Représentations musicales

Nicolas Meeùs
SFAM, Université Paris-Sorbonne, IReMus

Les musiques actuelles, savantes et/ou populaires, paraissent enfin libérées de la tyrannie de la partition qui a dominé la musique occidentale (et quelques autres) pendant des siècles : la musique, aujourd'hui, n'a plus besoin d'une représentation écrite… Mais cette libération, en vérité, n'est qu'illusion, parce que la musique, par essence, est représentation. Comme le signifiant linguistique, la musique « n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens » [1]. L'œuvre musicale n'est pas un simple stimulus acoustique, mais bien une représentation en contexte, qui la fait émerger comme œuvre, toujours « imaginaire » [2], toujours imaginée, produit de l'action d'un grand nombre (producteurs, interprètes, auditeurs, critiques, analystes) qui, tous, cherchent à la rendre manifeste.

Dans cette communication, je voudrais inviter à réfléchir à certains aspects des conditions nouvelles de l'analyse d'œuvres contemporaines, qu'elles soient « savantes » et/ou « actuelles », en particulier aux trois points que voici :

  1. La partition – ou plus généralement la notation –, l'œuvre, le compositeur. Nous associons souvent les trois : il semble que par l'écriture même, la musique s'érige en œuvre ; toutes les opérations ultérieures seront déterminées par un impératif de fidélité à l'œuvre, donc aussi de servilité par rapport au texte écrit. En outre, l'idée combinée de notation et d'œuvre entraîne celle de compositeur – ou plus généralement d'auteur plus ou moins unique. Cette vision des choses, néanmoins, est modifiée aujourd'hui par l'apparition d'œuvres « phonographiques » (ou électroniques), qui n'ont d'autre existence que leur enregistrement, dont le statut d'œuvre reproductible est donc contesté et qui, en outre, sont produites par une collectivité d'acteurs. Je montrerai que, même dans certaines œuvres majeures du répertoire le plus classique, l'autorité du compositeur n'est pas aussi certaine qu'il y paraît.
  2. Les représentations analytiques. Les partitions sont plus précisément des représentations de notes, c'est-à-dire d'entités sémiotiques discrètes (plutôt que des représentations du son). Les représentations analytiques fonctionnent généralement de la même manière: elles décrivent des entités qui peuvent être des notes ou des groupes de notes (accords, motifs, etc.), identifiées en raison moins de leur sonorité que de leur signification potentielle, de leur significativité. La question de savoir si on peut se passer de notation, en particulier pour l'analyse, est un point non résolu. Je commenterai ici plus particulièrement quelques cas de représentations analytiques audio-visuelles en temps réel.
  3. Les représentations acoustiques. Parce que nombre d'œuvres musicales, aujourd'hui, ne sont pas nées écrites, une tendance moderne de l'analyse est de se passer de notation musicale. On la remplace parfois par une discussion de représentations acoustiques, de représentations des stimuli auditifs. Mais ceci pose des problèmes qu'il faut aborder au même titre que ceux de la représentation de notes. Ici encore, je m'intéresserai à quelques cas de représentations animées en temps réel.

 

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Ferrucio Busoni, compositeur, interprète, mais aussi réformateur de la notation, écrit :

Toute notation est déjà transcription d'une idée abstraite. Dès le moment où la plume s'en saisit, la pensée perd sa forme originelle. La décision d'écrire l'idée impose le choix d'une métrique et d'une tonalité. […] L'interprétation d'une œuvre elle aussi est une transcription. […] – Car l'œuvre d'art musicale est là, tout entière et intacte, avant qu'elle sonne et après avoir sonné. Elle est à la fois dans et hors du temps, et c'est son essence qui peut nous donner une représentation tangible du concept par ailleurs inimaginable de l'idéalité du temps. [3]

Ce que ces lignes expriment, c'est que l'œuvre existe avant sa forme écrite – notamment avant le choix d'une métrique et d'une tonalité – et même avant sa forme sonore – avant qu'elle sonne (vor seinem Ertönen). Elle est la représentation d'un concept inimaginable en dehors de ce contexte, celui de l'idéalité du temps. La musique, « art du temps », n'est pas la simple matérialisation d'un temps chronologique ; au contraire elle instaure un temps pensé, une pensée du temps, un temps idéel, celui-là même qui en permet aussi la représentation tabulaire, « hors temps ».