Reich insiste en effet sur la valeur de l'émotion, en déclarant qu'il n'y a pas de musique sans elle. L'émotion, il la suscite à partir du matériau musical de la parole. Mais il fait aussi appel à l'impersonnalité. Comment comprendre ce paradoxe ?
A ce point, Wittgenstein prend place dans le paysage savant de Reich. « Weltseele » est le mot des Carnets (1914-16) de Wittgenstein, sans doute en écho à Goethe. L'âme du monde est ce Tout dans lequel le sujet est appelé à se fondre, une fois réduit à un point sans extension (thèse du solipsisme dans le Tractatus). Mais il est un « Tout » qui est faux, ce qui est malmené par la société américaine, un tout sans âme, qui est celui auquel manque la voix d'un « nous », dit de son côté Stanley Cavell, en commentaire des Recherches philosophiques du philosophe viennois. Alors le réel prend toute la place vidée par le sujet évanoui. Il y a de cela aussi chez Reich. Car dans cette « émotion », effet de fusion sans effusion, chacun retrouve sa place nulle par abnégation. Cette disparition du sujet laissant toute la place au réel, comme Wittgenstein le dit, caractérise le « solipsisme » au bon sens du terme, processus qui aboutit en effet à déployer une forme d'« impersonnalité » dans l'espace ou champ neutre d'un réel vidé de la subjectivité. Ce moment d'« asubjectivité », Steve Reich semble le reprendre à son compte pour reformuler une forme partagée d'émotion désindividualisée, et peut-être même dépsychologisée (Stanley Cavell). L'émotion est mise en commun et non plus ressentie par l'un des participants qui jouent.
On peut appeler chez Reich comme chez Cage d'ailleurs, cette condition supposée résulter de ce processus, un état collectif d'« égalitarianisme », dont se réclamaient en effet les musiciens américains dans les années 60-70. Notons que c'était leur façon à eux de se représenter le régime politique d'une certaine « démocratie » par la musique. Comme de juste, cette musique ne connaît pas de soliste. Elle préfère l'interactivité horizontale sans chef à l'hégémonie d'une voix. Surtout, le fait de viser le « tout entendre » suppose que la musique se déploie jusqu'à un terme défini, tandis que le potentiel des détails se déroule mais aussi se révèle jusqu'à épuisement des ressources. En effet les raisons acoustiques doivent prévaloir au delà des intentions. Evidemment, nous sommes aux antipodes de la « mélodie infinie ».