De l'Hypersphère au Spinnen Tonnetz : propositions d'adaptation pour les modèles triadiques
Hugues Seress, Université de Paris-Sorbonne, IReMus UMR 8223
Gilles Baroin, Laboratoires ENAC et LLA Créatis, Univ.Toulouse
Depuis une vingtaine d'années, les musiques « populaires » d'aujourd'hui ont progressivement accédé, sous le label Musiques Actuelles Amplifiées, au statut des cultures musicales enseignées dans les conservatoires et les universités. Cette promotion s'est accompagnée, comme ce fut jadis le cas pour les musiques traditionnelles ou musiques « populaires » du passé, d'un double processus : alors que s'ancrait l'idée même qu'elles pouvaient constituer un répertoire objectivable et digne d'intérêt, les Musiques Actuelles Amplifiées allaient provoquer une profonde hybridation des approches cognitives et didactiques, qui devait servir tant pour elles-mêmes, que pour les autres répertoires plus académiques. Cette hybridation s'effectua à double sens, de telle manière que les premières études, qui devaient tourner le dos aux seules approches socio-historiques du corpus, virent rapidement le jour.
Parmi elles, s'affirmait une nouvelle tendance à l'examen des musiques actuelles comme des systèmes hérités, mais plus tout à fait identiques, à « la tonalité » de la musique « savante ». Dans le sillage des études néo-riemanniennes, la mise à jour et la description des récurrences tonales et harmoniques de ces petites formes allaient s'avérer efficaces, en raison précisément du caractère condensé de leur format. Parce qu'en effet, le principal reproche adressé aux théories transformationnelles était ici invalidé par la prééminence de la successivité immédiate sur la mise à distance et la structuration hiérarchique qu'impliquait la grande forme, l'engouement pour les approches néo-riemanniennes et leur formulation mathématique et géométrique se fit davantage plus vif chaque année, proposant de nouveaux regards, à travers des microcosmes facilement appréhendables, sur des phénomènes aussi divers que la tonalité chromatique ou les néo-modalités. Les travaux récents de nombreux musicologues constituent des exemples particulièrement éclairants de ces nouveaux développements d'une analyse réduisant les clivages entre styles divergents au profit de fonctionnements communs.
La représentation mathématique des ensembles musicaux et de leurs relations ne constitue pas un domaine d'étude véritablement récent. Véritable corollaire de la théorie musicale austro-allemande depuis le grand XIXe siècle (Euler, Marx, Öttingen, Riemann...), elle est relayée depuis la Set Theory (années 1960) et la théorie transformationnelle de David Lewin (1987) [1], par la musicologie systématique anglo-saxonne (Clough, Klumpenhouwer, Hyer, Cohn, Douthett, Steinbach, Tymoczko...), ainsi que par « l'école formelle française » (Mazzola, Andreatta, Jedrzejewski, Chouvel, Hascher...).
Avec Richard Cohn (1996) [2], ces représentations se dotent du critère de parcimonie et d'une description de la conduite des voix. Cette réflexion constitue le point de départ d'un nouveau cadre pour l'étude des progressions harmoniques. Cette nouvelle représentation, nommée Abstract Tonnetz, présente les trois transformations P, L et R à partir d'une triade Q={0,x,x+y}, donnant respectivement les ensembles suivants : P(Q)={0,y,x+y} ; L(Q)={0,x,-y} ; R(Q)={2x+y,x,x+y}. Cohn démontre, en remontant à une formulation générique du modèle PLR, que les collections triadiques consonantes mineures et majeures sont celles qui permettent la meilleure parcimonie, et que leurs potentialités résultent davantage des propriétés théoriques de leur groupe dans le cadre d'un chromatisme modulo 12, que de leurs propriétés acoustiques. La triade majeure ou mineure devient une entité surdéterminée, et la tonalité chromatique, le lieu privilégié des nouvelles explorations néo-riemanniennes.
Dans le sillage des nombreux écrits américains des années 1990, sont définis les systèmes hexatoniques, nommés Maximally Smooth Cycles (Cohn) [3]ou Dancing Cubes (Douthett et Steinbach) [4], qui constituent une reformulation des régions de Weitzmann [5], mais aussi d'autres cycles et générateurs parcimonieux d'accords à 3 et 4 sons (Octacycles PR, Enneacycles, Octatowers). Cohn note que la répartition des 12 hauteurs nominales en 4 ensembles de 3 classes de hauteurs équidistantes (triades augmentées) permet de connecter deux à deux des Hexacycles PL. C'est ce que réalise le Cube Dance. Cette recherche de points d'intersection entre les cycles générés par des chaînes binaires et ternaires de transformations, constitue probablement un nouveau point de départ dans l'histoire des Tonnetze. C'est ainsi qu'apparaissent, notamment, les représentations hexagonales, parmi lesquelles le Chicken Wire, qui en connectant Hexacycles et Octacycles, dessinent un nouveau cycle de six régions tonales reliées par une note commune : PLR family (Cohn) [6]. C'est ce modèle que spatialise Gilles Baroin (Hypersphere of Chords) [7].
Depuis les années 2000, consécutivement au regain d'intérêt pour l'analyse schenkérienne et l'analyse des répertoires de la pré-tonalité, ainsi qu'à la découverte ou la redécouverte de théories du système tonal (Vecteurs Harmoniques de N. Meeùs [8], Polarité Transformationnelle de S. Karg-Elert [9]...), les modèles de description et de représentation du système chromatique tentent de dépasser la successivité des événements harmoniques, en réintégrant les concepts de direction et de hiérarchie tonales, qui seuls permettent l'appréhension du système comme processus transformationnel, et non comme simple objet formel (Tonnetz Polarisé de H. Seress [10]). La mythique récursivité des niveaux de la structure fait progressivement place à la définition d'une hiérarchie sur la base d'une observation contextuelle des différents caractères déclinés par les progressions tonales et harmoniques (Spinnen Tonnetz de G. Baroin et H. Seress) [11].
Ce sont ces différentes phases de la construction des modèles de représentation que se propose de retracer cet article, en s'attardant plus particulièrement sur les plus récentes d'entre elles. Via l'examen de la structure de quatre chansons du groupe britannique The Muse, dans une perspective avec quatre extraits d'œuvres du passé (Beethoven, Wagner), et leur représentation sur le Tonnetz, nous rendrons compte de plusieurs types de parcours caractéristiques de la musique tonale.