Ce qui compte — ce qui nous frappe le plus — c'est l'effet extraordinaire de l'instrumentation par rapport au contenu harmonique tel que nous venons de le décrire. Il en résulte une vision sensible et presque tangible de la mort que le timbre lui-même, bien en deçà de toute autre articulation musicale, produit en clôture de ces Requiem Canticles. Les sons qui soutiennent ce spectre simulé et qui en assurent l'allure consonante, la «fondamentale» en premier lieu, sont confiés au piano et à la harpe dont la résonance est destinée tout naturellement à s'estomper. De la sonorité épaisse et chaleureuse de l'attaque ne restera alors que le groupe des hauteurs supérieures (cf. la Fig. 2 et le sonogramme). Un ensemble à la couleur âpre et vide [1]: le corps évidé de l'harmonie, le squelette de l'accord, dont l'apparence glaçante est renforcée par le recours au son décharné des seules flûtes.

Figure 4. Les flûtes seules dans l'avant-dernier accord.

Aucun autre geste compositionnel n'intervient pour œuvrer à cette métamorphose : c'est la seule nature des timbres instrumentaux employés à donner forme et sens musical au son. Cette énonciation inarticulée, spontanée et essentielle, cette transfiguration qui a lieu sous nos yeux, consomption réelle du corps sonore, parvient à nous comme une sentence, comme une réalité objective, naturelle et nécessaire : le temps dégrade le son, tout comme il dégrade les corps. Elle nous dévoile une scénographie tragique dissimulée dans l'unité harmonieuse du début; elle nous révèle l'essence périssable des choses.

Une sémantique musicale se dégage, qui est ici le seul produit de la nature physique des sons.

 

Le timbre du dernier accord (cf. Fig. 5) est plus riche ; l'attaque, brillante, est presque explosive. Il suit toutefois les mêmes principes de transformation qu'on a décrits plus haut. Cet accord - qui frappe par la dissonance do-ré bémol, stridente, acerbe - peut s'interpréter comme découlant d'un accord mineur en position de quarte et sixte (fa, si bémol, ré bémol) auquel s'ajoute une note étrangère (un do).

Figure 5. Le dernier accord.

Le semblant d'une relation cadentielle lie ensemble ces deux derniers accords des Requiem Canticles. Inscrite dans la complexité de l'harmonie, apparaît une cadence modale vers une tonique : un si bémol mineur (il faudra penser enharmoniquement l'avant-dernier accord — dont la charpente correspond à un sol dièse majeur — comme étant de la bémol majeur). Les mouvements mélodiques (en particulier celui - « sensible » - du do vers le re bémol) rappellent ceux d'une cadence tonale [2].

Le caractère aigre-doux des sonorités qu'on a étudiées jusqu'à maintenant se trouve renforcé par un événement inattendu qui contraste avec le ton sec et détaché de cette composition : cette formule conclusive renvoie au code affectif d'un langage historique. Mais l'enchaînement cadentiel comme agencement énonciatif — grammaire des affects récupérée in extremis — n'est plus qu'un souvenir, l'évocation douloureuse d'un équilibre à jamais brisé et désormais perdu (et d'ailleurs c'est une sonorité raréfiée, désolée, qui prévaut dans la phase finale du son).

Si d'un côté le son de ces accords se consume par l'œuvre du temps, selon un processus naturel qui est la conséquence spontanée de leur qualités internes, de l'autre Stravinsky évoque à nouveau une ancienne grammaire harmonique. Côtoyant la représentation directe, physique, du phénomène corruptif, émerge ici le souvenir doux et nostalgique d'une humanité perdue. La présence de ce simulacre linguistique, qui nous ramène aux coutumes du passé et de l'histoire humaine, rend ce final sémantiquement stratifié et source d'une poignante émotion. C'est une évocation qui grince et provoque cette sensation d'horreur, ce frisson mélangé d'amertume, qui nous saisit à la vue d'un corps décomposé, d'une momie, d'un squelette, de ces enveloppes vides qui autrefois hébergeaient la vie.

La séquence finale (extraite du Postlude) [3].