En tout état de cause, l’idée même d’une recherche d’ « objectivité absolue » (Bent et Drabkin, 1987/1998, p. 17) dont a pu se revendiquer tout un courant analytique montre bien la nature fondamentalement philosophique du projet : c’est la « vérité » de l’œuvre que cherche à atteindre l’analyste par le moyen de ses procédures. Prolongeant le projet romantique, l’objectivité ne serait pas tant ici au service de la science qu’au service d’une quête philosophique, qui, pour s’imposer dans l’entreprise scientifique triomphante, en adopterait les aspects les plus caricaturaux dans l’imagerie sociale − ici méconnaissance du processus scientifique avec assimilation du travail scientifique à l’ « objectif » et à la connaissance « vraie », là méconnaissance de la méthode scientifique avec conception du processus à partir de l’outil. C’est cette fascination exercée par « la science » dans les milieux littéraires et artistiques, aussi bien que la nouvelle aura qu’elle confère à ceux qui s’en réclament (nécessaire désormais à qui veut s’imposer dans le champ social) qui aurait en partie motivé à la fois la démarche analytique « objective », qui entendait s’intéresser à l’œuvre elle-même plutôt qu’aux considérations extramusicales qui en étoufferaient la réalité, et les adossements de la « nouvelle » musique vers le milieu du 20e siècle à la figure du « compositeur-chercheur » de la musique « expérimentale ».
Enfin, de nombreux analystes ont rappelé la dimension essentiellement phénoménologique de l’analyse musicale.
La musique n’est pas une science exacte. Pure phénoménologie, elle […] s’accomplit […] seulement en nous. Pour cette impérieuse raison, nos études ne peuvent qu’être fondées sur notre propre réaction sensible aux données musicales. Ainsi, le rôle de l’analyse n’est pas d’“expliquer”, encore moins de “faire comprendre” la musique […], mais d’observer attentivement notre impression et d’identifier […] les phénomènes sonores qui l’ont provoquée. (Gervais, 1988, p. 11)
Aussi, soumettre le fait artistique à la quantification computationnelle serait un contre-sens. Pour certains même, c’est l’abandon du projet galiléen de « mathématiser » la nature qui aurait permis la constitution des sciences humaines : « l’a priori historique des sciences de l’homme » correspond à « une sorte de retrait de la mathesis, une dissociation de son champ unitaire, et la libération, par rapport à l’ordre linéaire des plus petites différences possibles, d’organisation comme la vie, le langage, et le travail » (Foucault, 1966, p. 361). Ainsi,
imaginer que les sciences humaines ont défini leur projet le plus radical et ont inauguré leur histoire positive le jour où on a voulu appliquer le calcul des probabilités aux phénomènes de l’opinion publique et utiliser les logarithmes pour mesurer l’intensité croissante des sensations, c’est prendre un contre-effet de surface pour l’événement fondamental. (ibid., p. 362)
Bref, tous ces arguments invitent à douter du bien-fondé de la prétention « scientifique » de l’analyse musicale.
En fait, il semble bien que la manière de traiter (explicitement ou implicitement) cette question de la valeur scientifique des outils analytiques repose sur de profonds malentendus.
Il faut d’abord insister sur le fait que ce n’est pas la recherche d’une objectivation des phénomènes qui pose problème mais les instrumentalisations que cette objectivation supporte et les finalités quelle vise. Par ailleurs, les arguments parfois avancés pour justifier l’impossibilité d’une approche scientifique de l’art musical par l’outil analytique ne sont pas très probants. En tout état de cause, ces arguments pourraient tout aussi bien porter sur n’importe quel domaine scientifique. Certes, la définition même de la « musique » est problématique, mais c’est aussi le cas pour la définition de la « vie » en biologie. Certes, selon les points de vue les catégories retenues pour parler du phénomène musical sont discutables, mais c’est également le cas dans la plupart des sciences. Certes, l’analyse comme outil d’investigation est fondée sur des théories a priori, mais c’est l’essence même du processus scientifique de relever du monde de l’esprit (du troisième monde poppérien) ‒ la révolution de la science moderne a consisté précisément à considérer que l’objet scientifique n’existe pas dans la « nature », dans le concret, le perceptible, mais dans un monde abstrait, fait d’objets créés de toute pièce (Grawitz, 1996) ; « la science réalise ses objets, sans jamais les trouver tout faits » (Bachelard, 1938, p. 61). Certes, les « données » recueillies au moyen de l’analyse sont essentiellement locales et relatives, mais c’est aussi le cas pour la plupart des sciences humaines, et, en tout état de cause, la science moderne n’a pas pour vocation de rechercher la vérité « absolue » ; comme l’artiste, le scientifique considère l’incertitude comme une condition nécessaire à son entreprise. Certes, il existe des idéologies implicites derrières les méthodes d’analyse, mais c’est aussi le cas pour la plupart des méthodes scientifiques, et ceci ne suffit pas à remettre en cause les données recueillies dans les dispositifs élaborés à cette fin. Etc.
Mais le malentendu le plus profond et le plus délétère vient de l’idée même que l’on se fait de l’ « objectivité » scientifique. Oui, il faut toujours rappeler que « Les faits musicaux ne sont pas des choses » (Lortat-Jacob, 2002), comme d’ailleurs tous les faits sociaux (Monnerot, 1948, cité dans Lortat-Jacob, 2002), et tout fait en rapport avec le vivant en général. Mais, comme on vient de le préciser, c’est une erreur de croire que le scientifique objective au sens de s’en tenir aux choses (les objets scientifiques sont des objets spirituels) ; il n’objective pas, il problématise, ce qui est très différent, même si cette mise en relation de la théorie avec le réel impose la mise en évidence d’ « indicateurs » qui puissent être saisis au niveau phénoménal. Le problème ne vient pas du fait que tel dispositif expérimental réduit tel être vivant à ne pouvoir témoigner que de ce que lui permet le dispositif, le réduisant à n’être qu’un artefact (Stengers, 1995, p. 128-129), mais de la confusion qui pourrait résulter de l’assimilation de cet artefact au système vivant qui le donne à voir. Que cette confusion existe bien souvent n’implique pas la nullité de l’entreprise et du dispositif, qui ne peut s’apprécier que dans la critique de la méthode propre à l’étude. Le scientifique est toujours partiel, partial, « engagé », et il le sait. Sauf que le scientifique n’est pas un être humain de « conviction », pour le dire dans les mots de Nietzsche (1895/1996) ; il est normalement habité par l’esprit du jeu. Lorsqu’il cède au dogme, comme dans le cas de Francès ci-dessus, il cesse dès lors d’appartenir à cette catégorie. En outre, le scientifique a une croyance fondamentale, nécessaire, sans laquelle son entreprise n’aurait aucun sens, qui est que tout est lié dans l’univers (Einstein et Infeld, 1936/1983) ; penser donc que la réduction qu’il opère pour étudier les phénomènes implique qu’il les conçoive comme non interdépendants est une contre-vérité. Bref, exclure a priori le sujet (en tant que lieu où se réalise le phénomène) par souci d’ « objectivité » scientifique est un contre-sens et peut même être vu comme une aberration méthodologique. (L’objectivité en science n’est rien d’autre que « la possibilité de vérifier par des scientifiques indépendants en les reproduisant les expériences ou observations et les raisonnements » qui ont permis la production des données, et « non pas l’assimilation du réel à l’abstraction scientifique (objectivation réifiante) », Leroy, 2018.) D’autant qu’il existe aujourd’hui des techniques largement reconnues d’investigation du subjectif (voir par exemple Paillé et Mucchielli, 2012) et qu’on peut concevoir des méthodes efficaces croisant techniques quantitatives et qualitatives. La vraie question n’est pas alors dans l’opposition artificielle entre « objectivité » et « subjectivité », mais dans celle, autrement redoutable, d’assumer un modèle du sujet qui permette de supporter l’abstraction scientifique. Le problème actuel des sciences humaines n’est pas de se situer vis-à-vis d’imaginaires sciences « dures », voire de sciences « de la nature » (l’être humain serait-il un extra-terrestre ?), mais d’affronter la nécessité d’une théorie du sujet (comme outil) qui puisse servir à élaborer des objets scientifiques.
En somme, à moins de faire référence à une conception datée de la science, en outre largement infiltrée de postures philosophiques – car il y serait abusif et inexact de ramener le travail scientifique au positivisme ou au scientisme −, rien ne permet de poser que l’entreprise scientifique implique a priori l’exclusion du sujet du champ scientifique, rien ne permet de penser que la science découpe abusivement et aveuglément dans le réel, et rien n’interdit de considérer que l’ « objectivité » de l’analyse musicale est sa subjectivité. C’est-à-dire, non seulement dans le sens où l’analyse structuraliste de niveau neutre devrait s’accompagner d’une validation socio-culturelle (émique) (e.g. Stern, 2020), mais encore où c’est bien la dynamique du vivant qui est l’objet des sciences humaines, impliquant la prise en compte du processus qui produit et utilise ces structures pour exister.
Ainsi, dans une perspective scientifique, l’analyse musicale (quelle que soit la manière de l’envisager) est un outil dont la valeur ne peut être appréciée qu’au cas par cas, relativement à une méthode élaborée pour servir une étude particulière, comme c’est le cas pour toute technique utilisée dans une telle perspective. Bref, la question de la valeur épistémique de l’analyse musicale dans le cadre de la science n’a pas d’autonomie ; elle doit être considérée dans celui plus large de la méthode scientifique relativement à une étude singulière, elle-même référée à un paradigme (et en dernière analyse à une conception du processus scientifique et de sa finalité, donc à un positionnement philosophique et existentiel, mais aussi sociologique et politique, toutes choses qui intéressent l’épistémologue plus que le scientifique proprement dit).
Nota bene
La comparaison des deux numéros de revues que j’ai en ce moment sur mon bureau dit probablement beaucoup. Le numéro de Musurgia dans lequel s’inscrit l’article de Monika Stern cité ci-dessus et la dernière parution du numéro de Musicae Scientiae (2021), le journal de la Société européenne pour les sciences cognitives de la musique. Le premier ancré dans une perspective structurale, qui imprègne également la manière de considérer la dimension sociale de l’être humain, le second intéressé à la dynamique générée par ces structures (où il est question d’émotion, d’anxiété, de goût, de familiarité, de participation en temps réel, de perception, de créativité, de phénomène, aussi bien d’un point de vue individuel que social).
Opposer les deux points de vue serait bien évidemment pathétique. Les deux sont riches et nécessaires. On ne peut toutefois qu’être attristé par la difficulté que semblent avoir parfois aujourd’hui ces deux champs à s’enrichir mutuellement plutôt que de fonctionner comme en parallèle.