Un premier résultat important de ces expériences est que les participants, qu’ils soient musiciens ou non, et quelle que soit la consigne qui leur est donnée, à savoir orientée ou non sur le déroulement temporel des extraits, réalisent en moyenne le même nombre de groupes, qui plus est un nombre de groupe très proche du nombre de catégories d’UST mises en jeu. Ce résultat indique que les participants ont bien perçu des figures temporelles qui leur permettaient de regrouper les segments musicaux. Les verbalisations des participants suite à la passation nous ont conforté dans cette conclusion. Par exemple, des termes tels que passage du stable à un mouvement, des vagues, stabilité, mouvement vers le bas, descente, plutôt linéaire, démarre en augmentant puis s’arrête rapidement… ont été recueillis, et renvoient directement aux descriptions des UST. Ainsi, il n’est donc pas nécessaire d’avoir une attitude d’écoute particulière et des connaissances musicales explicites pour appréhender le déroulement temporel. L’expertise nécessaire pour percevoir les UST serait une expertise liée à l’écoute, plus largement partagée qu’on soit musicien ou non, plutôt qu’à la pratique musicale.
D’autre part, nos résultats ont montré que les segments musicaux correspondant à une même UST étaient regroupés ensemble, s’agissant d’extraits musicaux d’œuvres existantes, de segments joués au piano ou de segments de synthèse issus des MTP. Ce résultat est ici encore compatible avec l’idée que les UST sont des unités perceptives, qui font sens pour les participants, qu’ils soient musiciens ou non. Nous validons ainsi le principe selon lequel les UST sont bien applicables à différents types de musique, et qu’une « caractéristique notable de la typologie des UST consiste à n’être pas liée à telle ou telle facture musicale »(1). Les MTP, présentés sous forme de segments musicaux synthétisés, sont aussi bien catégorisés que les deux autres types de segments musicaux. Ces résultats démontrent qu’il existerait bien un « dénominateur commun » à tous ces extraits, une sorte de squelette temporel, perçu par les auditeurs, qui leur permettrait de reconnaître une forme musicale indépendamment de son support. En ce sens, l’UST comme unité physique conduit à l’UST comme unité cognitive(2).
Il est apparu cependant que certaines UST étaient bien reconnues tandis que d'autres avaient un taux de confusion élevé. Cette confusion peut provenir d’une mauvaise définition de l’UST ou d’un manque de distinction précis entre des catégories d’UST qui seraient trop proches d’un point de vue temporel. La modélisation et la simulation des UST en MTP fournit ainsi une aide précieuse pour définir plus précisément les différentes catégories d’UST. Cependant, l’écart entre les groupes de segments musicaux réalisés par les auditeurs et les groupes théoriques que sont les UST peut ne pas relever obligatoirement des UST elles-mêmes. Une première source peut être la difficulté intrinsèque à certaines catégories, qui seraient cognitivement plus complexes. L’individu présente une tendance forte à réduire la complexité des stimulations et plus généralement de l’information à traiter, et cette tendance intervient dans de nombreux aspects de la cognition humaine(3). Cependant, la simplification et la catégorisation d’un stimulus plus complexe est plus coûteuse et plus facilement source d’erreurs. Par analogie avec les figures géométriques planes, les trapèzes sont par exemple des figures plus complexes que les rectangles et il est plus difficile de différencier un carré d'un losange, qu'un carré d'un cercle. La deuxième source de difficulté serait relative à l'ensemble de catégories que sont les UST et, plus particulièrement, à la structure de cet ensemble. Les UST sont considérées comme indépendantes, alors qu'elles partagent des descripteurs en commun. Il pourrait donc y avoir une hiérarchie de ces catégories d’UST, tout comme il y a une hiérarchie des figures géométriques planes dans laquelle les carrés sont des rectangles particuliers. Certain exemples dans les données des participants soulignent cette possibilité. Ainsi les segments de Trajectoire Inexorable sont souvent mis avec des segments de Qui avance, mais pas inversement. Le travail de mise en relation des UST est un travail en cours qui sera facilité par la formalisation en MTP et par les données recueilles auprès des participants. Une autre explication possible reposerait sur le statut des extraits musicaux présentés. En effet, il a été montré que certains membres d’une catégorie sont plus représentatifs que d’autres et occupent une position plus saillante(4). Ainsi, tout comme l’élément « chaise » est plus représentatif de la catégorie « meubles » que l’élément « fauteuil », il est possible que, parmi les extraits choisis par le MIM, et utilisés dans nos expériences pour représenter chaque catégorie d’UST, certains d’entre eux soient plus prototypiques que d’autres, et seraient donc moins souvent regroupés avec des extraits d’une autre catégorie d’UST.
Dans la troisième et dernière expérience présentée, les principaux résultats ont montré qu’aucune composante particulière n’était observée lors du traitement des UST congruentes (i.e., qui respectent le déroulement temporel définit par le MIM). En revanche, la présence d’une incongruité liée au déroulement temporel des UST suscitait l’occurrence d’une composante P3a. Celle-ci est typiquement interprétée comme reflétant une réaction d’orientation automatique de l’attention à l’apparition d’une nouveauté, d’un stimulus rare. Ces résultats vont dans le sens de notre précédente conclusion, à savoir que les UST sont bien perçues comme une unité sonore formant un tout, reposant sur le déroulement temporel de la matière sonore. En effet, alors que la présentation d’une UST congruente ne suscite aucune composante particulière, l’occurrence d’une incongruité dans ce déroulement sonore est bien détectée par les participants, qu’ils soient experts ou non en UST. Cette composante P3a est suivie d’une composante P3b chez les experts, alors qu’une composante de la famille des N400 se développe dans la même fenêtre temporelle chez les non-experts. Nous avons donc ici une signature électrophysiologique différente du traitement de l’incongruité en fonction de l’expertise dans le domaine des UST.
Pour les experts, l’exécution de la tâche reposerait sur la mise en place d’un processus contrôlé de catégorisation : la composante P3b observée suite à l’incongruité reflèterait ainsi la mise à jour de la catégorie d’UST initialement activée par l’UST amorce, suivi du processus de décision. Les connaissances des experts leur permettraient ainsi d’activer la catégorie de l’UST amorce ; il s’agirait presque pour eux par la suite d’une tâche d’appariement, en choisissant si l’UST cible appartient ou non à la même catégorie. On rejoint ainsi Corbeil, St-Louis et Harnad(5) pour qui la P3b est reliée à la connaissance et à l’application d’une règle de catégorisation. Dans la mesure où les experts connaissent très bien les différentes catégories d’UST, cette tâche de catégorisation ne requiert pas d’analyse approfondie des UST cibles. La recherche du sens de l’UST se ferait ici de manière automatique sur la base de connaissances préalables.
En revanche, chez les non-experts en UST, le traitement de l’incongruité ne produit pas de P3b mais se prolonge au contraire par une négativité qui se développe dans la fenêtre de latence caractéristique de la N400 (entre 300 et 600ms) sur les régions frontales droites. La composante N400 est typiquement interprétée comme reflétant l’accès au sens d’un mot ou l’intégration du sens d’un mot dans le contexte d’une phrase(6). Le fait qu’une composante N400 se développe chez les non-experts indique que l’incongruité a bien été perçu comme un changement au niveau conceptuel, comme un essai d’accès au sens de l’UST et/ou d’intégration de la partie incongrue de l’UST avec la partie congruente. Ainsi, l’occurrence d’une composante de type N400 chez les non-experts refléterait le fait qu’ils sont moins sûrs de leur jugement que les experts, et qu’ils s’interrogent sur la présence ou non d’un changement de concept. Il sera particulièrement pertinent, dans des expériences futures, d’utiliser la méthode d’Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf) : la bonne résolution spatiale de cette méthode permettra, en effet, de localiser les effets d’amorçage liés aux UST et, en les comparant à ceux obtenus avec des stimuli linguistiques, de déterminer si les réseaux de structures cérébrales responsables de ces effets sont similaires ou différents de ceux mis en œuvre dans le langage.
Les résultats des trois expériences présentées dans cet article apportent des éléments de validation de la pertinence psychologique des catégories d’UST proposées par les chercheurs du MIM. Ces résultats montrent notamment que les UST sont bien perçues comme un tout, comme une forme sonore. Cette évaluation est réalisée aussi bien par des musiciens que par des non-musiciens. Les processus perceptifs et cognitifs engagés dans les tâches de catégorisation utilisées ici apparaissent indépendants des connaissances musicales explicites et semblent reposer plutôt sur des processus généraux basés sur des connaissances implicites. La question du contenu sémiotique des UST reste cependant à approfondir.
(1) MIM, op. cit., p. 70.
(2) CHAPUY K., « La question de la catégorisation des UST : unités physiques ou unités cognitives ? », in FORMOSA M., RIX E., Vers une sémiotique générale du temps dans les arts, actes du colloque Les Unités Sémiotiques Temporelles (UST) : théories et applications du 7-9 décembre 2005, Paris, IRCAM/Editions Delatour (coll. « Musique/Sciences »), 2008, p. 181-192.
(3) CHATER N., VITANYI P., “Simplicity: a unifying principle in cognitive science?” Trends in Cognitive Sciences 7(1), 2003, p. 19-22.
(4) ROSCH E., “On the internal structure of perceptual and semantic categories”, in MOORE T.E. (ed), Cognitive Development and the Acquisition of Language, New York : Academic Press, 1973 et aussi ROSCH E. & MERVIS C.B. (1975), op. cit.
(5) CORBEIL M., ST-LOUIS B. & HARNAD E., « La P3b dans l’apprentissage explicite des catégories », communication affichée du Congrès de la Société Québecoise pour la Recherche en Psychologie, Ottawa, 20-22 mars 2009.
(6) FEDERMEIER K.D. & KUTAS M.A., “A rose by any other name: long-term memory structure and sentence processing”, Journal of Memory and Language 41, 1999, p. 469-495.