En écoutant cette musique, on a l'illusion d'un mouvement perpétuel, de quelque chose qui ne s'arrête pas. Comme dans une évolution permanente, il n'y a pas de moments de repos. C'est quelque chose d'infernal, d'agitation permanente, d'absence de calme et de vrais points de repère, une sorte de continuum. Au début de la section, on a la sensation de vaguer, de marcher d'abord, de courir après et d'arriver à certains points (les la graves, par exemple) qui ne mènent nulle part, donc la fin d'un processus se révèle le commencement d'un autre. Comme sur les escaliers d'Escher, on a la sensation d'être prisonniers d'une illusion, de vivre une pénitence (comme les moines, qui font la pénitence en ascendant et descendant continuellement, chez Montée et Descente) et d'être de plus en plus désespérés.
Les attaques régulières et les tempi de plus en plus rapides peuvent être lus comme une métaphore du temps qui passe. Lorsqu'on connaît le titre de l'œuvre, on peut imaginer Charon, le passeur, traversant le Styx avec les âmes dans son embarcation. On peut sentir, aussi, qu'au fur et à mesure qu'on avance dans le fleuve, on s'approche de l'Hadès (l'accélération graduelle du temps nous indiquant l'angoisse grandissante). Lorsque les faux points d'arrivées se métamorphosent en nouveaux points de départ, ils intensifient la douleur et le désespoir. Ce procédé d'illusion diminue la sensation de direction liée au discours et génère de brefs moments de stagnation et d'ambiguïté. Autrement dit, même si on reconnaît qu'il y a une gradation qui opère du début à la fin de la section (c'est-à-dire, un processus d'intensification progressive qui concerne les différents éléments du discours, tels que le rythme, les hauteurs, la densité, le tempo, etc.), les faux points d'arrivées et les montées et descentes permanentes génèrent la sensation d'une stagnation, d'un cycle qui n'a pour but que d'arriver nulle part.
Il faut observer que, chacun des trois processus présents dans la section constitue une gradation ; plus concrètement, il y a trois gradations qui forment un processus de gradation plus générale. Néanmoins, ici, la gradation a une fonction complètement différente de celle qu'elle avait auparavant aux discours plus traditionnels (dans la musique tonale, par exemple). Lorsque la musique a pour but d'être une montée, une descente ou une accélération permanente (gradation continuelle), la gradation se transforme en un but en lui-même. En d'autres mots, la gradation se trouve privée de ses fonctions rhétoriques traditionnelles, elle va nulle part. Elle se transforme en une gradation paradoxale.
Cette écriture liminale est liée aux souvenirs de Mâche d'un autre compositeur français qui poursuivait, lui aussi, ses recherches sur les limites de la perception. Il explique cette liaison de la façon suivante :
En écrivant les superpositions de tempi, je me suis parfois souvenu du projet de jeunesse raconté par Varèse. La lecture de Jules Verne décrivant les tourbillons du Zambèze lui avait fait rêver d'une musique qui reproduirait en quelque sorte leurs différentes vitesses combinées. Mais ici c'est à un fleuve des enfers païens que je songeais, et à son noir pendant terrestre en Arcadie (MÂCHE, 2012, p. 201).
La gradation continuelle est ancrée dans une musique qui met l'idée de texture, de sonorité au premier plan. La superposition de tempi, de couches sonores, suggère une recherche qui commence par le discret et entre progressivement dans le continuum. Les intervalles et les hauteurs (notes) perdent leur individualité et acquièrent de l'importance en tant qu'éléments d'une totalité. Dans cette musique, il n'y a pas de mélodie, de rythme ou d'harmonie au sens traditionnel. Tout est conçu autour d'une masse sonore qui se construit progressivement et devient de plus en plus dense et indifférenciée. C'est un espace homogène et saturé, dans lequel le qualitatif est le produit du quantitatif [1]. La recherche de tempi toujours plus rapides se rapproche à la recherche du grain sonore de la musique électroacoustique. Ceci, bien sûr, a ses implications avec les seuils de la perception humaine, car il devient difficile voire impossible de séparer les différentes attaques du continuum sonore.
Remerciements
Je remercie vivement Marie Annick Bernier, Raquel Carvalho et Stéphan Schaub pour leur lecture du texte et leurs observations.
Je remercie Florencia Leonardi pour son aide précieuse avec les figures et la vidéo de cet article.