L'apparence sonore de la mort
(les Requiem Canticles de Stravinsky)

Giuliano d'Angiolini

Sémantique du timbre

Cet article propose l'analyse — au microscope, on pourrait dire — de certains procédés compositionnels que Stravinsky adopte dans le traitement de l'harmonie et de l'instrumentation : les deux faces, chez lui, d'une véritable technique de composition du son. Les Requiem Canticles sont sa dernière œuvre de vastes dimensions, suivie de quelques pièces de courte durée (dont le sublime joyau qu'est The Owl and the Pussycat) et de divers projets entamés qui n'ont pas pu être menés à terme. Comme le Requiem pour Mozart, elle clôt le grand parcours d'une vie de compositeur.

De cette pièce, on étudiera ici uniquement les deux accords finals (faisant partie du Postlude). L'intention qui guide notre analyse est celle de montrer comment les caractéristiques internes du son peuvent être porteuses de sens à elles toutes seules et bien avant toute articulation musicale ultérieure. Cette investigation est en quelque sorte une proposition pour une sémantique du timbre. L'écriture de Stravinsky, mais pas seulement la sienne, peut faire l'objet d'une étude systématique qui se prévaudrait d'une telle orientation.

 

Notre approche concerne, ici, un objet particulier qui peut être abordé en ayant recours à la seule analyse de la partition. Mais le timbre doit être considéré, en d'autres circonstances, comme un phénomène qui peut mettre en jeu plusieurs facteurs producteurs de sens.

De même que les autres paramètres du son, le timbre ne peut pas être défini uniquement par ces seules qualités physiques, mesurables. Et ceci pour des raisons perceptives aussi bien que proprement musicales. Il dépend, déjà dans sa définition psychoacoustique, de nombreux aspects contextuels : degré de densité, de complexité structurale, degré de fusion harmonique, de complexité rythmique, rapidité de l'émission, etc.

À la formation d'une image « timbrique », peuvent participer également les caractéristiques du système d'intonation de l'instrument. L'appréciation du timbre des cors naturels est intimement liée à la distance fréquentielle qui sépare certaines de ses hauteurs – tirées de la série harmonique – de celles du système tempéré. À cause de cela il semble produire comme un « trou » dans le tissu sonore. Le son du cor émerge alors comme une image sonore indépendante et semble provenir concrètement d'ailleurs ; ce qui vient à renforcer son rôle symbolique d'instrument évocateur de la nature, du sauvage, du plein air, du lointain... Dans une aire stylistique proche de la musique classique, le cas le plus éclatant de l'influence que l'intonation peut avoir sur l'appréciation du timbre est celui du honky-tonk piano, sur lequel on joue notamment le ragtime. Ici, afin d'obtenir une pâte sonore spécifique, on laisse intentionnellement l'instrument se désaccorder.

Cet emploi de sources instrumentales qui par leurs qualités sonores transcendent les confins du code musical, en agissant comme les sons de la musique concrète, est ancien. Déjà, dans le Moyen-Âge une multiplicité de plans sémantiquement diversifiés pouvait constituer un paysage sonore riche et bigarré : que l'on pense à l'utilisation des cloches (dont la hauteur est approximative), des trompettes et des tambours militaires, des flûtes pastorales, et plus tard à l'imitation des chants d'oiseaux qu'on trouvera dans les registres de certains orgues, à l'introduction d'instruments exotiques, etc.

L'image sonore d'un timbre dépend aussi des propriétés physiques de la source instrumentale. Tout instrument comporte sa technique spécifique d'exécution, c'est-à-dire cet ensemble idiomatique de possibilités et de limites qui contribuent, elles aussi, à la définition de sa sonorité. Et la technique est indissociable du geste stylistique. Le style d'interprétation du fiedel, le violon populaire que Mahler veut imiter dans le deuxième mouvement de la IVème symphonie, est à l'origine, en plus de la scordatura, d'une physionomie sonore particulière, chargée d'évocations sentimentales. La sonorité instrumentale se trouve continuellement transformée par les modes d'exécution, par la typologie du phrasé, par un certain degré d'indétermination occasionné par les limites humaines, physiologiques, de l'interprète ; ce qui est la raison de sa vivacité. Au début du Sacre, pour ne citer qu'un exemple éclatant et bien connu, le son du basson est modifié à cause du registre inhabituel, à la limite des possibilités instrumentales, comme on l'a fait si souvent remarquer. Mais aussi à cause de l'incertitude de l'intonation et de l'émission dues aux difficultés techniques de ce registre [1]. L'épaisseur âcre du son est indissociable du contenu stylistique de la mélodie, de son aspect primitif, de son caractère ancestral, comme à l'aube du monde : tous ces facteurs ensemble récréent le sound d'un rituel archaïque. L'utilisation de ce terme que j'emprunte à la langue anglaise a son utilité. Celui-ci possède l'avantage de résumer de manière efficace ce qu'il y a non seulement de proprement acoustique dans le timbre, mais aussi de contextuel, en traduisant la sensation d'une couleur spécifique provoquée en nous par un style musical en son entier. Il interprète l'idée du timbre comme elle se présente dans l'union de tous les processus qui contribuent à lui donner forme.

 

Un certain aspect de la matière sonore est porteur de sens et peut même induire des reflexes psychologiques ou comportementaux. Dans plusieurs cultures la cornemuse a été un instrument militaire ou de parade. Ce choix est motivé sans doute par son timbre, perçant et au spectre très riche, qui porte celui qui écoute à un état d'exaltation. Dans la musique de l'île de Karpathos, une sorte de résonance entre les sens et le son, pousse les danseurs qui l'entendent à dispenser davantage d'énergie physique [2]. Dès que la cornemuse s'insère au sein de l'ensemble instrumental, on voit se dessiner sur les visages la joie, la vigueur.

Toutefois la musique est un ensemble complexe et de même qu'on ne pourra pas isoler la valeur sémantique d'un mode ou d'un intervalle du reste de la grammaire et de la syntaxe musicale, il n'est pas possible d'attribuer une telle valeur au timbre en soi, en l'extrayant du contexte dans lequel il se trouve. L'énergie spectrale de la cornemuse, à Karpathos, est exploitée en fonction de structures rythmiques à leur tour hautement énergétiques, qui, dans la continuité, affirment sans cesse une construction solide, aux appuis bien ancrés et aux fortes poussées dynamiques, dues à la présence d'accents syncopés.

La valeur sémantique du son dépend donc du contexte musical. À ce propos, j'apporterai un dernier exemple, significatif.

Le timbre vocal de la musique mongole est extrêmement tendu et au spectre saturé, mais ce choix esthétique recouvre des significations bien différentes de la saturation et de la tension qui sont celles des voix sardes, par exemple. Les airs des « chants longs » mongols reposent sur une gamme pentatonique aux intervalles simples qui excluent tout type de frictions. Ce sont des mélodies linéaires qui procèdent par longues valeurs de durée et s'étendent dans un registre très large : elles semblent ceindre le vaste paysage et les larges horizons de la steppe et presque planer sur elle. En ce sens, la sonorité de ces voix, obtenue avec un extrême effort de tous les éléments de l'appareil phonatoire, n'a pas comme but d'exprimer une tension intérieure, comme il advient dans la vocalité de la Méditerranée, mais elle est plutôt une affirmation de puissance ; une force que l'homme restitue à la nature qui l'entoure.