Bref, les infiltrations idéologiques (au sens large) de l’ « objectivité » comme nouvelle dénomination de la « vérité » sont légions, et l’on peut se demander si l’objectivité de l’analyse parée de la caution de la science n’a pas été (n’est pas) bien souvent une nouvelle manière (détournée) de poser la question esthétique. On a donné (Leroy, 2003) quelques exemples de prises de position esthétique, parfois tranchées et exclusives (dans la lignée de l’ « INUTILE » de Boulez, 1952, p. 119), dans des écrits d’auteurs qui, dans le même temps, se réclamait de la « neutralité » et/ou de l’ « objectivité » scientifique. Et ces exemples montrent en outre que ce nouveau label prestigieux du « scientifique » tend à se prévaloir non plus seulement des techniques analytiques elles-mêmes mais aussi des théories de référence qui les sous-tendent, empruntées non plus aux sphères philosophiques et compositionnelles, mais à celle des sciences « dures » ou « exactes » (ou qui pourraient s’en rapprocher au moins par la forme), notamment à l’acoustique et à la linguistique, ou encore plus récemment à la (neuro)psychologie. Ainsi de l’entreprise de Lerdahl et Jackendoff (1983) où les choix terminologiques (« bonne compréhension », « règles de bonne formation ») se donnent comme anodin par la caution de la linguistique et de la psychologie cognitive, alors qu’on peut très sérieusement se demander si ce type de discours ne retrouve pas en fin de compte « les traces de l’esthétique normative. Les règles décrites sont celles de la musique tonale, et elles s’inscrivent, consciemment ou non, dans une tentative de fixer l’histoire » (Chouvel, 1998, p. 64) ; et l’on retrouve dans la tonal pitch space theory proposée par Lerdahl (2001), dans le prolongement de ces travaux, les mêmes tendances à plier les faits à la théorie (cf. l’analyse du parcours tonal du Prélude en mi majeur, op. 28 n° 9, de Chopin proposée dans cet ouvrage) que celles pratiquées près d’un siècle plus tôt par Schenker (1935/1993) à propos de sa « théorie de la cohérence organique » (cf. son analyse du Petit Prélude, BWV 940, de Bach – Gut, 1996).
Il faut souligner que le problème ne touche pas seulement les musicologues, qui, relevant des « humanités », seraient de ce fait incapables d’adopter la distance nécessaire à l’investigation scientifique. Des psychologues expérimentalistes mondialement reconnus peuvent participer de ce mélange des genres. On en trouve un exemple remarquable dans La perception de la musique de Francès (1958), ouvrage important de la psychologie expérimentale en musique, constitué d’une série de 16 expériences, et où l’ « expérience V » n’est autre qu’une analyse qui ne se dit pas mais qui, pourtant, joue un rôle majeur dans l’économie de la théorie de l’auteur, dont elle fonde ni plus ni moins que les postulats (Leroy, 2002). Ainsi, l’analyse peut aussi bien servir un mode de valorisation implicite en se mettant au service de l’étude « expérimentale » de la perception, soit qu’elle justifie les prérequis d’une expérimentation, soit qu’elle « explique » a posteriori les données recueillies. En outre, l’invocation de la perception des structures sonores comme garant d’une internalité « vraie » ne peut faire oublier que, si cette perception s’élabore effectivement à partir de processus mentaux élémentaires de traitement des phénomènes acoustiques (de groupement notamment), elle est, dans le cas de la musique, et plus encore lorsqu’elle est art, pour la majeure partie, le résultat d’une élaboration culturalisée. On peut donc se demander jusqu’à quel point ce genre d’entreprise ne participe pas, pour une part, de la tentative de poser une valeur en s’appuyant non plus sur des « cultures » et des produits – ce qui ne serait plus acceptable au regard des conceptions sociales relativistes dominantes –, mais sur des structures et des processus « neutres » parce que « cognitifs ». La valeur abandonnée sur le terrain de la critique, de l’histoire et de la systématique reparaît ici sur le terrain d’un psychologique réduit à une conception computationnelle elle-même issue des avancées en intelligence artificielle conçue sur le modèle de l’ordinateur. Le cas des études sur la perception est particulièrement intéressant de ce point de vue, car toute étude de la perception n’est que l’étude d’un usage, pas d’un absolu universel (Leroy, 2013). Dire : « x % des individus entendent telle structure musicale de telle manière », c’est simplement relever les proportions d’une norme, et, encore une fois, le fait qu’on puisse analyser cette norme comme fondée en nature parce qu’elle renvoie (ou renverrait) à des processus élémentaires de traitement des patterns sonores ne change pas grand-chose à l’affaire dans le cas de produits symboliques, non réductibles auxdits processus. Or, soutenir que l’être humain n’est pas construit sur le symbolique paraît bien difficile d’un point de vue scientifique.
Ainsi, on ne peut écarter l’idée que l’objectivité ainsi conçue de l’analyse est un subterfuge qui, au nom d’une caution scientifique, vise à couper la voie à la réflexion sociale sur l’art (Adorno, 1970/1995).