L'opéra et ses éléments
Analyse musicale
Le recueil des esquisses révèle le passage du texte de la pièce de théâtre Nô Sumidagawa au livret de l’opéra Sumidagawa. Yoshida s’empare des cinq textes écrits pour les cinq grandes écoles de théâtre Nô et les refond en un unique livret d’opéra, en adaptant la langue à la vocalité occidentale.
Le compositeur ayant fixé son choix sur le texte de l’école Kanzé pour des raisons de plus grande affordance avec la pensée occidentale, il opère des ajustements dans l’écriture du texte, notamment en mélangeant des bribes de textes originaux à des bribes de phrases qu’il crée. On peut relever un syncrétisme d’écriture par le croisement de caractères en hiragana, en kanji et en signes occidentaux. Le compositeur procède à la compression de l’intrigue en la réduisant aux deux acteurs-chanteurs sur scène. Son travail représente une sorte de palimpseste des différents livrets destinés aux chanteurs et aux artistes réglant la mise en scène. C’est aussi un palimpseste de différentes traces mélodiques qui servent de matrice à la ligne vocale finale.
Fig. 2 : Extrait de la 1ère page du livret de travail du compositeur S. Yoshida
Dans ce premier document, extrait du premier cahier de notes du compositeur, apparaissent des bribes mélodiques adaptées sur texte initial de Kanze Motomasa (cartouche central), des traces sur le choix d’un instrumentarium possible (cartouche supérieur), mais aussi des notes évoquant l’atmosphère de cette première scène (cartouche dans la marge gauche). Les différences de couleurs (encre vs crayon à papier ou stylo) renseignent aussi sur le développement de l’esquisse entre texte et annotations sur le texte. Enfin, les lignes dessinées au crayon à papier au-dessus du texte sont les prémices de la mélodie qu’entend intérieurement le compositeur, sans qu’à ce stade les hauteurs discrètes ne soient arrêtées. Ces lignes décrivent une première approche d’intonations en relation avec la musicalité du texte. Le compositeur confirme ces premiers gestes musicaux dans les entretiens tenus sur l’opéra.
Fig. 3 : Extrait du 2e livret de travail de S. Yoshida
Ce deuxième exemple marque une autre étape du processus créatif du musicien. Aux courbes dessinant une possible mélodie sont ajoutés des segments de lignes ponctuées par des points et précisant l’intervalle retenu (2mM) ou le nom des notes (si, sol), ou des indications agogiques (liaisons/KYO-O; KO-O). Parfois, les segments en pointillés soulignent l’indécision mélodique du compositeur. À l’instar d’une transposition didactique [1] d’un savoir, le musicien élabore géométriquement sa mélodie, passant ainsi d’images sonores associées aux mouvements du texte à la structuration et la définition des durées et des hauteurs déterminées pour les faire tenir sur du papier réglé. Ce document renseigne sur les procédés compositionnels de l’artiste. Ces ajustements progressifs sont la manifestation et la traduction du passage d’une émotion première, ou réel de l’émotion, à une émotion réalisée.
Fig. 4 : Extrait du carnet d’esquisses mélodiques de S. Yoshida et bribes de la mélodie.
Ce troisième exemple illustre la mise en musique progressive du mot Sumidagawa. Après avoir écrit plus de sept esquisses mélodiques sur ce mot, le compositeur n’en retient qu’une seule qui apparaît à chaque fois que le mot est prononcé. Ces choix sont fondés sur la force expressive des hauteurs en lien avec la sonorité et la rythmicité des mots, d’une part, et sur le potentiel contrapuntique de la cellule mélodique, d’autre part. Yoshida revient très souvent dans nos entretiens sur son goût de l’écriture contrapuntique. Il souligne comment la musique japonaise est associée à ce style d’écriture. Ces choix sont liés aux émotions qu’il revit en se remémorant la musique traditionnelle de son pays. En comparant le dessin en ligne brisée à la mélodie, nous pouvons suivre le lent travail de gestation musicale qui permet au compositeur d’enchaîner les bribes de mélodies les unes aux autres. L’analyse de cette bribe mélodique attachée au mot Sumidagawa donne aussi naissance à l’organisation musicale de l’ouverture de l’opéra.
Fig. 5 : Bribes de l’ouverture de l’opéra.
On retrouve dans cette écriture de l’ouverture de l’opéra l’ensemble des notes de la mélodie que le compositeur travaille tant au niveau des hauteurs que des rythmes. Cela crée une tension progressive qui se résout sur la première note prononcée a cappella par l’un des chanteurs. Sous l’apparente stabilité rythmique des mesures qui s’enchaînent, on perçoit une tension émotionnelle due aux jeux de rapports entre les intervalles et leur progression par chromatismes. Cet artifice de tension est le fruit de l’activité créative et exprime l’émotion réalisée du compositeur. Ces transformations progressives des éléments musicaux sont autant de transpositions didactiques qui indiquent le rapport évolutif du musicien aux hauteurs, aux durées, aux intensités des sons.
Ce dernier aspect de notre analyse de données porte sur les trois versions du texte destinées aux musiciens, à l’équipe scénique (metteur en scène, éclairagiste, décorateur, assistants et personnels), et au public. S’il travaille musicalement au transfert de ses émotions vers les spectateurs, il sait d’expérience que la médiation de l’ensemble des artistes repose sur une dramaturgie qui permet (rend possible) leur perception. Pour cela, le compositeur procède à différentes transcriptions de son texte pour qu’il soit appropriable par ses partenaires artistiques. Ces transformations du texte sont d’autres formes de transpositions didactiques. La traduction du livret du japonais au français ne représente que la partie émergée de l’iceberg, car d’autres sous-textes sont écrits pour la partition, le texte du prompteur (l’opéra est donné en japonais), et pour le travail de prononciation phonétique des chanteurs.
Fig. 6 : Bribes de transcriptions du livret écrit en japonais au texte français traduisant les paroles en japonais de l’opéra, et celles qui passent sur le prompteur pour le public.
Fig. 7 : Notes manuscrites extraites des carnets du compositeur lors de son travail de transcription pour faciliter l’apprentissage des rôles et mélodies des chanteurs.
Ces différentes strates d’écriture du texte, qui possèdent toutes une visée didactique, révèlent l’importance que le compositeur attache à la transmission de ses émotions, à la création d’émotions pour chacun de ses interlocuteurs, qu’il soit artiste ou auditeur. A travers ces transcriptions successives, qui résultent des activités du compositeur, c’est le réel de l’émotion qui est transformé en émotion réalisée. C’est une forme d’épistémologie des émotions qui résulte du travail de transformation effectué par le compositeur.
Analyse des notices
Dans les notices qui présentent l’opéra Sumidagawa, quelles sont les caractéristiques des thèmes, genres communicationnels, séquences narratives, préoccupations, etc. qui sont attachées à l’émotion verbalisée ? De fait, le compositeur effectue un travail socio-communicationnel en direction du public, dont l’émotion « dite » est une composante particulière.
Nos outils descriptifs s’appuient sur des méthodes qualitatives d’analyse de discours qui autorisent une lecture à la fois formelle et sémantique d’éléments superposés [2].
Un premier niveau de balayage des corpus relève d’une analyse thématique. Les catégories recensées dans les corpus de notices que nous avons analysés sont les suivantes : explication du titre, assignations génériques, filiation, idée germinale, finalités compositionnelles, matériau et son traitement, déroulement temporel, description des sons, circonstances de création, moyens techniques, commanditaires, interprètes, dédicataires [3].
La dimension adressée de ces écrits nous conduit ensuite à mobiliser un outil descriptif défini par la rhétorique et la poétique, les genres communicationnels descriptif, expressif et argumentatif [4]. Le compositeur définit sa relation au public par un texte qui contribue à rendre perceptible (genre descriptif), intelligible (genre explicatif), sensible (genre expressif) et convainquant (genre argumentatif) son objet : l’œuvre musicale.
Ces deux premières phases d’analyse, descriptives, sont complétées par une analyse en catégories conceptualisantes, qui s’inscrit plus en profondeur dans la perspective compréhensive de la recherche [5]. Il s’agit d’unités d’élaboration conceptuelle qui ne sont pas définies ex ante. Elles sont composées à partir de l'analyse compréhensive [6] et permettent, en retour, de l’approfondir. Elles sont « l’analyse, la conceptualisation, la théorisation en progression. » [7]. Elles portent ici en elles la spécificité du rapport que le compositeur entretient avec son activité. Elles correspondent aux questionnements qui structurent de manière transversale son discours.