RESUME : En décembre 2005 s’est tenu à Marseille le colloque « Les unités sémiotiques temporelles (UST), nouvel outil d’analyse musicale : théories et applications ». Les Actes en ont été publiés trois ans plus tard par le MIM sous le titre Vers une sémiotique générale du temps vers les arts. Ce compte rendu discute les principaux apports des contributions réunis dans l’ouvrage coordonnée par Marcel Formosa et Emmanuelle Rix.
Emmanuelle Rix et Marcel Formosa, éds., Vers une sémiotique générale du temps dans les arts. Actes du colloque « Les unités sémiotiques temporelles (UST), nouvel outil d’analyse musicale : théories et applications » Marseille 7-9 décembre 2005, Paris-Sampzon, Ircam-Delatour France, collection Musique/Sciences, 2008, 340 p. + CD-Rom.
S’il est un phénomène que le colloque de 2005, puis ses actes, ont manifesté de façon évidente, c’est que l’objet théorique « Unités Sémiotiques Temporelles » se prête à l’expérimentation. De l’analyse musicale aux dispositifs pédagogiques d’enseignement de la composition, de la création typographique à l’analyse chorégraphique, en passant par divers essais de frottements épistémologiques (avec la biosémiotique, la narratologie, la psychologie cognitive, les traités de rhétorique musicale baroque…) : les usages récents des UST apparaissent plus foisonnants, plus centrifuges qu’à l’époque des premières formulations publiques du programme de recherche sur les UST, c’est-à-dire l’époque de la collaboration approfondie entre le MIM et François Delalande (Les Unités sémiotiques temporelles. Eléments nouveaux d’analyse musicale, Marseille, M.I.M. (diffusion Eska), 1996).
Disons-le tout de suite, à la lecture du nouveau jalon qu’est ce nouvel ouvrage, il n’est pas une direction de recherche ou un paradigme qui apparaîtrait de façon privilégiée au fil de la lecture. Dans un sommaire fourni, quelques articles vont bien dans le sens d’une clarification des enjeux, que ce soit par la modélisation (voir l’approche mathématique de Bootz et Hautbois et son implémentation informatique), ou par des recoupements entre la théorie des UST et d’autres théories sémiotiques (voir notamment les tentatives de comparaison systématiques proposées par Grabócz et Giacco). Néanmoins il manque certainement une vue panoramique et hiérarchisée qui indiquerait les lignes de force du programme ainsi enrichi. Le sommaire, commodément divisé en quatre grandes parties (analyse, théorie, pédagogie, création), ne met pas en scène les déplacements du savoir, les catégories et regroupements inédits, qui émergent peut-être à la faveur de la multiplicité des travaux présentés. En attendant que cette image nouvelle des UST ne se stabilise, à la faveur des nouveaux travaux du MIM mais aussi d’initiatives externes comme le présent numéro de Musimédiane, le lecteur pourra en tout cas « faire son marché » dans les dizaines de propositions, démarches, réalisations des années 2000 recensées dans ce fort volume que nous parcourrons à notre tour ci-dessous.
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La première partie regroupe, sous le titre « Les UST comme outils d’analyse », des contributions de Marcel Frémiot & Marcel Formosa (analyse en UST d’une œuvre de Costin Miereanu) et Anne Roche (perspectives de transposition des UST à l’analyse littéraire), ainsi que deux brèves notes sur l’analyse en UST du multimédia et du cinéma d’animation (Aurélie Igonet, Franck Dufour).
Le texte de Frémiot et Formosa est une analyse en UST assez canonique : elle est basée sur des séances d’écoute d’un enregistrement de l’œuvre ; elle propose un parcours linéaire du flux temporel de cet enregistrement décrit par des successions d’UST ; elle pointe des cas litigieux ; elle ouvre sur quelques notations herméneutiques quant au sens de l’œuvre, en se référant notamment à son titre (ici : Les Labyrinthes d’Adrien). Une particularité cependant – l’agnosticisme analytique – est poussée assez loin, puisque c’est le compositeur qui a proposé aux membres du MIM d’analyser cette œuvre méconnue sans leur donner d’éléments de contexte ni de documentation, et ce en vue d’une comparaison ultérieure entre l’interprétation analytique et le projet compositionnel initial. Résultat ? D’abord, quelques notations analytiques instructives, comme, par exemple, celles mettant en évidence un jeu entre matière sonore et UST : parfois la matière change mais pas l’UST, parfois c’est l’UST qui change malgré une continuité de matière ; ceci souligne des logiques d’ambiguïté qui seront rattachables à la notion de labyrinthe. Ensuite, l’intérêt d’un recoupement avec le propos du compositeur (auteur d’un post scriptum à l’analyse) : il retraduit certains résultats analytiques ou donne des raisons aux points d’hésitation des auteurs dans le découpage formel. Enfin, à propos de ce dernier, une question de méthode semble irrésolue (ou insuffisamment discutée) : plutôt que de présegmenter l’œuvre en grandes sections avant d’analyser en UST le détail des sections, ne faudrait-il pas que le regroupement des unités en unités de plus haut niveau émane lui-même de l’analyse linéaire en UST de toute l’œuvre (comme le MIM s’y essaie ici même au terme d’une analyse de Lumina de Malec) ?
Contrairement à cette analyse, qui s’inscrit dans une série déjà longue, les autres textes de cette partie sont au mieux des amorces de cadres d’analyse possibles. Roche présente de façon concise quelques principes de l’analyse narratologique en s’interrogeant sur la possibilité (et l’intérêt) de les transposer à la musique. La fin du texte présente une liste d’interrogations survenues au fil de l’écoute des autres communications du colloque, qui sont autant de thèmes de rencontre possibles entre musiciens et littéraires : l’hétérogène, l’ellipse, le flashback, la mise en abyme, le cut up… Igonet propose d’utiliser les UST comme catégories d’analyse de différentes documentations multimédia (mais la méthodologie n’est pas expliquée ni le corpus introduit) afin de bien rendre compte de la dimension temporelle des interactions induites par leur consultation – y compris les boucles sonores particulièrement présentes dans ces productions. Dufour présente une note d’intention pour des travaux pédagogiques de classification des captures de mouvement 3D.
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La deuxième partie du livre rassemble des « approches théoriques » divisées en « expérimentale », « théoriques comparées » et « mathématique », et se conclut par un dossier sur la question de la catégorisation en UST. Les différentes expérimentations de psychologie cognitive présentées en détail par Frey, Tijus et McAdams et par Ystad, Kronland-Martinet, Schön et Besson ne se réfèrent pas directement aux UST (ces articles portent sur des questions de segmentation et de sémiose par des groupes de sujets confrontés à des stimuli musicaux plus ou moins complexes, ce qui pourrait rejoindre le terrain des UST moyennant déplacement ou transposition des problématiques présentées). Le reste de cette deuxième partie rassemble, en revanche, certains des principaux travaux approfondis sur et avec les UST.
Tout d’abord, Márta Grabócz souligne les points de convergences entre plusieurs approches typologiques de l’articulation langagière contemporaine dûes à des compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle, souvent étroitement liés à la pensée électroacoustique et mixte : François-Bernard Mâche, Trevor Wishart, Denis Smalley, Costin Miereanu, Salvatore Sciarrino et François Bayle. Dans la mesure où les méthodes de chacun sont inégalement formalisées et souvent sans véritable point commun, les recoupements pertinents s’avèrent limités, mais potentiellement d’autant plus universels : tous font référence à une forme temporelle tripartite, à un vocabulaire aquatique, à l’idée de point de culminant, et à des notions de statisme. Grazia Giacco consacre son article à une comparaison plus systématique entre les éléments de théorisation de l’écoute élaborés par Sciarrino dans Le Figure della Musica (Milan, Ricordi, 1998) et d’autres écrits, et les UST dont l’élaboration se trouve avoir été strictement contemporaine. Beaucoup de principes communs frappent : l’ancrage dans l’écoute musicale, le parallèle avec les arts visuels, l’appui sur des unités minimales de tailles comparables, la volonté universaliste de forger un vocabulaire non lié à un répertoire ou une culture spécifiques etc. Les UST « délimitées dans le temps » et les notions sciarriniennes de multiplication ou de Little-bang recouvrent assurément certaines réalités communes, quoique l’écart entre discours de compositeur-pédagogue et construction théorique collective ne permette pas de pousser la comparaison à un grain très fin. Ce qui se dégage en tout cas, c’est l’émergence d’un paradigme analytico-compositionnel contemporain basé sur l’écoute et sur la signification, terreau pour une éventuelle Figurenlehre du XXIe siècle dont quelques éléments sont mis en perspective historique par Elvio Cipollone, dans l’article suivant, au moyen de concepts rhétoriques baroques et classiques que cet auteur tente de traduire en musique et en UST. L’article substantiel de Philippe Bootz et Xavier Hautbois propose quant à lui de formaliser les UST par abstraction et quantification de leur structure temporelle fondamentale, exprimée et représentée par des schémas assemblant ce que les auteurs appellent des « profilèmes », soit des fonctions élémentaires déterminant l’évolution temporelle d’une ou plusieurs variables pertinentes. Cette sorte de littéralisation physico-mathématique des UST – les auteurs leur substituent dès lors leur concept de Motifs Temporels Paramétrés (voir ici même) – ouvre, entre autres choses, l’horizon de leur implémentation informatique. Pour cette première détermination concrète des MTP, basée sur l’exploitation de deux paramètres jugés nécessaires et suffisants, la fréquence et l’intensité, les auteurs ont procédé à un cycle de modélisation complet allant jusqu’à la resynthèse d’échantillons sonores. Ces derniers sont proposés dans l’utile CD-Rom d’exemples musicaux fourni avec le livre, donnant une force particulière à leur démonstration : si certains exemples peuvent, à la première écoute, donner le sentiment que le MTP est trop (« élan (en intensité) » dans Ainsi la Nuit) ou pas assez (« sans direction par excès d’information » dans Lumina) sélectif à l’égard de l’UST, le plus souvent l’expérience d’écoute est enrichissante par le filtrage conceptuel qu’elle permet, allant jusqu’à de salutaires effets d’estrangement (l’incipit « qui veut démarrer » de la Symphonie Jupiter !). Enfin, une « table ronde » rassemble des mises en perspective des UST par rapport à divers cadres théoriques : Kevin Chapuy montre comment divers programmes de recherches alternatifs sur la cognition (de la logique aristotélicienne au paradigme de l’enaction) peuvent appréhender la catégorisation en UST ; Martine Timsit-Berthier se réfère à la biosémiotique pour mettre en exergue des chantiers à explorer autour du rôle de la communication non verbale dans le développement psychologique de l’enfant, ainsi qu’en phénoménologie du mouvement humain ; Jacques Mandelbrojt propose de rapprocher les UST des quatre éléments bachelardiennes ; Xavier Hautbois propose une division des UST en variants et invariants (voir ici même / 3. Classement des UST), d’une grande efficacité didactique, dont il soumet la validation à de futures études ; enfin, Marcel Frémiot et Sébastien Poitrenaud proposent une représentation des caractéristiques énergétiques partagées par les UST suivant un treillis de Galois.
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La brève troisième partie, consacrée aux « applications pédagogiques », porte sur quelques situations de transmission, très variées : cours de Licence de multimédia, enseignement instrumental et électroacoustique en Conservatoire, cours de musique en Collège, ou encore animation musicale en Jardin d’enfants. En cohérence avec l’abstraction du musical au temporel que représente le passage des UST aux MTP, Xavier Hautbois a utilisé les UST dans son enseignement à l’IUT de Vélizy tant pour initier des étudiants non musiciens aux questions de description du musical (avec les enjeux de segmentation et de nomination), que pour les doter de moyens de penser la matière même de leur formation, le multimédia, dans des termes analytiques appropriés. Daniele Gugelmo présente une brève analyse de Songes de Risset réalisée dans le cadre de l’enseignement électroacoustique de Michel Pascal. Lucie Prod’homme montre comment elle recourt aux UST, elle aussi, dans le cadre de son enseignement électroacoustique (rappelons que cet usage était l’une des finalités, l’une des raisons d’être du programme de travail fondateur du MIM ayant mené à la découverte des UST) ; mais elle montre aussi des usages compositionnels et improvisationnels des UST (illustrés par des extraits sonores dans le CD-Rom joint au livre) et conclut par une perspective prometteuse d’utilisation des UST comme indications d’interprétation, donnant l’exemple de plusieurs versions (toujours sur le CD-Rom) d’extraits de la 6e Partita de J.-S. Bach, dont on retiendra particulièrement les variations expressives sur la mes. 9 sq., montrant qu’un même support notationnel peut potentiellement donner lieu à des réalisations sonores nettement distinctes en termes d’UST : tantôt « stationnaire », tantôt « qui avance », ou encore « par vague »… François Londeix expose le fruit de ses expériences de mise au point d’une séquence pédagogique utilisant les UST en Troisième ; la méthode employée, fondée sur une différenciation des écoutes successives et sur un primat chronologique de la pratique sur l’écoute réduite, gagnerait à être discutée et testée sur d’autres dispositifs, pédagogiques ou non.
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La quatrième et dernière partie du livre expose divers essais de création musicale, mais aussi chorégraphique et typographique, à partir des UST. Le projet de « composer en UST » amène avec acuité, plus frontalement qu’en analyse musicale, le problème de la forme : comment penser des unités supérieures d’organisation à partir d’un catalogue d’éléments atomiques ? Pour y répondre, Jean-Louis Di Santo reprend à son compte une généalogie linguistique et sémiotique multiple – y compris la reprise de Peirce par François Bayle et jusqu’à des éléments de psychanalyse jungienne – pour remodeler les modalités de classification des UST et, de là, leurs perspectives d’intégration dans une syntaxe musicale ; sur cette base, il élabore une symphonie pour instruments et bande intitulée Métalangage, mimant « l’élaboration d’un langage dans son rapport avec le monde réel ou perçu » (p. 268) au moyen d’UST dont quelques descriptions de la première partie de l’œuvre rendent compte. Jocelyne Kiss propose d’utiliser les UST pour associer les modalités sonore et visuelle d’interaction gestuelle (via des capteurs) avec un dispositif informatique. Tristan-Patrice Challulau plaide (en musique) « pour une 20e UST » guère orthodoxe, baptisée « qui interrompt ». Marcel Frémiot et Lucie Prod’homme exposent des travaux communs, en particulier un essai de transposition du célèbre jeu de dés musical de Mozart consistant – à Marseille au XXIe siècle – en une grille d’UST pour laquelle Prod’homme a composé des parties électroacoustiques, Frémiot des parties instrumentales, les deux pouvant être exécutées dans l’ordre tiré au sort ; les auteurs mettent en avant le problème des modalités d’enchaînement entre deux séquences, dont la difficulté peut être dûe à l’incongruité de succession de deux UST spécifiques, mais aussi à la nature des extraits précomposés. Dora Feïlane et Charles Tijus exposent les résultats préliminaires d’un travail de classification d’un répertoire de 47 mouvements de danse (filmés et décrits) confrontés au 19 UST ; peu de mouvements n’ont évoqué aucune UST, certaines UST semblent pouvoir s’appliquer à de larges échantillons du corpus, enfin la majorité des mouvements se laisse répartir et représenter graphiquement suivant une division en UST. Marie-Christine Forget souligne les apories d’une tentative de mise en correspondance des UST avec les caractéristiques morphologiques et sémantiques de la gestique du chef d’orchestre – en particulier dès lors que cette dernière s’écarte de quelques gestes basiques assimilables à « qui avance », « qui tourne », « trajectoire inexorable » et « par vagues ». Enfin, de brefs textes portent au terme de l’ouvrage quelques interrogations sur la pertinence des UST pour les arts plastiques, visuels, graphiques dans lesquels la temporalité, si elle est fondamentale, reste indirecte : faudra-t-il, comme le demande Magali Latil, des « Unités Sémiotiques Spatio-Temporelles » ? En attendant, Julie Rousset expose la façon dont elle tenté de synthétiser graphiquement chaque UST, aboutissant aux élégants glyphes désormais repris par les animateurs du MIM sur leur site (voir plus particulièrement la page UST et graphisme).
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S’il fallait trouver un point commun à une large majorité de ces textes, ce serait certainement celui-ci : même lorsqu’ils critiquent vigoureusement tel ou tel aspect du corps de doctrine établi par le MIM, les contributeurs à la petite communauté de recherche réunie autour des UST s’intéressent rarement à refaire les opérations de constitution du catalogue établi par le MIM. Au fond, les tables de la loi, quoique fluctuantes quant au nombre d’UST et au détail de leurs dénominations, sont considérées comme une base solide définissant un vocabulaire partageable. Personne n’est d’accord sur la meilleure façon de classifier les UST (et c’est bien normal car leurs usages sont pluriels, appelant des regroupements pluriels), mais tout le monde, semble-t-il, a définitivement adopté la façon dont les plus célèbres d’entre elles (« qui veut démarrer », « lourdeur » et autres « sur l’erre ») ambitionnent de rendre compte de l’écoute musicale. Cette façon de prendre pour acquis le répertoire des UST est, me semble-t-il, à la fois une réussite et un problème. La réussite tient au caractère d’évidence de beaucoup de ces dénominations qui permet leur utilisation effective et leur validation à chacune de ces utilisations : si personne n’admettait (au moins à titre d’approximation) les principales UST définies par le MIM (sachant qu’elles prétendent à l’universalité), il n’y aurait même pas lieu de se réunir pour en débattre. Le problème, c’est que la scientificité de ces concepts (au sein même des « sciences de la musique » chère à François Delalande) suppose une mise à l’épreuve régulière de leur constitution qui pourrait consister, par exemple, pour d’autres collectifs que ceux du MIM, mais adoptant la même méthode de travail, à rechercher à leur tour des « Unités Sémiotiques Temporelles » (en musique …ou autre) pour pouvoir valider ou invalider le recensement existant. Ce genre de critique « de l’intérieur » n’a, à ma connaissance, pas été entrepris ; ce serait en quelque sorte l’envers des mises à l’épreuve « externes » ou « a posteriori » que réussissent déjà les travaux les plus approfondis résumés plus haut, notamment lorsque la modélisation permet des expériences d’altération graduée des UST, testant de fait les limites de leur définition descriptive. L’une comme l’autre approches devraient certainement permettre, en tout cas, d’ici un autre grand colloque futur, de donner un peu de chair à ce qui n’est encore, à l’étape actuelle, que la promesse d’un titre : une sémiotique générale du temps dans les arts.