Il est très intéressant que tout l'art ici repose sur la fonctionnalité d'une deuxième écoute que Reich va s'ingénier à décaler. En introduisant un délai avec une accélération d'une double croche, il déséquilibre les relations de phase. L'objectif  est d'entendre ensemble le processus de composition et le son que « ça » fait à l'oreille. Mais cet objectif de concomitance n'empêche pas que la perception reste in fine « débordée » par des phénomènes acoustiques résultants et hors contrôle qu'aucun instrument n'a produits. La part « savante »  se trouve du côté du processus de composition intégrant des références à des styles musicaux parfois anciens, impliquant la mise en place d'un procédé complexe d'inventeur. La part non-savante est celle qui est  destinée et recueillie. La deuxième oreille s'y emploie. Elle est en quelque sorte  le premier public avant le public, un public privé, qui témoigne en premier, mais attaché encore au corps physique écoutant du compositeur, avec un effet intéressant de répétitivité par symétrie.

Reich répond à la même question qu'a posée le savant praguois Ernst Mach vers 1870 : pourquoi voyons-nous  avec deux yeux et pas un seul ? Tels les yeux qui sont, a-t-il dit, avec la science d'alors, comme deux petits géomètres qui s'entendent clandestinement à notre insu pour résoudre un problème qui est celui de la perception du mouvement et de la distance, j'aimerais dire au nom de Reich que nos oreilles machinent à deux l'écoute d'un processus  qui est le fait perceptif de la musique, également un certain mouvement bilatéralisé. Mais pour résoudre quel « problème » ?

 

Revenons à la question initiale. On dit pour le présenter : Reich était un « compositeur rigoureux qui voulait toucher un large public ». On l'écartèle entre le savant et le populaire, alors qu'il opère de façon bipolaire.

 

1. Il y a le pôle savant d'une pratique. C'est le « compositeur », avec sa volonté d'appartenir à cette catégorie de musiciens désireux d'écrire de la musique, et par là bien sûr de se démarquer de Cage.  Plus tard, dans une interview de 1989, Reich va jusqu'à se déclarer en faveur de la « musique instrumentale pure ». Il faut saluer l'ironie de cette allégeance, alors qu'il mentionne « It's gonna rain » et « Come out » (1965 et 1966). Il  rappelle la « speech melody », dont il use à partir de la voix traitée comme instrumentale, ce qui va à contre-courant bien sûr de la tradition européenne. En effet quand il parle « instrument », il pense timbre et rythme  mais aussi profération vocale. Non seulement cela, mais, au temps du Hörspiel ou de la musique instruite par la phonologie, le voilà qui milite pour le texte et sa métrique, deuxième pied de nez si l'on peut dire aux partisans de la musique dite pure. Il casse donc l'attente en se réclamant de la textualité la plus ancrée propre à rendre à la voix son caractère d'organe quasi-mécanique, quand elle génère ce qu'il appelle un « pulse », pulsation.

Sans doute convient-il ici d'entendre un double sens de pulsion/pulsation. Il recueille ce que I. Fonagy, le linguiste hongrois qui s'intéressait aux chanteurs, appelait de son côté les « bases pulsionnelles de la phonation », mais il procède psychologie en moins. Il va chercher la musique dans le parlando décomposant la mélodie en syllabes, isolant à travers la récitation par segments, sa répétitivité intrinsèque. Il n'est pas faux pour cette raison de rapporter, dans le cas de Reich, la redondance comme le fait Philippe Albera, au texte. La redondance, trait d'habitude lié à l'informatique, habite le texte ainsi traité. C'est ce qui donne à sa musique un aspect « motorique » car l'oreille simule la machine et non l'inverse. C'est bien en effet, comme le déclare Steve Reich lui-même, « le texte qui m'a forcé à faire les choses musicalement ».  Son penchant avoué pour le tonal ou plutôt son traitement du tonal - sans être pour autant lié à la structure sous-dominante-dominante-tonique - achève de le différencier de la musique électronique comme de la musique savante occidentale.

Pour un compositeur « ethnique » comme il le dit de lui-même, ce bousculement des références et des genres, joint à son appel à prendre au sérieux les musiques populaires tant africaines ou balinaises que le jazz (ainsi le modal jazz de Coltrane), sans réellement embrasser pleinement un intérêt ethnique d'ethnologue, est fait pour dérouter plus encore. Le comble est atteint lorsqu'il déclare la speech melody au service d'une « idée musicale », plus encore qu'au service de la construction de patterns, ou motif répétitif admettant parfois de mini-modulations (à Paul Hillier, 2000) [1].

 

2. Du côté du pôle répercuté, il parle de « réverbération ». Frappante est encore l'importance donnée à l'émotion en pleine époque où il est de bon ton de s'en distancier. Mais là encore, c'est la fonction écoutante du compositeur qui parle, invoquant l'immersion dans le matériau sonore de la voix. Dès lors la part de l'émotion cesse d'être cette part honteuse du vécu musical, désignant la fusion ressentie quand convergent composition et musique entendue. On sursaute quand parlant de la « musique pure instrumentale », Reich n'hésite pas à appeler « Idée musicale » ce matériau vocal battu au rythme de la psalmodie, qui circule à travers tout le corps, passant de la jambe gauche jusqu'à l'épaule gauche, puis se réverbérant jusqu'à la partie droite du corps de l'écoutant. Ces battements incorporés, avec cette dynamique sonore qui s'empare de tout le corps sont bien pour lui « la » musique. Steve Reich vous dit tout cela en touchant des parties de son corps pour expliquer ce que lui a fait, physiquement, la répercussion de ce bout de phrase « It's gonna rain » (1965) [2]. L'idée lui est alors venue de traiter cette phrase avec deux magnétophones, après l'avoir entendue d'abord « intonée » par Brother Walter, le fameux prédicateur pentecôtiste noir, à Union square à San Francisco  où il se trouvait par hasard. Le processus a passé le test de ce devenir musique propagé d'une oreille à l'autre, si l'écoutant et l'écouté se prolongent l'un l'autre jusqu'au bout. Le corps de l'écoutant est comme traversé. Il est un conducteur.

Va-t-on dire que c'est le texte, la voix, qui prédomine ? Non. La musique est rythme par la répétition de trois quatre syllabes du texte, l'effet technique de boucles d'un enregistrement sur l'autre. Reich le capte avec cette « envolée » d'un pigeon, une simulation de compulsion où le pigeon prend et reprend à l'identique son envol, durant un temps très court, mais aussi bien avec le balayage spasmodique d'un pare-brise par des essuie-glace. Du pare-brise au pigeon, une analogie de récurrence obsessionnelle, prenante. Le phénomène musical émerge en quelque sorte par l'introduction d'un deuxième appareil auquel Reich a l'idée de se substituer, devenant l'oreille enregistreuse à retardement de la même séquence. Alors la boucle opère « contre elle-même » et Reich insiste sur l'effet expérimental de contre-appui de l'écoute interne, entre deux « identités », générant ce qu'il appelle « a gradual phase shifting process » un circuit de déphasage périodique de fréquences (Writings on music, Early works, 1965-68) [3].

Le déphasage génère une polyphonie que l'oreille entend. L'oreille relie alors des sons voisins pour en faire une ligne mélodique virtuelle. L'exemple classique est celui de Bach, Sonates et partitas pour violon seul. On obtient ainsi une polyphonie virtuelle (cf. Violin Phase, 1967) [4].

 

Il y a un terme à devenir la voix, la jouer du dedans comme se glisser à l'intérieur du processus. Ce point est essentiel pour Reich qui veut en effet faire « tout entendre » du processus par la convergence du processus composé avec la musique qu'on entend. C'est à quoi répond la volonté de faire que « le processus composé et la musique entendue fassent un » (Reich). Un trait qui, dit-il, n'a pas intéressé Cage, obnubilé qu'il était par la surprise et l'improvisation. Telle est, à l'américaine la « sérialité » selon Reich, qui, à la différence des sériels européens, veut faire entendre le processus degré par degré, sans surprise ni mystère, au long de tout le déroulé « note à note », au ralenti, mais en contrevenant au principe sacrosaint de la série qui excluait la répétition d'une note de la série.  L'artisan américain sérialise ainsi une concomitance retrouvée du processus composé avec la musique entendue. Le défi est très peu cagien qui réclame le contrôle d'un son voulu et exclut en principe toute improvisation.