Une écoute « savante » de compositeur pour une écoute « non-savante » de la musique : Steve Reich
Antonia Soulez
Philosophe émérite de l'université de Paris 8-St Denis / MSH PN (Aubervilliers)
« The postman will never whistle Schoenberg »
(Steve Reich)
Présentation : « Sounding music et processus »
L'histoire de la relation entre ces deux genres ou styles chez Reich est avant tout celle de ses oreilles : ce qui compte ce sont, répond-t-il : « My ears, no mathematical system » (à Paul Hillier, 2000). Steve Reich est un compositeur expérimental d'avant-garde difficile à classer qui mêle les musiques savantes et populaires ou « vernaculaires » (Paul Hillier) comme beaucoup d'autres aux USA dans les mêmes années 1960-70, années que je privilégie ici. Où se trouve le nom de Steve Reich dans les écrits sur la musique américaine contemporaine, à part un numéro de Contrechamps de 1986 [1] ? Il n'est pas toujours aisé de répondre. Le nom oui, mais pas tout seul, et sans grands détails, contrairement à Cage qui lui est souvent mentionné pour lui-même. Et si on le trouve nommé dans des anthologies sur les Musiques du XXe siècle, c'est souvent associé à Terry Riley, Philipp Glass et même La Monte Young, tous nés autour de 1935 [2]. Généralement, il apparaît plutôt à la périphérie du cercle autour de Cage dont il est bien différent, bien que tous deux se réclament d'une conception processuelle. Un étrange rapport à la tradition européenne les réunit et l'on peut dire, que dans cette histoire, il en est de Reich par rapport à Berio [3] comme de Cage par rapport à Schoenberg, à savoir : d'avoir été des élèves plutôt rebelles. On connaît cette phrase de Berio : tu veux écrire de la musique tonale ? Eh bien, qu'à cela ne tienne. Fais-le donc !
Je pensais à souligner cette absence de frontière entre les deux genres séparés de musique, et m'en tenir là pour dire que Reich oscillait entre les deux genres. Mais réflexion faite, je m'achemine plutôt vers le refus de les distinguer, dans le cas de Reich, ce qui est un argument différent qui repose sur l'écoute comme j'aime à dire « savante pas-savante » qui est mon titre, j'avais même envie de dire d'une oreille à l'autre, chacune se faisant pour l'autre écoutante écoutée, avec la forme progressive propre à l'anglais. De l'une à l'autre circulent des airs enregistrés sur bande qui mixe ce que deux magnétophones reproduisent. Mais la deuxième oreille s'applique à ce que capte la première. Deux oreilles appareillées. Tout se jouerait donc d'une oreille à l'autre chez le même écoutant, mais il y faut un dispositif technique.
C'est bien d'abord cela le « processus » qui est le mot de Reich pour caractériser non seulement sa manière de composer mais aussi the « sounding music », le son, en traquant cette concomitance que suppose le déploiement ralenti à travers l'exécution, d'un processus graduel de part en part audible. Processus composé, la musique, se confond avec ce phénomène perceptif sur lequel Steve Reich demande qu'une écoute seconde se focalise en l'intériorisant. Le ralentissement contrôlé est crucial pour développer au maximum le son écouté dans le sens d'un « slow motion sound » comme l'est un détail microscopique grossi à la loupe. Ce son qu'en réalité Reich dit « n'exister que sur le papier » (1967) est une idée qui lui serait venue en 1963, en analogie avec le cinéma. On comprend alors qu'il rejette l'attribut de minimalisme quand l'on le lui colle pour le situer, car ce qu'il traque ici c'est le détail temporel d'une mesure d'écoute développée dans l'audition, mais l'écoute est appareillée. Excluant tout jeu dialectique entre audible et inaudible, le parti ici reste celui d'une audition intégrale articulée à une perception technique, sans altération de la hauteur (pitch). Loin d'être minimal contrairement à ce qui est parfois dit de Reich, l'élément recherché est au contraire ce que révèle une « élongation » sonore réglée, une « augmentation ».