons du premier sous une présentation différente.
Lors de l'ultime conclusion, c'est pour commencer l'alto qui alterne entre les deux octaves de son registre grave les quatre sons du premier hexacorde formant un bloc chromatique ; le violoncelle maintient pendant ce temps un trille sur le "satellite" sib-la, tandis que le violon déploie seul la forme renversée, alternant les modes de jeu (pizzicati dans le grave, dont les sons sont parfois répétés dans le suraigu grâce aux harmoniques). Plus exactement, l'alto fait osciller deux fois les trois sons ré-mib-do#, et, uniquement lors de la troisième occurrence, insère très brièvement le mi entre le mib et le do#, accélération rythmique qui décide d'un premier changement de situation par l'avènement du second hexacorde.
Le violoncelle prolonge ensuite l'accompagnement de la voix principale jouée par l'alto en faisant entendre le "bloc chromatique" s'étendant du sol# au fa. Contrairement au premier hexacorde, ces quatre sons ne sont plus interrompus par les deux notes du "satellite" : ils forment un bloc plus homogène et plus immédiatement reconnaissable. Le jeu du violoncelle permet de conserver l'enchaînement des deux tons entiers sol#-fa# / sol-fa tel qu'il apparaît dans la série, joués deux à deux, la seconde fois sans répétition. Il s'agit là d'une particularité décisive de la série, constituant de puissants effets de mémoire dès les premières mesures de l'œuvre. Faisant entendre le chromatisme si-do, l'alto joue donc le premier et le dernier son du second hexacorde qui constituent cette fois également son "satellite". La répétition de ce chromatisme et sa variation rythmique aboutissent à la conclusion de la phrase sur un nouveau chromatisme, mi-ré#, par lequel l'alto souligne alors les deux sons extrêmes du troisième hexacorde, le violoncelle se chargeant à nouveau des autres sons intermédiaires. Réservant au milieu de la mesure 288 la tierce majeure ré-sib au soutient du mi d'une part, et l'autre tierce majeure la-do# à l'avènement du ré# d'autre part, le violoncelle et l'alto mettent en lumière la division du troisième hexacorde en deux fragments de la gamme par tons entiers :
Juste avant de revenir sur cette conclusion riche en enseignements, il est utile de prendre en compte certains éléments de structure.
(10) La notion de sous-cutanée est une image-clé pour Schoenberg, essentielle dans la relation qu'il établit entre son œuvre et celle de Mozart, cf Schoenberg, Style and Idea, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1975, p. 410 et Matthias Schmidt, Schönberg und Mozart, Aspekte einer Rezeptionsgeschichte, Wien, Verlag Lafite, 2004.
Dans l'ensemble de l'œuvre, l'intrication des plans mélodiques et harmoniques est presque constante, sans pour autant occulter le caractère résolument chanté de la musique de Schoenberg. Cette caractéristique, voilée presque constamment par une tension liée à la prolifération étouffante et à la saturation de l'espace, apparaît précisément de façon plus claire dans les ultimes moments du Trio.
Plutôt que de considérer la série du Trio comme l'instrument de constructions thématiques, Schoenberg y découvre davantage une matrice propice à de multiples fragmentations. Les disjonctions et les appariements jouent autant sur le plan horizontal que dans la constitution d'accords au rôle harmonique déterminant. Ainsi, de multiples subdivisions confèrent une forte autonomie à des groupes de deux, trois, quatre ou six sons, devenant rapidement reconnaissables et familiers, autant d'agents mnésiques exerçant une action ouverte ou sous-cutanée(10) :
exemple 5 : série à deux et à trois voix
Sur le plan vertical, des harmonies clairement identifiables accèdent à une individualisation forte, et créent des pôles de résonances, à trois voix et plus fréquemment encore à six voix :
exemple 6 : de trois voix à six voix
Sur le plan horizontal, une articulation rythmique confère parfois à certains fragments le rôle de motifs, impliquant les « obligations(11)» qui y sont attachées. Cette situation reste rare, les motifs ne parvenant à "percer" qu'exceptionnellement la résistance sonore liée à la présence quasi constante du total chromatique ; elle n'en est que plus déterminante pour la fabrique des jeux de mémoire (ceci sera montré dans la seconde mesure de l'œuvre où le "bloc chromatique" du second hexacorde est pourvu d'une figure rythmique caractéristique qui lui confère un statut motivique).
Les derniers moments du Trio laissent clairement apparaître le potentiel thématique et mélodique de la série dont la puissance expressive est régulièrement renforcée dans l'œuvre par le retour épisodique du dernier hexacorde : reconnaissable par la présence de la gamme par tons entiers dans sa structure, sa présentation différente des sons du premier hexacorde permet également l'introduction d'une "série dans la série" (notée de 1 à 12, s'étendant depuis le ré jusqu'au sol en considérant le premier et le dernier sons de chaque hexacorde) :
exemple 7 : la série originale du Trio et la série dans la série
On se souvient du ré # ponctuant la fin de la phrase de l'alto (m. 288). Ce même instrument imite ensuite le rythme du violon pour rejouer l'intégralité du troisième hexacorde qu'il clôt d'un nouveau mouvement cadentiel do#-ré#, au caractère fortement conclusif :
(12) "Dans Erwartung, le but est de représenter au ralenti tout ce qui peut advenir durant une seule seconde d'une intensité spirituelle maximale en le déployant sur une demi-heure". Schoenberg, Schoenberg, Style and Idea, op. cit. p. 105 (traduction personnelle), cf, Le style et l'idée, traduit de l'allemand par Christiane de Lisle, Buchet-Chastel, Paris, 1977, p. 87.
La septième descendante do#-ré# est immédiatement répétée par le violon, renforçant définitement son rôle cadentiel. La répétition du rythme pointé préparant l'intervalle descendant, rythme quasi viennois, est elle aussi décisive car elle donne vie au dernier enchaînement des trois hexacordes, au violon, jusqu'à l'ultime ré# (mm. 290-293). La septième descendante aboutissant à cette conclusion prépare le dernier geste de l'œuvre ; celui-ci conserve pourtant un caractère suspensif et énigmatique qui fait porter un doute intense sur la possibilité même de terminer, incitant plutôt à emprunter le chemin renversé de l'œuvre. De façon exceptionnelle dans le Trio, la série originale se déploie entièrement sous forme mélodique dans la dernière ligne du violon (quatre dernières mesures). Dans cette ultime conclusion, son pouvoir expressif se dévoile. L'incertitude liée au caractère suspensif de son refus d'affirmer un quelconque temps fort est toutefois une invitation insistante au retournement de l'écoute. On pense, parmi d'autres, à la conclusion d'Erwartung qui laisse ouverte la possibilité que la seconde du cauchemar que l'œuvre déploie(12) soit vécue une nouvelle fois :
Revenons sur une caractéristique importante, rendue possible par la fragmentation de la série, en reprenant le second hexacorde dont la différence de structure a déjà été notée.
Dans l'exemple précédent (m. 287, dernier temps), la voix principale de l'alto enchaîne au premier bloc-chromatique les deux "satellites", celui du second hexacorde puis celui du troisième. Le violoncelle, quant à lui, déploie les quatre sons reliés du second hexacorde en respectant, comme il a été noté, la transposition du ton entier suggérée par la série. Remarquons la prégnance de cette formule mélodique lorsqu'elle est répétée dans la ligne descendante du violon m. 291, insistance renforcée par la permanence du rythme proche de la valse.
Au cours du Trio à cordes, ce mouvement mélodique acquiert un véritable rôle de motif : malgré sa brièveté, il n'en poursuit pas moins un jeu de mémoire dont la trace s'imprime depuis les tous premiers moments de l'œuvre, jusqu'à devenir une marque indélébile. Le mouvement régulier du violoncelle rappelle le premier élément mélodique joué par l'alto, dès la seconde mesure du Trio, précisément souligné du signe "Hauptstimme". Ce bref motif est promis à un riche destin, lié le plus souvent à son articulation temporelle immédiatement reconnaissable, (brève-longue, brève-longue) :
(13) Sous le nom d'Inselbildung, terme mystérieusement évocateur qui provient de Bildung (formation, concrétion) et de Insel (île ou îlot), Schoenberg renvoie à l'écart –hors lieu–, à un ou plusieurs éléments saillants, à la fois césure et fenêtre, îlot, permettant une immobilisation des forces. Par leur originalité, leur particularité, ces moments peuvent se détacher, acquérir une présence autonome au sein d'un ensemble qui reste la condition de leur existence. La distance acquise leur permet une vision d'ensemble, un regard d'en haut autorisant un vue synoptique. Cf Schoenberg, The Musical Idea and the Logic, Technique, and Art of Its Presentation, traduit de l'allemand en anglais et présenté par Patricia Carpenter et Severine Neff, New York, Columbia University Press, 1995, p. 96.
La force de la figure s'impose durablement, bien qu'elle ne réapparaisse que bien plus tard, dans la Partie II. Alors seulement, elle parviendra à installer le calme nécessaire au percement de la voix, moment décisif des mesures 148 à 153. Il s'agit d'une véritable "fenêtre" ouverte peu après le début de cette nouvelle partie, suspension de l'œuvre, la création d'un îlot, pour employer une image chère à Schoenberg (Inselbildung(13))
Tout comme au début du Trio, le rythme de la figure rend son "fonctionnement" irréfutable : présente dans un premier canon par mouvement contraire entre le violon et le violoncelle (mesure 148), on la suit pendant quatre mesures, dans un second canon entre l'alto et le violon (mesure 149), puis entre le violoncelle et le violon (mesure 150), enfin entre l'alto et le violon. D'abord centrée autour des secondes majeures qui la constituent, elle se laisse rapidement gagner par ces oscillations permanentes qui l'entourent.
L'une des originalités du Trio réside dans sa capacité d'associer de tels stigmates du travail thématique – jouant le rôle de signaux discrets, mais efficaces – à une quasi permanence du total chromatique en état de fusion produite par la vibration et l'oscillation permanentes des multiples demi-tons permise par l'organisation de la série.
Le maniement particulier de la technique à douze sons se traduit par une prolifération des demi-tons et de leurs multiples renversements. La superposition des deux formes, originales et renversées, impose la quasi-permanence du total chromatique accentuée par la fluidité et par la rapidité de l'articulation temporelle des différents groupes. Des blocs homogènes sont constitués, chaque son se retrouvant régulièrement entouré des mêmes sons.
Une couleur harmonique naît immanquablement et confronte la composition à la répétition des blocs harmoniques et des lignes qui en résulte. L'extension temporelle est rendue complexe par la confrontation constante à la plus extrême concision.
Un moment singulier rassemble par exemple brusquement les blocs harmoniques : au terme de la Première Partie, une prolifération étouffante tend vers l'épuisement de l'énergie produite par l'explosion de la tension accumulée. L'irrégularité rythmique et l'imbrication des lignes sont alors brusquement éliminées au profit d'une homorythmie implacable dont la ligne supérieure s'étend elle aussi du ré au sol :
La complexité des situations auxquelles le Trio confronte instrumentistes et auditeurs peut être occasionnellement percée par des signes inattendus, produits par certaines réminiscences tonales permises par la structure de la série. Les deux premiers exemples insistaient sur l'évocation passagère de la couleur de Fa majeur apportée par ces deux moments à deux voix se répondant à distance. Peu après l'explosion des mesures 37-40 (cf. exemple 13), point d'aboutissement de la première partie, cette empreinte tonale réapparaît brièvement sous la forme d'une harmonie à trois voix dans le Premier Episode avant de se dissoudre à nouveau rapidement :
Peu après se trouve un autre passage à trois voix. Construit sur le renversement à la quinte inférieure, l'accord est maintenant mineur, la fondamentale réb se trouvant dans une relation de tierce majeure par rapport au Fa majeur précédent :
La clarté de la situation précédente est cependant exceptionnelle, car les deux formes de la série, originale et renversée, sont le plus souvent imbriquées. Toutefois, de façon inhabituelle, une harmonie à quatre voix est susceptible de résulter de la superposition de deux formes à deux voix de la série. L'allègement de la texture peut alors s'accompagner d'une simplification de l'articulation temporelle et faire brièvement écho à un passé que Schoenberg, loin de renier, intègre dans une conception très élargie de la tonalité :
Se référer à l'exemple 6 permet de rappeler que la série originale offre la possibilité d'une progression à trois voix insérant un accord parfait de La majeur entre deux accords de septième avant de se terminer par un accord de quartes. Rarement entendus à découvert, la présence de tels accords parfaits produisent néanmoins d'intenses signes mémoriels lorsqu'ils quittent très provisoirement l'arrière-plan, le compositeur donnant alors, pour bref un laps de temps, libre cours à leur action sous-cutanée.
Il est nécessaire à ce stade de revenir sur les deux premiers exemples. Lors de la répétition, un pan entier de quatorze mesures tombe dans l'oubli (enchaînement mm. 242-243). Qu'en est-il de ce moment de la Partie I omis dans la reprise ? Le passage manquant suit précisément la brève apparition des accords de Fa majeur et Réb mineur auxquels se réfèrent l'exemple 14 et exemple 15.
L'agencement des sons de la série est différent dans le l'Episode I et dans la Partie I. Le double diatonisme donnant naissance à la figure de la seconde mesure disparaît [cf. exemple 10]. Sa prégnance n'en sera que plus forte lors de son retour dans la Partie II.
Dès l'Episode I (m. 57), la structure d'intervalles devient subitement identique pour les trois premiers et les trois derniers sons de la série. Dorénavant, ces trois derniers sons peuvent à leur tour provoquer le début d'une nouvelle série, sous forme de tuilage (exemple 17). Dans cette partie du Trio, la série commence sur un sib. Ses trois derniers sons sont alors (sol-mib-lab). Ce groupe peut donc initier une série jusqu'alors inconnue avant que la précédente n'ait épuisé ses ressources.
Une situation inédite est créée : une série commençant sur sol-mib-lab implique un premier hexacorde se terminant par ré-la-fa#. L'avènement d'un nouvel accord, celui de Ré majeur, peut dès lors complexifier les jeux de mémoire. Or, l'organisation des sons prévalant dans la Partie I interdisait la formation d'une telle succession de sons. Une fois avérée, même très brève, une allusion à la couleur de Ré majeur joue le rôle d'un signe provoquant une tension avec celles de La majeur ou de Fa majeur perçant occasionnellement la structure de la Partie I.
Par cette tension et cette ambivalence, l'Episode I renforce son rôle de transition. Cette dernière maintient l'ambiguïté suivante : en faisant du groupe sol-mib-lab à la fois la cellule initiale d'une forme rétrogradée de la série commençant sur sib et la cellule initiale d'une série commençant sur sol, il permet autant la perpétuation de l'évocation de la couleur de Fa majeur que l'avènement d'une allusion passagère à la couleur de Ré majeur :
exemple 17 : ambiguïté Fa majeur - Ré majeur
Même brouillée par la dissonance apportée par le si du violoncelle après l'ascension du violon, la couleur liée à la présence de l'accord de Fa majeur ne disparaît pas totalement. Cependant, l'existence de l'accord sol-mib-lab ouvre ensuite la voie à l'autre couleur harmonique, celle de Ré majeur. D'abord quasi imperceptible, associant rapidité et difficulté d'exécution pour l'instrumentiste, la seconde émission de la nouvelle série par le violoncelle est beaucoup plus claire, soulignée par l'appui sur le Ré grave avant la tierce fa#-la en harmoniques :
Fa majeur et Ré majeur se confrontent. Comment comprendre que ces deux couleurs harmoniques recèlent la capacité de devenir les signes distinctifs de deux "régions harmoniques" différentes ? Dans l'interférence des formes originales et renversée de la série, la superposition des seconds groupes de trois sons imbrique deux accords parfaits à distance de tierce majeure, l'un majeur sur La et l'autre mineur sur Fa (exemples 6b –19.I-19.II). La structure du premier accord de six sons est identique, enchevêtrant les éventuelles références à la superposition d'un accord majeur sur sol et d'un accord mineur sur mib (exemple 6a –19.I -19.II).
Si l'on considère de façon aussi abstraite que systématique l'ensemble des possibilités de faire émerger la série initiale du Trio à cordes de ces deux accords, les éventualités sont en réalité assez réduites. Un examen rapide de la structure mélodique identique de ces accords permet de vérifier leur constitution reposant sur d'un enchaînement de tierces et de secondes mineures (résultant de la juxtaposition chromatique de deux accords de quinte augmentée). La ligne mélodique obtenue permet d'imaginer plus facilement chaque départ possible d'une série originale commençant par une tierce majeure descendante suivie d'une quarte montante, en l'associant à son renversement (exemple 19.III).
L'ensemble des possibilités est reporté dans le schéma 19.IV. Le premier enchaînement est le seul utilisé par Schoenberg dans toute la Partie I, et le second ouvre le début de l'Episode I. Les autres possibilités sont uniquement mentionnées pour vérifier que la superposition initiale se révèle incapable de produire des superpositions d'accords parfaits majeurs ou mineurs autres que ceux reposant sur la, fa, do# (19.IV abc) ou mib, sol, si (19.IV def). Autrement dit sur l'échelle par tons entiers formée par ces différentes hauteurs.
Exemple 19 : région I
Pour faire intervenir la couleur de Ré majeur, Schoenberg se devait donc de modifier la série (cf. exemple 16 et exemple 17). Le jeu de mémoire produit par les signes que sont ces accords parfaits prend alors des dimensions plus complexes : bien qu'arrachés à toute contextualisation tonale, ces stigmates s'octroient néanmoins la possibilité d'évoquer, voire de citer des gestes appartenant au passé (cf. exemple 21 et exemple 22). Or, de subtiles allusions à des tensions entre différentes polarités peuvent bien apparaître elles aussi comme des citations à part entière, comme les marques d'une organisation formelle révolue mais puissamment évocatrice.
Pour cette unique raison, on peut se prendre au jeu de considérer l'ensemble des accords rendus possibles par le contexte initial (Partie I et début de l'Episode I, représenté par les schémas de l'exemple 19) comme des références à un arrière-plan d'organisation de la forme révolu dans lequel la tonalité jouait un rôle déterminant.
(14) De nombreux passages du Traité d'harmonie réfutent la notion de modulation et confèrent à la cadence un rôle déterminant pour la forme d'ensemble de l'œuvre :
« A cet effet [pour introduire les accords appartenant à la sous-dominante mineure], je choisirais la cadence. Car d'aucuns préféreront croire que ces enchaînements modulent plutôt que de les considérer comme des éléments cadentiels. Et il est vraisemblable que les théoriciens prétendront qu'il s'agit là de modulations de do en… et « retour ». Cela peut certes se produire aussi, mais le fait de considérer que l'on ne saurait parler ici de modulations que dans le sens déjà évoqué plus haut, dont l'interprétation la plus stricte disait qu'un autre accord enchaîné à celui de tonique représente déjà une sorte d'échappée, et que, par conséquent, il n'y a donc pas, ici, à proprement parler de modulations, cette conception comporte avant tout pour l'élève l'avantage de lui apprendre à considérer l'ensemble comme une unité. Ce qui correspond certainement davantage à cette manière de penser la musique que l'on rencontre par exemple dans la variation harmonique où, très souvent, le thème ne quitte absolument pas le ton initial, mais où se trouvent exploitées au cours des variations certaines relations tonales que l'on prend volontiers pour des modulations : c'est tellement plus commode. Mais ce ne sont en fait pas plus des modulations que ne l'étaient les parties correspondantes du thème » (nous soulignons) (Schoenberg, Harmonielehre, Wien, Universal Edition, 1922, p. 278 – traduction française Traité d'harmonie, traduit de l'allemand par Gérard Gubisch, Paris, Lattès, 1983, pp. 297-298). La réflexion citée appartient au chapitre déterminant consacré aux rapports d'une tonalité avec sa sous-dominante mineure. Cette relation décisive permet par exemple de comprendre le rôle structurel conféré au rapport de sixte napolitaine lorsqu'il est étendu à des fonctions de construction déterminantes dans l'œuvre. De plus en plus cruciale chez Beethoven, Schubert, Brahms, Liszt et Wagner, cette fonction est capitale dans l'organisation d'ensemble du Sextuor La Nuit transfigurée et dans le Premier Quatuor op. 7 en Ré mineur.
(15) « Il est […] plus fonctionnel de considérer la tonalité comme un grand domaine dont certaines régions éloignées sont détentrices de forces déchaînées qui aspirent à renverser la suprématie du centre tonal. Si le centre en question réussit à surmonter l'assaut (ce qui dépend de la volonté de l'auteur), il contraint alors les opposants à tourner autour de lui, et tout mouvement ainsi établi se réalise à son profit et se réfère à lui dans l'espace circulaire d'un grand cycle. Cette interprétation se trouve aussi dans l'art, confirmée par les faits. […] Toutes les formes symphoniques closes de l'art d'hier, tout ce dont la tonalité constitue la base révèlent au contraire que les échappées qui nous écartent de la tonalité nous y reconduisent. La tonalité peut donc certes être suspendue, mais, si elle subsiste, les modulations ne représentent alors que des écarts par rapport au ton principal, que l'on ne saurait guère apprécier autrement qu'un simple accord en relation avec un autre. Ce ne sont que des épisodes d'une grande cadence. Et ma méthode, qui consiste à placer principalement des accords vagues au sein des cadences, correspond bien par conséquent aux réalités de l'art ». (Nous soulignons). (Schoenberg, 1922, p. 445 – traduction française, 1983, p. 458).
Peut-être est-il judicieux de rappeler ici à quel point la réflexion engagée par Schoenberg autour du phénomène de la tonalité est constamment liée à la composition. Dès 1911, au moment de l'abandon de la référence au centre tonal, le Traité d'harmonie progresse déjà de la réfutation de la notion de modulation(14) à la conception de l'œuvre musicale comme cadence élargie à la dimension du tout(15). Cette écoute synoptique aboutit progressivement à la création des concepts de monotonalité et de régions harmoniques dans l'ouvrage rassemblant les traces de l'enseignement délivré aux Etats-Unis, Structural Functions of Harmony, conçu précisément à l'époque de la composition du Trio à cordes.
La disparition du centre n'entraîne pas celle des forces et des polarités. L'exercice proposé consisterait alors à considérer l'ensemble des accords appartenant à la première situation (Partie I et début de l'Episode I) comme la possibilité d'évoquer une première "région harmonique". En réalité, plutôt que de l'ensemble abstrait des accords figurant dans l'exemple 19, les effets de mémoire jouent principalement autour de l'évocation furtive de La majeur-Fa mineur, mais aussi de Fa majeur-Do# mineur (début Episode I).
Ces accords parfaits sont constitués des sons 4-5-6 des séries sur lesquelles se fonde le début du Trio à cordes. En s'y référant, il faudrait sans cesse conserver à l'oreille la superposition des sons 1-2-3 des formes originales et renversées. Schoenberg se réserve à tout moment la possibilité de laisser transpercer son infrastructure reposant sur l'union de l'accord majeur-mineur (accord muni de la double tierce, majeure et mineure). La présence de Sol majeur-mineur est par exemple flagrante à certains moments où le tissu de la composition se desserre (cf. exemple 16), mais il faudrait également prendre en compte "la série dans la série" qui évolue du Ré au Sol (cf. exemple 7) et se manifeste par un thème étendu du violon au début de l'œuvre (mm. 12-19).
Réciproquement, tous les accords reposant sur la gamme par tons évoluant du ré au do (ré-mi-fa#-sol#-sib-do) deviennent la marque d'une appartenance à la "seconde région harmonique", ces empreintes constituées d'accords parfaits que la forme initiale de la série ne permet pas de faire émerger.
Exemple 20 : région II
Là aussi, il s'agit principalement des signes provoqués par de brusques apparitions de Ré majeur-Sib mineur, bientôt décrites. Cependant, Ré majeur émane de la série commençant sur Sol (cf. exemple 17, série 1sol-2mib-3lab-4ré-5la-6fa#), elle même dépendante de la présence simultanée de son renversement amorcé sur le Do. A l'exemple de l'accord mineur-majeur construit sur Sol au début du Trio, les deux tierces majeures sol-mib et do-mi forment un nouvel accord majeur-mineur sur Do. Le début de la Partie Il met l'accent sur cet étagement rendu très perceptible lorsque l'alto commence son thème menant lentement du Sol vers le Do (transposition de la "série dans la série", cf. exemple 24).
Encore difficile à percevoir lors de la transition entre les deux régions (cf. exemple 18), cette couleur devient progressivement un signe sans ambiguïté au cours de l'Episode I. Deux moments sont particulièrement destinés à renforcer les jeux de mémoire. Soulignant leur caractère expressif, Schoenberg les qualifie non sans distance de "récitatifs". Un rythme pointé anime les deux premiers sons et propulse la quarte de la série vers l'aigu avant qu'un glissando ne ramène lentement le violon vers le ré, sa corde à vide. C'est le moment choisi pour mimer un geste instrumental si caractéristique, si propre au violon, où les deux cordes à vide ré et la résonnent avec le fa# de la corde aiguë, un geste idiomatique appartenant bel et bien au passé, liant l'histoire de la musique à celle de l'instrument :
Dans son ambivalence entre les deux "régions", le Premier Episode tente peu après d'imposer à nouveau la première région par un accord de Mib majeur au cours d'un second "récitatif", cette fois sans corde à vide mais doublé à l'alto et au violoncelle, dans une orchestration soudainement très éloignée de l'extrême complexité des modes de jeu employés dans le Trio. Cette doublure inattendue renforce indéniablement la figure et son inscription dans la mémoire :
Il devient désormais possible d'examiner la répartition des deux régions dans l'ensemble de l'œuvre :
exemple 23 : structure et régions harmoniquesLa Première Partie repose bien sûr sur la "Région I" qui perdure au début du Premier Episode. L'ambiguïté s'installe progressivement, même si la "première région" semble s'installer de nouveau, au moment où résonne le mib renforcé à l'alto et au violoncelle. La confusion gagne la fin du Premier Episode, alors que la Seconde Partie repose sur la "Région II".
Le Second Episode joue à nouveau le rôle de transition harmonique, mais la fonction mémorielle de la Partie III retire son évidence à la prépondérance de la "première région", sauf dans la Coda. Dans l'établissement plus durable de la "région II" au début de la seconde partie, on reconnaît l'accord associant la tierce majeure et mineure, prenant maintenant appui sur le do. Le long thème de l'alto évolue lui aussi clairement du sol au do.
L'écoute de ces attractions successives permet de revenir sur la fenêtre ouverte par les quelques mesures choisies au milieu de cette partie (cf. exemple 11). On y reconnaît le rythme si particulier – brève-longue, brève-longue, deux fois – qui s'associe aux deux tons entiers du second hexacorde dès les premiers moments du Trio.
L'articulation temporelle devient ici constitutive de la mémoire. La figure est d'abord centrée autour de ses secondes majeures, mais elle se laisse rapidement gagner par les oscillations permanentes qui l'entourent.
Schoenberg ralentit et régularise suffisamment le flot des événements pour qu'il soit possible de les percevoir en même temps : il nous demande d'entendre simultanément la figure, son renversement et les références harmoniques croisées que ce complexe parvient à produire, multipliant encore les effets de mémoire.
Tout d'abord, le mib du violon vient se poser au milieu de l'oscillation de l'alto, recréant le premier accord de trois sons sol-mib-lab, trois premiers sons de la série de référence de la Partie II, annonciateurs de la présence de l'accord de Ré majeur. Il est précédé d'un fa. Etranger à cette harmonie devenue familière depuis l'Episode I, ce fa peut être perçu comme une appoggiature de l'accord sol-mib-lab. L'effet est renforcé par le rythme brève-longue du motif diatonique et la situation se renouvelle à chaque apparition. Ainsi un mi, lui aussi très bref, prépare ce ré qui vient se loger au cœur de la sixte la-fa# de l'alto, donnant à entendre cette signature de la seconde région harmonique qu'est l'accord de Ré majeur :
Une relation identique et quasi simultanée, très légèrement décalée, s'établit entre le renversement que joue le violoncelle et ces mêmes balancements de l'alto. L'accord de fa# mineur devient alors perceptible:
La petite figure rythmique fait tourner le kaléidoscope des interprétations harmoniques. Le geste hautement tonal de l'appogiature est réintroduit dans un contexte que la force organisatrice du pôle central a fui depuis longtemps.
Ce moment agit à la fois comme une condensation et une réfraction de l'écoute harmonique. Multipliant les strates de résonances, il dirige l'oreille vers plusieurs écoutes simultanées. Si l'on se laisse emporter par la figure, on peut suivre une séquence qui varie l'enchaînement à trois voix des deux premiers accords de la série. Cette séquence aboutit sur des accords majeurs si l'on s'attache d'abord au violon, ou mineurs si l'on se concentre sur le violoncelle :
(16) "La répétition ne produit-elle pas une intensification ?" Question que Schoenberg note en marge de ses réflexions in Schoenberg, The Musical Idea and the Logic, Technique, and Art of Its Presentation, op. cit., p. 153.
(17) « […] Car ce qui joue ici le rôle essentiel, pour l'auteur qui se rappelle ses souvenirs, n'est aucunement ce qu'il a vécu, mais le tissage de ses souvenirs, le travail de Pénélope de la remémoration. Ou bien ne faudrait-il pas plutôt parler d'un travail de Pénélope de l'oubli ? La mémoire involontaire de Proust n'est-elle pas, en effet, beaucoup plus proche de l'oubli que de ce que l'on appelle en général le souvenir ? Et ce travail de remémoration spontanée, où le souvenir est la trame et l'oubli la chaîne, plutôt qu'un nouveau travail de Pénélope, n'en est-il pas le contraire ? » Walter Benjamin, L'image proustienne, traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, traduction revue par Rainer Rochlitz, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 136.
(18) Par exemple, dans le Premier Quatuor op. 7, la propension du centre ré mineur à s'étendre dès les premières mesures au mib mineur et au do# mineur.
(19) Il s'agit d'une définition soigneusement reportée par Brecht dans son Journal de travail à la fin du mois d'octobre 1944, à l'issue d'une rencontre en compagnie de Eisler et Dessau (cf. Richard HAUSER, 1980, « Schönberg – Musik im Exil », Musik-Konzepte, Sonderband Arnold Schönberg, herausgegeben von Heinz-Klaus Metzger und Rainer Riehn, München, pp. 243-272)
Présenté sous la forme précédente, il devient plus aisé de comprendre la poursuite d'une réflexion harmonique prolongeant les dernières pages du Traité d'harmonie. A la fin de l'Episode II, un sol est un moment retenu, en suspension. Lorsque ce sol devient le premier son d'une répétition exacte du début de l'œuvre l'écoute spontanée peut difficilement réprimer sa surprise. Lorsque l'exécution maintient ce retour dans le pianissimo indiqué par Schoenberg, l'effet est saisissant. Le vocabulaire rend assurément cette répétition très étonnante, mais la surprise provient surtout d'une nouvelle confrontation à l'anxiété paroxystique initiale. L'effet produit est aussi fort que sa transmission est complexe, mais il peut provenir de la brusque mise en présence avec la question urgente que Schoenberg s'est lui-même adressée "Wirkt Wiederholung nicht steigernd?(16)". L'énergie produite par la répétition pure et simple semble ici incontestable. L'anxiété paroxystique est très rapidement remplacée par son propre souvenir et la reprise se transforme en évocation : une distance s'instaure.
La mémoire, nourrie de tout ce qui est arrivé depuis, se fait en revanche sélective. La remémoration intègre jusqu'à l'oubli. Ce dernier se pressent dès la perception de la contraction des quatre mesures initiales, compressées en trois mesures (le point d'arrêt de la troisième mesure entre le violon et violoncelle est éludé) : c'est de l'oubli que le tissage des souvenirs tire sa force ; il est bientôt étendu à des pans entiers du « roman » que nous sommes appelés à rassembler.
Schoenberg réussit à gagner une force d'expression difficile à mesurer en allégeant la structure et en dirigeant l'écoute d'un moment privilégié à l'autre. Les transitions sont écartées au profit des coupures : de pliure en pliure, une forme apparaît. Ouvrant sur les derniers moments de l'œuvre, encore une fois à l'approche du silence, il parvient à soutirer une charge expressive proprement inouïe en délestant la texture. Les grands traits sont conservés, tout ce qui était décisif remonte à la surface, mais doit visiblement lutter contre un oubli envahissant. Ce que Walter Benjamin dit du travail de Proust(17) trouve ici une traduction musicale.
Dans le Trio, de Schoenberg, c'est bien la chaîne de l'oubli qui entrelace l'intégralité de ce qui est arrivé dans la Partie I, l'Episode I, la Partie II. Seul l'Episode II est écarté de cette rétrospective, mais son rôle était de l'introduire. Les moments forts émergent, mais l'oubli gagne : les paroxysmes du moment homorythmique sont par exemple totalement omis (cf. exemple 13) et les harmonies les plus perceptibles n'émergent plus dans le souvenir que par bribes. La brisure de l'œuvre (transition entre Partie I et Episode I) réapparaît dans son moment le plus fort, mais deux accords en opposition de registres sont « abandonnés ».
L'œuvre défie par là le flux temporel, invite au retournement de l'écoute. Les jeux de mémoire des derniers instants constituent un tour de force : ils convoquent non seulement l'histoire de l'œuvre, le passé du Trio, mais font écho à l'histoire de la musique. Se gardant bien de conclure quoi que ce soit, mais conservant la force attachée au signe, les réminiscences tonales sont d'autant plus efficaces. Elles évoquent des rapports entre tonalités en résonance avec les premières œuvres de Schoenberg(18), et, par là même, se souviennent de l'histoire de la cadence –telle qu'elle est développée depuis le Traité d'harmonie jusqu'aux Structural Functions of Harmony (cf. notes 14 et 15). Dans un tout autre contexte, il est possible de percevoir dans le Trio une invention radicalement nouvelle émanant néanmoins de l'idée bien plus ancienne d'une cadence élargie à la totalité de l'œuvre : l'opposition de tonalités voisines –à distance de demi-ton– et la confrontation de blocs reliés chromatiquement vibrant dans l'opposition des régions trouvent une prolongation dans la confrontation de polarités actives dans le Trio à cordes.
L'expérience accumulée au cours d'une vie de composition réalise une tendance latente de la production de Schoenberg : le retour, transformé par le filtre de la composition de « vieilles questions » posées par les réussites de la musique et de la pensée. Si l'oubli transforme dans la dernière partie du Trio l'idée même de reprise, cette invention formelle donne également corps à un enseignement de Schoenberg : les absences de la répétition font mieux percevoir la lutte interne d'une œuvre musicale contrainte de s'inscrire dans la durée mais avide de capter l'instant, le noyau de simultanéité interne qui la constitue. Déployant sans l'affaiblir une idée conçue dans une essentielle simultanéité, elle ne fixe plus ici que quelques points saillants qui appellent tous les autres. Parvenus à ce point, une définition de la forme musicale donnée par Schoenberg peu avant la composition du Trio devient compréhensible, lorsqu'il affirmait en 1944 : "la forme musicale est un état de repos créé par des forces agissant les unes sur les autres(19)".
La somme d' « épreuves » que constitue la production de Schoenberg semble se concentrer dans la conclusion du Trio à cordes ; la disparition du son lors de l'exécution de l'œuvre parvient à faire résonner l'idée d'une négation du déroulement temporel.
Avant de disparaître, les derniers moments du Trio élèvent la valse au niveau de l'utopie : par la prouesse d'une orchestration dont les multiples harmoniques artificielles font oublier la présence de trois seuls instruments à cordes, ils donnent une réalisation musicale à un détachement hors d'atteinte :
La dernière chute de la septième descendante do#-ré# peut bien être entendue comme une disparition. Sa suspension, au moment où le compositeur relève l'archet du violon, donne néanmoins une réalisation compositionnelle à l'idée d'une œuvre musicale parvenue à retourner la contrainte d'un début et une fin bien déterminés en une résonance retenant l'équilibre des forces. Il est peu d'invitation aussi forte à emprunter le chemin renversé de l'œuvre.