De l’émotion vicariée à l’émotion verbalisée,
une socio-didactique de la communication musicale

Pascal Terrien, Aix-Marseille Université, UR 4671 ADEF-GCAF
Florence Lethurgez, Aix-Marseille Université, UMR 8562 CNE

L’émotion reste un objet d’étude discret dans le champ des sciences humaines [1]. Pour autant, le champ émotionnel se manifeste dans la relation anthropologique de l’homme à la création musicale. Le rapport aux émotions est travaillé par le compositeur pour créer des espaces sociaux intersubjectifs favorisant la réception de l'œuvre. L’émotion est un catalyseur qui permet de rendre compte d’une relation (anthropologique, sociale, psychologique, artistique, esthétique…) à la musique. Considérer le « tournant émotionnel »de l’art contemporain, identifié par la critique philosophique [2], comme une rupture socio-historique laisse supposer que les émotions n’interviennent que de manière contingente, voire parasite, dans le processus créatif [3]. C’est pourquoi la recherche scientifique, notamment en psychologie de la musique [4], n’a inspiré que très récemment des travaux en sociologie, en sciences de l’information et de la communication et en musicologie didactique [5]. Raisons pour lesquelles nous proposons une approche anthropologique des processus de création musicale fondée sur les émotions en partant des outils méthodologiques de ces sciences sociales.

Le champ de recherche en communication musicale est encore émergent [6], en particulier dans le domaine des musiques savantes, classique ou contemporaine, et repose sur des dispositifs innovants comme ses formes de médiation [7]. 

Notre propos concerne l’histoire génétique de l’opéra Nô Sumidagawa en étudiant les processus de musicalisation et de verbalisation des émotions. Notre recherche porte sur les contenus des esquisses musicales et des notices rédigées par le compositeur à l’occasion de la publication de sa partition. Ses écrits sont confrontés à des verbatims recueillis par un enseignant-chercheur en musicologie didactique sur des tâches d’écriture. Nous souhaitons dégager le régime d’apparition des émotions tant par l’analyse des esquisses musicales que par celle des notices.

Cette étude souhaite, globalement, revaloriser, la fonction épistémologique de l’affect : soit la place accordée à l’émotion, dans l’univers de sens et de pratique d’un compositeur. Nous faisons l’hypothèse que la trace de l’activité du musicien, résultat de la contingence, a été impactée par les différentes émotions qui ont traversé sa pensée créative.

Ainsi, le régime universel ou particulier de l’émotion peut être questionné, sachant que le premier est l’affaire de la psychologie et des neurosciences [8], tandis que le second, celui de la sociologie [9], et ici de la socio-didactique de la communication musicale. L’émotion est à l’origine du projet compositionnel. Elle produit des mouvements, des choix successifs, que l’analyse musicale et discursive permet d’identifier. L’émotion, dans le discours, est associée à certains genres communicationnels, certaines thématiques et certaines préoccupations qui valent autant en musique qu’en paroles. Or, les deux ordres, musical et verbal, montrent que l’émotion est impactée par la dimension mésogénétique [10], soit une genèse liée au milieu, à l’environnement, et à la contingence (moyens compositionnels par exemple). Comment les émotions interviennent-elles dans la démarche créative de l’artiste ? Existe-t-il un rapport d’empêchement réciproque entre l’émotion et le traitement du matériau musical ?

Pour vérifier l’hypothèse que l'émotion ne peut être que contingente (voire parasite) à la création d'un opéra, nous détaillons deux processus dynamiques de création musicale. L’un en entrée, où les émotions inspirent le projet, l’autre en sortie, où elles sont « composées ». Notre étude doit permettre de saisir l’image sonore originelle du compositeur, en prise avec les contraintes matérielles propres à l’exercice compositionnel.