Illusion et gradation dans la section centrale de Styx,
de François-Bernard Mâche

Claudio Vitale
Universidade de São Paulo (USP), Brésil
Labex GREAM, Université de Strasbourg

1. Présentation générale de l'œuvre

1.1. Styx : mythe et contexte de l'œuvre

Dans la mythologie grecque, Styx était l'un des fleuves qui entouraient les Enfers (Styx était aussi le nom de la nymphe gardienne du fleuve éponyme). Les fleuves infernaux (avec des eaux noires ou enflammées) empêchaient la fuite et séparaient le royaume des vivants du monde souterrain des morts.

Dans l'histoire de l'art, les évocations du royaume d'Hadès et des eaux qui le protègent sont abondantes et diverses. Il suffit de mentionner quelques exemples dans le champ des arts visuels et dans celui de la musique : La traversée du Styx (Gustave Doré, 1861), Achille plongé dans le Styx par la Déesse Thétis (Rubens, 1625), Styx und Lethe (Wolfgang Rihm, 1997-98) et Le passage du Styx d'après Patinir (Hugues Dufour, 2015).

Le mythique est une grande source d'inspiration pour Mâche. La Mythologie, les modèles, les archétypes, le manque de séparation entre le naturel et le culturel sont des éléments clés de sa pensée [1]. Comme l'observe pertinemment Anne-Sylvie Barthel-Calvet, dans sa pièce Styx (1984) il est possible d'établir des correspondances entre l'écriture musicale et quelques idées issues du mythe homonyme :

D'atmosphère noire, toute l'œuvre repose sur le développement de deux idées : la cloche des morts et le fleuve infernal [2]. La première suscite un travail sur les résonances du piano qui s'inscrit dans une tradition française d'écriture pianistique (Cloches à travers les feuilles de Debussy...) ; l'évocation des flots houleux et noirs est, quant à elle, traduite par une superposition polyrythmique proprement inouïe (BARTHEL-CALVET, 2006, p. 5-6).

Selon Grabócz (2013, p. 152), l’idée de la catabase [3] (descente, chute dans les profondeurs) a aussi un rôle significatif dans Styx :

Dans la structure symétrique de Styx (le titre se réfère à la rivière de Hadès), les IIe et Ve parties évoquent la descente au royaume des morts (la IIIe partie introduisant une ascension, et la VIe présentant un impressionnant tintement de cloches dans les abysses comme deux résultats différents de la catabase).

Quelques processus compositionnels et matériaux musicaux présents dans Styx apparaissent aussi dans d'autres œuvres pour piano du compositeur, tels que Areg (1977), pour deux pianos, Léthé (1985) pour deux pianos (huit mains), Mesarthim (1987) pour deux pianos et Nocturne (1981) pour piano et bande magnétique. Dans ces pièces, on peut entendre, par exemple, soit les trémolos formant un flux sonore continu, soit la construction rythmique par couches à différentes vitesses.

Le compositeur, lui-même, contextualise cette pièce dans son catalogue et explique la provenance du titre :

C'est une pièce pour 2 pianos, 8 mains, qui prend place dans un cycle d'œuvres pianistiques commencé avec Areg pour 4 mains (1977), et poursuivi avec Nocturne, pour piano et bande magnétique (1981). L'écriture du piano se rapproche de la percussion, en particulier dans l'emploi des résonances. Le Styx est un fleuve des Enfers dans la mythologie grecque, et ce titre correspond à l'humeur générale assez sombre de l'œuvre  (MÂCHE, 2012, p. 201).