On sait combien Iannis Xenakis (1922-2001) s'est inspiré des sciences, notamment de la physique et des mathématiques. Il réagit vivement, par ses écrits et surtout son œuvre, au sérialisme intégral qui régne à l'époque de ses premières compositions reconnues, notamment Metastasis (1954) et Pithoprakta (1956). « C'est ainsi que se dégage une pensée musicale tout à fait autonome vis-à-vis des systèmes existants. » [Bosseur, 2002, 1]
Pithoprakta en particulier, dont le titre en grec ancien signifie « actions par les probabilités », créée lors des concerts Musica Viva à Münich le 8 Mars 1957, sous la direction de Hermann Scherchen, constitue incontestablement le premier chef d'œuvre de Xenakis, avec lequel il inaugure un modèle de contrôle théorique et constructiviste de la composition, conçue selon le modèle du son. D'une durée d'environ 10 minutes, Pithoprakta est écrite pour un effectif où dominent les cordes, soit 24 violons repartis en deux ensembles égaux, 8 altos, 8 violoncelles, 6 contrebasses; auxquels sont adjoints 2 trombones, 1 Wood block et 1 xylophone. Parmi les problèmes que Xenakis se propose de résoudre dans Pithoprakta, celui des transformations de l'état sonore occupe une place prépondérante :
C'était justement ce bruit, le nuage des sons percussifs que j'ai graduellement transformé en sons musicaux par le biais des méthodes statistiques. […] La question se posait alors ainsi : comment effectuer le passage du bruit à une autre sorte de sonorité. [Varga, 1996, 75]
Pithoprakta est segmentée en quatre parties : du début à la mesure 51, mesures 52 à 121, mesures 122 à 207 et mesures 208 à 268.
Nous emploierons le terme section pour désigner chacune des quatre grandes parties de Pithoprakta et le terme segment pour les subdivisions des sections. La totalité de la composition de l'œuvre est planifiée a priori, ce qui entraîne la répartition des séquences dans le temps selon des règles préétablies par le compositeur. Chacune d'elles reçoit un contenu fixé à l'avance; de ce fait, l'emplacement de toute ligne instrumentale particulière est prédéterminé en fonction des autres, qui évoluent simultanément (combinatoire verticale). Le tout mène ainsi au contrôle des masses sonores qui en résultent.
Si l'emplacement des sections est entièrement fixé au préalable, leurs contenu y compris, ou, autrement dit, si la forme est préconçue, le compositeur doit recourir soit au collage (alignement non causal des sections) soit à la juxtaposition causale des dites sections, suivant certaines lois qui assurent une continuation et une suite formelle non arbitraire. Néanmoins, Xenakis ne donne aucune trace d'existence de telles lois ; tout au contraire, il reste silencieux à leur égard. De plus, il a été établi que les quatre grandes sections de l'œuvre, sont découpées et regroupées suivant le principe du collage [Solomos, 1993, 370]. Il n'existe donc aucune loi (de liaison) qui pourrait servir à la formalisation de la série établie des sections (parties de l'œuvre), leur choix étant arbitraire. Par conséquent, les transformations des masses sonores et de leurs lignes instrumentales constitutives ne peuvent avoir été conçues qu'à l'intérieur de chaque section séparément, et non pas d'une section à l'autre.
L'absence de mécanisme de transition s'érige alors en position esthétique et poïétique. L'alternative serait que le compositeur adopte ou invente des lois qui fourniraient une ou plusieurs possibilités de passage entre deux sections consécutives de la composition, le collage causal inclus. Le contrôle des transitions entre sections, constituerait alors un problème multidimensionnel, à résoudre par le moyen de principes stochastiques ; mais son degré de complexité permettrait-il vraiment une solution purement probabiliste ?
Si aucun principe formel d'enchaînement des sections n'était postulé, il devrait exister une certaine logique régissant le positionnement de tel ou tel segment par rapport à tel ou tel autre à l'intérieur de chaque section. La même logique régirait l’enchaînement des sections. Il devrait donc y avoir une sorte d’organisation, c'est-à-dire un principe normatif assurant le contrôle du déroulement de l'œuvre, à savoir, la succession des segments et des sections. À cet égard, la question renvoie directement aux choix esthétiques, processuels et constructivistes du compositeur, inscrits en filigrane à sa motivation créatrice. Voilà déjà une logique ; mais sûrement pas une logique formelle traditionnelle. Il est même à supposer que c'est le formalisme qui est assujetti à la logique proprement invoquée. Ce qui guide alors la prédilection de la disposition définitive des sections et des segments contribue à la cohérence de l'œuvre dans son ensemble ; tout en obéissant à la logique d'une conception macroscopique, il n'est guère restreint aux besoins des enchaînements particuliers entre segments contigus. Selon certains commentateurs assez critiques, Pascal Dusapin en l'occurrence, il s'agit là d'un défaut de taille. :
[…] il est frappant de pointer la grande faiblesse des deux théoriciens majeurs de l'après-guerre (Boulez et Xenakis), c'est-à-dire leur faiblesse quant à l'art de la forme. En ouvrant Penser la musique d'aujourd'hui comme en ouvrant Musiques formelles, on ne trouve pratiquement aucune réflexion sur cette question de la forme musicale. Chez Boulez comme chez Xenakis, on trouve des réflexions admirables sur de courtes entités musicales mais jamais sur l'ensemble de l'œuvre, laquelle repose alors sur un ajustement et un affinement progressif des constituants de base dont la mise en temps est souvent arbitraire, même si géniale. En d'autres termes, ils font comme « on l'a toujours fait » […] Chez Xenakis en tout cas, l'ensemble, le 'temps' de l'œuvre n'est jamais engendré par un concept mathématique de base. […] C'est ce que Xenakis a toujours pris soin d'appeler « l'instinct et les choix subjectifs » ajoutant « qu'ils étaient les seuls garants de la valeur d'une œuvre » [Dusapin, 1988, 74-75]
(1) [...] il faut bien se garder de ne pas confondre physique avec art. Le sens philosophique et téléologique de l'entropie est peut-être valable dans certains domaines de la macro- ou microphysique, mais il serait absurde d'en faire dans tous les cas un principe moteur en musique probabiliste. [Archives I.X., 1/11] Le texte a finalement été publié sous le titre définitif Vers une musique par le calcul des probabi- lités dans Gravesaner Blâtter, n°6, 1956, p.28-34. Il a également servi à l'élaboration de Musiques formelles (p. 15-57). Il parut ensuite dans Musique architecture, p. 9-15 et Kéleütha, p. 46-53. Dans toutes ses versions imprimées, le texte comprend plusieurs différences, d'importance mineure, par rapport au manuscrit initial et sa forme dactylographiée intermédiaire.
(3) [Solomos, 1993, 371] : « la nouvelle section résulte de la précédente, avec, néanmoins, une rupture. »
(4) Terme introduit en musique par Michel Serres en 1969. [Serres, 1969, 1972] En géophysique, l'énigme du « bourdonnement » en provenance de la terre est résolue en 2006 par B. Romanowicz et J. Ree, en-tête de l'équipe du Laboratoire de sismologie de l'Université de Californie, à Berkeley. [Kalatbari, 2007, 68]
(5) [Matossian, 1981, 169] : « Citons Maurice Le Roux : Et après, il y a ce petit passage, à peu près au milieu de l'œuvre, au chiffre 60, qui m'a toujours repré- senté le golfe de Corinthe, là où il arrive le petit xylophone, dans une eau pure, très peu d'eau sur le sable. » [Matossian, 1981, 169]
En tout cas, les formes chez Xenakis, déployant des sections indépendantes juxtaposées, se situent « aux antipodes d'une vision organiciste. » [Solomos, 2004, 140] La non organicité de la technique du collage étant constatée et supposant qu'il est question vraiment de faiblesse, ledit défaut serait entièrement contrebalancé par le déroulement intégral de l'œuvre. Xenakis, d'ailleurs, prit soin, dès 1956 déjà, de déclarer que le choix artistique prévaut sur le formalisme (1). Quant aux transitions entre segments consécutifs, il nous faut rechercher la technique appliquée dans chaque cas particulier et l'examiner séparément. Dans ce but, nous allons étudier le cas des mesures 60-107.
La transformation sonore des mesures 60 – 107
Riche en segments et transformations sonores, le passage choisi se situe à l'intérieur de la deuxième grande section de l'œuvre, mes. 52-121 (Fig. 1). Les mes. 60-104 sont enchaînées à la masse des fameuses mes. 52-59 selon le principe du contraste (causalité négative) (2) et suivies des mes. 105-121 (atmosphère raréfiée) selon le principe de continuité non linéaire (3).
Figure 1 : Segmentation de la deuxième partie de Pithoprakta, mes. 52-121
Mesures 60-67 : Au début de la mes. 60, un énorme cluster composé de 46 sons tenus, l'ensemble des cordes, envahit toute la gamme des fréquences, du mi0 au do80, avec une densité moyenne de 7 sons par octave. La quasi équidistance des sons (tons et demi-tons) est imperceptiblement interrompue par deux tierces majeures, quatre tierces mineures et une quarte augmentée, ruptures réparties de sorte à favoriser la compacité du registre grave (mi0 à sol15) plutôt que de l'aigu (#fa50 – do80) (Fig. 2). Ainsi, étant plus riches en dérivés harmoniques, les notes basses entraînent le résultat sonore vers le grave, ce qui accentue une fausse sensation de bruit de fond (4).
Figure 2 : Le cluster installé à la mes. 60 (écriture enharmonique diésée)
Suffisamment uniforme et d'une durée respectable, le cluster constitue par lui-même une couche stagnante, dotée de son propre temps amorphe et statique ; l'effet s'imposerait pendant 45 mesures, si le xylophone (5), dès le début, et les pizz en trémolo, huit mesures après (dans mes. 68), ne prenaient soin de le contester. C'est ainsi que tout d'un coup, juste après le désordre qui régnait à la fin de la mes. 59, on assiste à une nouvelle situation ; bipolaire, elle balance entre deux tendances opposées. Deux types de temps/espace en contradiction prononcée sont alors forcés à la coexistence : les tenues prolongées du cluster annulent le temps musical en faveur de l'espace (temps spatialisé), tandis que la rythmicité des triolets répétitifs du xylophone dans l'extrême aigu perçant (la77), le rendent manifeste au détriment de l'espace (espace temporalisé), en dépit des silences intervenants.
Mesures 68-96 : Début fait par le V3 à la mes. 68, qui quitte sa propre tenue pour inaugurer un jeu de croches répétées en pizz, la situation sonore évolue vers une complexité croissante. Interrompu de silences irréguliers, ce mode de jeu signale le départ d'une transformation continue. En particulier, des pizzicati simples ou redoublés font leurs entrées dans l'ordre suivant :
Les entrées rares du Wood Block, mes. 70 et mes. 72, jouent un rôle complémentaire, en parallèle de celui du xylophone. Les hauteurs des sons répétés, une fois introduites, restent généralement inaltérées. En outre, la dimension spatiale de la répétition s'accentue légèrement quand la hauteur monte ou descend d'un ton ou d'un demi-ton, comme dans les mes. 85-89 (V1, 2, 3) et mes. 95-97 (A3, 6). À l'intérieur de cet espace temporalisé des tenues, trois sortes de subdivision de l'unité temporelle (blanche) sont à distinguer : croches de quintolets, croches, noires de triolets. À travers leur présence simultanée surgit progressivement le désordre. La répétition persistante des types rythmiques, imposée par les cordes, diffère de la rythmicité en variation du xylophone (espace temporalisé). En état de changement permanent, les successions rythmiques mettent alors en valeur la dimension temporelle. Par sa sonorité perçante, le xylophone se charge d'un double rôle : se détachant des cordes, il met l'aspect spatial de la transformation en évidence, tandis qu'au niveau métrique, il arrive à rendre manifeste l'aspect temporel, embrumé des assauts des pizz en trémolo.
(6) Temps métrique = temps objectif mesuré par un instrument de mesure. Temps métronomique = temps objectif représenté des indications du métronome.
(7) Même si l'œuvre musicale a la possibilité de faire passer son propre temps pour le temps objectif, on ne doit pas compromettre la thèse que le temps musical n'est pas une réalité externe à l'œuvre. Comment alors une œuvre pourrait faire passer son propre temps musical pour le temps objectif si ceux-là sont incommensurables ? Dans la pratique compositionnelle, pourtant, on dispose d'exemples d'hybridation des deux temps différents, fait qui pose, parmi d'autres, le problème de contextualisation. C'est ce qu'il arrive dans certai- nes œuvres de M. Kagel, de Vl. Martynov (Come in) ou de G. Ligeti (Poème symphonique pour 100 métronomes) par l'introduction d'un ou plusieurs métronomes actifs. Les cliquetis battent le temps métrique, comptent c'est-à-dire 'objectivement' le temps musical, tandis que les instruments « mènent leur vie » dans leur propre temps, le temps musical. L'hybridation consiste en ce que l'un temps s'intègre dans l'autre. Ce qu'on perçoit est tantôt une subordination du temps musical au temps objectif, tantôt l'inverse, et tout un éventail d'états intermédiaires.
Sur le fond de deux « sortes de temps » opposées au sein des cordes, le temps spatialisé du spectre et l'espace temporalisé des sons répétitifs, le xylophone accentue l'opposition : il la rend perceptible et « mesurable ». Dans ce cadre de bipolarité spatiotemporelle, on évolue selon l'axe imaginaire : temporalité pure – spatialité pure, avec tous les degrés intermédiaires ; selon les trois couches observées de perception du temps :
La schématisation des trois états spatiotemporels (Fig. 3), assimilés à trois poids sur l'axe temps pur – espace pur, en forme de balance, montre que la moyenne des événements est de nature temporelle plutôt que spatiale. Le fait que la balance se trouve en déséquilibre, s'aligne parfaitement avec le caractère transitoire de cette étape de la transformation. Les deux premières couches, alors, « pèsent » vers la temporalité, tandis que la troisième, localisée peu avant l'autre extrémité de la barre, n'arrive pas à les équilibrer.
Figure 3 : Mes. 68-96, déséquilibre des moyennes des événements temps-espace
Tout au long des mes. 68-96, le spectre statique initial est érodé graduellement de l'intérieur. Ce sont les silences et les apparitions des pizzicati qui en sont la cause, de manière qu'à la fin de la mes. 96, il ne comporte plus que 18 sons, au lieu des 46 du départ (Fig. 4). Asymétrique, l'agglomération statique est ainsi considérablement dégradée et amincie.
Figure 4 : Mes. 96, les sons de l'agrégat des tenues (écriture enharmonique dièsée)
Dans la même mesure (mes. 96), un ensemble de 7 sons pizz répétés (Fig. 5) rivalise avec les tenues, en dépit de sa petite taille. Le la77 du xylophone n'est pas compté parmi les sons répétés.
Figure 5 : Mes. 96, les sons de l'agrégat des pizz (écriture enharmonique dièsée)
Mesures 97-104 : À partir de la mes. 97, le degré de complexité s'amplifie davantage, quand le jeu pizz en trémolo de certaines cordes mute en pizz-gliss, alors que d'autres font encore leurs entrées en pizz tremolando. À la fin de la mes. 104, 13 cordes gardent encore leurs tenues initiales, tandis que 12 autres jouent en pizz-gliss :
Le xylophone, indépendant et toujours à la même hauteur (la77), vient de minimiser la quantification temporelle, par l'introduction de doubles croches à l'intérieur des quintolets de croches (mes. 101-105). Notons la coexistence de trois types distincts d'événements pendant les mes. 97-102 : sons tenus, sons ponctuels (pizz) et sons pincés glissés (pizz-gliss). Il s'agit du point culminant de la transformation, où la sonorité pizz-gliss gagne du terrain pour s'imposer définitivement dans les mes. 103 - 104. C'est finalement elle qui s'oppose au reste de l'agrégat statique initial. Le tableau suivant (Fig. 6) rend l'image récapitulative du « tuilage en mouvement » des trois types d'événements par mesure (mes. 97-102) et par nombre d'instruments. Pour des raisons de précision, la mes. 99 et la mes. 101 figurent divisées en deux blanches.
Figure 6 : Mes. 97-102, répartition des événements pizz, pizz-gliss et des tenues
Durant les mes. 68-96, les trois couches événementielles de la transformation en cours conduisaient au déséquilibre de la balance temps-espace de la Fig. 1. Les mes. 97-102 qui leur succèdent, dévoilent la conquête d'un équilibre dû à une quatrième couche d'événements qui entre en jeu, celle des sons pizz-gliss. Effectivement, l'introduction de ce nouveau type d'événements (nouveau par rapport à ceux déjà actifs), ajoute du « poids » au secteur spatial de la balance (Fig. 7), parce que les sons pizz-gliss possèdent un certain potentiel assez spatialisant, nommé espace mêlé, en principe à cause du glissando.
Figure 7 : Mes. 97-102, équilibre des moyennes des événements temps-espace
L'équilibre ne dure pas : les pizz ayant disparu à la mes. 101 - 2nde blanche, la couche de temps mêlé disparaît aussi. Ainsi, un nouveau déséquilibre, en faveur de l'espace cette fois-ci, se dégage (Fig. 8).
Figure 8 : Mes. 102-104, déséquilibre des moyennes des événements temps-espace
Mesures 105-107 (108) : Les mes. 105-107 constituent le début du prochain segment, mes. 105-121. La mes. 105 comporte des pizz, des gliss (8) et un pizz-gliss :
Regroupés en deux familles d'agrégats consécutifs inégaux dans le premier et le deuxième temps respectivement de la mes. 105 (Fig. 9), les trois timbres s'introduisent après un petit silence de noire au début du premier temps. Certains éléments sont redoublés.
Figure 9 : Mes. 105, deux clusters successifs en pizz et en gliss
La disparition totale des tenues et du xylophone, facteurs prédominants de spatialisation et de temporalisation, laisse la voie libre aux sons pizz-gliss qui s'imposent. À propos du passage de la mes. 104 à la mes. 105, notons une complémentarité frappante : le cluster d'aboutissement des mes. 60-104 remplit les vides de registre du début du segment suivant, mes. 105-121, exception faite des la4 et si4 qui sont redoublés (Fig. 10).
Figure 10 : Fin de la mes. 104 (rondes) - début de la mes. 105 (noires)
Prenant en considération que les entrées consécutives des gliss à la mes. 105, de durées assez courtes, favorisent l'aspect temporel et que l'étendue du spectre sonore ainsi couvert met en relief la dimension spatialisée, nous estimons que les deux facteurs se trouvent, grosso modo, en équilibre. Du reste, l'état sonore demeure inchangé jusqu'à quelques mesures plus tard, où, au milieu de la mes. 107, les apparitions dispersées des gliss déclenchent une atmosphère plus raréfiée, qui caractérise d'amblée l'ambiance du nouveau segment, mes. 105-121.
À la lumière des constats précédents, il y a lieu de déduire que Xenakis, par l'intermédiaire de la transformation, réalise une sorte de plastique musicale comparable à celle des fameuses mes. 52-59, néanmoins, dans un niveau plus élevé et plus complexe. Ce qui est plastiquement transformé tout au long des mes. 68-104, ne se porte pas sur une seule dimension, temporelle ou spatiale, mais oscille entre « temps mêlé » et « espace mêlé », ou plutôt, part de l'un pour aller graduellement vers l'autre. Indépendamment du rôle du xylophone, une comparaison entre l'état sonore du début et celui de la fin du segment étudié, mènera à l'évaluation du parcours de la transformation.
Le début du segment fait la part belle à l'espace, en raison de la superposition de 46 sons statiques de l'agrégat mes. 60. À la fin du segment, mes. 104, la concurrence temps-espace, originaire des résidus du spectre statique initial (13 sons tenus) et des sons en mouvement du nouveau cluster qui vient de naître (12 sons pizz-gliss), prédispose à une certaine continuation.
L'ensemble de 21 sons différents à la fin de la mes. 104, le la77 du xylophone y compris, forme le cluster suivant (Figure 11) (9) :
Figure 11 : Mes. 104, le cluster formé à la fin de la transformation
Sans tenir compte du xylophone, la mesure de la durée des phases de déséquilibre ou d'équilibre de la balance temps-espace susmentionnée offre le moyen d'évaluation de la transformation. Effectuée en quatre étapes de 8, 29, 6 et 2 mesures (mes. 60-67, mes. 68-96, mes. 97-102 et mes. 103-104), elle passe progressivement par les quatre positions différentes de la balance temps-espace des schémas précédents (Fig. 3, 7, 8). L'état de la progression n'est ni invariable ni équilibré, car la plus grande partie de la transformation est consacrée à la seconde étape, qui favorise surtout la dimension spatialisée (Fig. 12). Hormis les mes. 60-67, pendant lesquelles les sons sont immobiles, les événements produits partout ailleurs sont la preuve du changement de l'état sonore.
Figure 12 : Mes. 60-104, rapports temps-espace
Le tableau suivant (Fig. 13) fournit le nombre des cordes qui participent à la transformation, en relation avec le mode de jeu et les numéros des mesures.
Figure 13 : Mes. 60-104, types d'événements par mesure
Nous avons converti ces données en graphique (Fig. 14) : l'avènement des pizz-gliss, mes. 97, et leur imposition définitive dans la mes. 102, sont clairement montrés.
Figure 14 : Mes. 60-104, déroulement des types de jeu
Faisant contraste avec l'irrégularité prononcée du parcours de deux autres éléments, la dégénérescence graduelle de l'agrégat des tenues, mes. 63-99, a lieu au rythme moyen d'un instrument par mesure : de la mes. 63 à la mes. 99, soit 37 mesures ; décroissance du nombre des instruments de 46 (mes. 33) à 13 (mes. 99), soit une différence de 33 instruments, ce qui donne un rythme moyen de 37:33 = 1,12 1 instrument par mesure. La comparaison des courbes, enregistre également une quasi régularité de descente de la pente des tenues, causée par le recul en question.
En ce qui concerne la forme, on s'attendrait à une fin de la transformation mes. 60-104, rendue perceptible par la succession d'un nouveau segment, assurant la délimitation entre les deux. Théoriquement, la transformation prend fin sur la mes. 104 ; cependant, perçue à l'écoute comme un effet, elle s'accomplit essentiellement sur les mes. 105-107. Ainsi, bien que les mes. 105-107 fassent fonction d'introduction au segment mes. 105-121, elles jouent en même temps un rôle transitoire entre les segments limitrophes, mes. 60-104 et mes. 105-121. Il est assez logique, d'ailleurs, que la fin d'un processus s'intègre au début du prochain. Obtenu par des moyens sonores différents (mes. 97-102), le nouvel équilibre spatiotemporel de la mes. 105 (Fig. 15, ligne en couleur) peut être appréhendé en tant que fin perçue de l'ensemble de la transformation mes. 60-104 étudiée. Notons aussi, que le chemin menant du déséquilibre initial, mes. 60, à l'état final, mes. 105-107, chevauche deux segments consécutifs.
Figure 15 : mes. 60-107, états d'équilibre spatiotemporel
(10)
À consulter l'esquisse d'article intitulé Vers une musique par le calcul des probabilités. Il s'agit du texte à l'origine de l'article Théorie des probabilités et composition musicale, publié dans Gravesaner Blätter N° 6 et repris ensuite dans Musiques Formelles, Musi- que-Architecture et Kéleütha. Le titre original de l'article, daté du 23-1-1956, fut Calcul des probabilités dans une nouvelle plastique musicale. [Archives I.X., 1/11] Ensuite, il a été modifié, dans le manuscrit même, c'est-à-dire avant la rédaction de la version définitive dactylographiée, datée Juillet 1956 [Archives I.X., 1/14], dont l'envoi à Hermann Scherchen fut suivi d'une lettre, la fameuse Lettre à Hermann Scherchen du 18-9-1956, parue plus tard dans Kéleütha, p. 44. Le fait que les dates de rédaction de l'article correspondent à celles du début de la composition de Pithoprakta, permet de penser que l'œuvre est directement ou indirectement concernée.
À approcher également : Musiques formelles, p. 20, 30, Musique – Architecture, p. 10, 13, 14, 15, Kéleütha, p. 44, 47, 50, 51, 52.
(11) À propos de la matrice scientifique, musicale et de l'œuvre, consulter :
http://www.iannis-xenakis.org/Articles/Antonopoulos.pdf
(12) Article paru ensuite in Perspectives of New Music, Vol. 27, N° 1 et [Xenakis, 1992, 255]
Revenant à la question levée à propos de la succession des segments, nous estimons que, au niveau esthétique, le principe d'enchaînement n'est pas de type axiomatique. La recherche montre, d'ailleurs, que la plastique musicale (10), tant invoquée par Xenakis, est investie de la fonction d'agent de mise en communication de la matrice scientifique (stochastique) avec la matrice musicale (états sonores). Dans ce sens, il s'agit d'un élément déterminant de la matrice de l'œuvre (11), aux limites de la formalisation même. En conséquence, la plastique musicale participe à partie égale à l'aspect formel de la composition : une transformation de l'état sonore chez Xenakis est planifiée d'avance au niveau graphique et calculée par la stochastique ensuite, selon une procédure où l'idée et son moyen d'expression se nouent et se conditionnent mutuellement dans une évolution constructive en progression. En 1988, date de parution (12) des lignes suivantes, la croyance de Xenakis en la dimension plastique de la création musicale n'avait pas été abandonnée :
What is a composer? A thinker and plastic artist who expresses himself through sound beings. [Xenakis, 1988]
Dépassant momentanément le charme de l'aspect technique de la composition et dans une perspective physiologique, nous sommes tentés d'expliquer, en partie, la réussite esthétique de Pithoprakta par l'hypothèse que ce sont les éléments et les lois de la nature non dominée par l'homme, qui, convertis en matériau sonore doté de sens musical par l'outil stochastique et par l'inspiration du compositeur, virtuose des transformations sonores, exercent leur fascination sur l'auditeur, sensible a priori aux stimulations de provenance naturelle, de manière semblable à celle que le compositeur lui-même le fut.