Séance 3

Intersémiotique du visuel et du sonore

Vendredi 13/03/2015 13H30 – 17h30 salle D040
Coordination de la séance : Jean-Marc Chouvel et Marina Maluli

La sémiotique est l’exemple d’une méthode analytique qui a saisi très tôt l’intérêt d’une transversalité entre les arts. Comment s’organise l’interopérabilité des signes entre le visuel et le sonore ? Que pouvons-nous apprendre des situations où l’intersémiotique est indispensable, comme l’esquisse préalable, la notation graphique de la musique, etc. ?


Marina Maluli
Aspects cursifs et recursifs dans la notation graphique

L’objectif de notre présentation sera de comprendre quelques aspects de la pensée des compositeurs qui ont choisi une notation non-conventionelle pour écrire sa musique. A partir de l’analyse des manuscrits et de différentes éditions des oeuvres choisies, on essayera de démontrer comment la cursivité et la récursivité dans l’expression sonore et visuelle se trouvent sensibilisés dans ces différents langages selon le point de vue de la sémiotique tensive. Ces deux concepts, liés à la notion même d’oeuvre d’art peuvent non seulement nous aider à comprendre quelques relations établies entre les arts, mais aussi à démontrer le fort lien entre la pensée et l’écriture du son.

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Pierluigi Basso Fossali
Le geste sonore dans le multi-verse acoustique. Énonciation musicale et environnement médiatique

De la fosse qui donne une position invisible à l’orchestre dans les salles de théâtre à The unanswered question de Charles Ives, qui prévoit les instruments à corde dans les coulisses, la musique moderne à explorer l’idée de cacher de plus en plus l’instanciation sonore, ce qui a favorisé, de manière paradoxale, une imaginaire gestuel. Comme Xenakis a toujours souligné, la musique électronique, même si acousmatique, semble signifier des interventions productives. A cette énonciation gestuelle « résistante », on peut ajouter les caminantes de Luigi Nono, à savoir, sur le plan de l’énoncé musical, la circulation spatiale des sons détachés et autonomisés par rapport aux pratiques instrumentales en acte, à cause des phénomènes d’asynchronie et de transformation (live electronics). La « tragédie de l’écoute » semble conquérir un espace dramaturgique abstrait et la présence des spectateurs trouve une justification qui dépasse la virtuosité « visible » des exécuteurs. Ces derniers sont engagés le plus souvent dans une relation physique, presque intime, avec l’instrument, et seulement une transposition dans une image sonore « spatialisée » peut devenir de nouveau un interprétant possible de l’œuvre. L’invisible devient une condition d’accès à un véritable voyage dans le son, de sorte que, même sur le plan de la composition, on peut commencer à structurer des rencontres avec la matière sonore et à négocier des approches innovatrices à l’écoute. La marginalité sociale de la musique contemporaine a lui permis une certaine émancipation par rapport au monde médiatique, ce qui a favorisé paradoxalement une réflexion – peut-être la plus originale – sur la notion de remédiation. En ce sens, le filtre technologique n’a que la fonction d’explorer des conceptualisations inédites du temps acoustique, voire une inclinaison à transformer la musique dans un art de l’espace (installation).


Jean-François Bordron
Le son comme fait sémiotique

On essaiera de montrer comment un paysage sonore, dont on pourrait attribuer la teneur essentielle à une source naturelle, peut également être compris comme un domaine sémiotiquement constitué. Pour ce faire, nous réfléchirons sur le caractère sémiotique de la perception en général et sur celle des sons en particulier.


Veronica Estay-Stange
Voire et entendre : convergences haptiques

Une question particulièrement prégnante pour la sémiotique contemporaine est celle des conditions de transposition du concept d’énonciation, à partir de son domaine de référence, la linguistique, à des langages autres que le verbal, et en particulier à l’énonciation visuelle et musicale. En revenant sur cette problématique, nous développerons l’hypothèse d’un substrat haptique (c’est-à-dire gestuel et tactile) de l’énonciation commandant les diverses formes d’avènement du sens, qu’il s’agisse de sa manifestation dans la parole en situation, ou de son surgissement dans la perception. Cette hypothèse nous permettra, d’une part, d’aborder les rapports entre énonciation et perception, et, d’autre part, d’explorer les échanges entre le verbal, le musical et le visuel. Comme nous essayerons de le montrer, ces différents domaines trouveraient dans l’haptique leur point de convergence et même la source de leurs paramètres énonciatifs.


 

Séance 2

Perception sonore – perception visuelle : quelle cohérence cognitive ?

Vendredi 13/02/2015 13H30 – 17h30 salle D040
Coordination de la séance : Jean-Marc Chouvel et Philippe Lalitte

Une des questions fondatrices de la revue musimediane était d’interroger l’apport du multimédia pour la pratique de l’analyse musicale. La synchronisation du signal acoustique et du message analytique, la possibilité de visualisation « simultanée » de divers types de représentations permettait a priori de rapprocher le message analytique de la perception sonore. Mais un message multimodal n’a pas la même implication cognitive qu’une écoute musicale aveugle, même si cette dernière peut aussi générer parfois une activité intérieure « imagée ». Certes, un concert est un « spectacle vivant », et l’auditeur veut « voir le pianiste jouer ». Mais que pouvons-nous savoir des bénéfices, ou des interférences, que la combinaison du visuel et du sonore impliquent pour la cognition ?


Kevin Dahan
Sur la question des représentations numériques pour l’analyse musicale

Il est possible de grouper les différentes stratégies de représentation de la musique développées pour l’analyse en deux familles : celles qui se basent sur une quantification et/ou une formalisation de divers aspects du message, et celles cherchant à mettre en avant des éléments plus qualitatifs, s’appuyant souvent sur le phénomène perceptif du sonore. Cette tendance, ancienne, est devenue plus complexe par l’apport de la technologie, et la facilité de traitement de l’information qu’elle procure. Les outils numériques appliqués à la musique, jusqu’aux avancées les plus récentes en apprentissage automatique et en recherche d’information, contribuent à enrichir les possibilités de représentations (textuelles, graphiques, sensorielles) à disposition de l’analyste. Face à la multiplicité des possibles, celui-ci se retrouve dans la position d’employer des représentations de plus en plus attrayantes, mais qui encapsulent des informations de plus en plus complexes – allant jusqu’à l’interprétation.

On questionnera alors les liens cognitifs qui façonnent dans un environnement numérique, la relation entre le message musical, ses manifestations, ses représentations et son analyse, particulièrement dans le cas des musiques sans support écrit préalable ; nous verrons ce qu’il est possible d’en tirer afin d’améliorer tant les stratégies de représentations que la compréhension des interactions entre un fait musical et son (ses) analyse(s) dans un contexte technologique.


Michel Imberty
De la figure au geste, de l’espace au temps

La notion de geste est souvent utilisée de manière métaphorique dans les discours sur la musique. Cet usage recouvre bien des ambiguïtés, tant sur le plan musical que sur le plan cognitif. Le geste part évidemment du corps, il est mouvement du corps ou d’une partie du corps qui se meut dans l’espace, mais aussi dans le temps. Il y a bien une forme spatiale du geste que je peux décrire, voire tracer sur le papier, mais cette forme ne peut se manifester que déployée dans le temps, elle n’a de réalité que dans le temps, celui de l’acte moteur qui l’engendre. Le geste est donc d’abord caractérisé par le profil temporel du mouvement qui en est le support. Mais le geste ne se réduit pas à ce mouvement, et d’ailleurs tout mouvement n’est pas geste. Le geste doit être défini comme un mouvement intentionnel plus ou moins complexe, orienté vers un but déterminé qui lui donne un sens individuel, social ou historique.

Les psychologues ont tenté de comprendre cette ambivalence du geste à travers les phénomènes d’imitation ou d’apprentissage. Les compositeurs ont eux aussi apporté leur contribution, et on essaiera d’articuler les deux points de vue en partant du livre de Salvatore Sciarrino dont le titre pose les termes mêmes de l’ambivalence espace-temps dans l’histoire de la musique. On se rendra compte que le terme de « figure » proposé par le compositeur est en réalité complètement imprégné de « formes temporelles » dont on pourra essayer de préciser les contours.


Jean-Michel Boucheix
Compréhension, mémoire et intégration cognitive multimodale : approche expérimentale et eye tracking

Analyser, comprendre  c’est former une représentation unique ou cohérente du contenu présenté à partir d’un ensemble d’informations sensorielles multiples : texte, image, sons, et parfois  information haptique. J’essaierai de montrer à partir des travaux récents en psychologie cognitive/expérimentale, et de mes propres recherche qui utilisent l’analyse du mouvement des yeux,  les conditions d’une intégration sensorielle « efficace » à partir des modèles de la la mémoire de travail et de la cognition incarnée.  Je centrerai l’exposé surtout sur l’intégration image-écrit.


Olivier Koechlin
Experiences et perspectives du multimedia interactif pour l’analyse musicale

Cette présentation propose une approche interactive de l’analyse musicale, à travers l’expérience de différentes réalisations multimedia menées depuis ces vingt dernières années.

On présentera d’abord Les Musicographies, une série de dix transcriptions graphiques réalisées en 1996 pour l’INA-GRM sur des musiques traditionnelles, improvisées ou contemporaines, explorant différents types de représentations (schématiques ou sonographiques, linéaires ou circulaires, etc.).

On présentera ensuite le Gamelan Mécanique, réalisé avec Kati Basset en 2004 pour la Cité de la Musique de Paris, qui permet de comprendre et de mettre en œuvre les mécanismes du répertoire de cet instrument-orchestre indonésien, grâce à un veritable simulateur interactif particulièrement réaliste.

On présentera enfin metaScore, un outil auteur pour la réalisation et la publication de documents d’analyse interactifs, développé depuis 2004 pour la Cité de la Musique de Paris, qui l’a utilisé pour le production de nombreux Guides d’écoute. Cet outil permet la synchronisation d’hypertexte et de graphismes animés avec l’écoute interactive d’une œuvre. Développé initialement en format shockwave, il est actuellement en cours de ré-écriture au format HTML5.

Ces trois exemples, illustrant des genres musicaux très divers, conduiront à une reflexion sur les questions de représentation du phénomène musical, d’anticipation dans les processus de lecture, de segmentation temporelle (pagination), et à proposer une méthodologie d’écriture et une ergonomie de consultation des documents d’analyse musicale interactive.

Séance 1

Pertinence, usage et interprétation des descripteurs pour l’analyse

Vendredi 23/01/2015 13H30 – 17h30 salle D040
Coordination de la séance : Alain Bonardi et Pierre Couprie

Sous la dénomination de « descripteurs audio », un nombre considérable d’outils ont été développés ces dernières années qui proposent de mettre en évidence des aspects spécifiques du signal audio. Bien que la plupart aient été développés dans un contexte, celui de la recherche d’information musicale (M.I.R), assez éloigné des préoccupations de l’analyse, on peut toutefois interroger la pertinence de ces « descripteurs » pour la compréhension du phénomène musical. Quelles sont les catégories mises en évidence ? Quel est le potentiel de leur combinaison ? Quels aspects du message musical mettent-ils en avant ? et quels aspects leur restent inaccessibles ? Leur démultiplication est-il un gage d’adéquation ou une impuissance à délivrer une synthèse ?


Diemo Schwarz
Gestion de larges corpus audio annotés et segmentés pour synthèse et analyse interactives

Cette intervention présentera le système CataRT pour la synthèse concaténative par corpus.  Cette synthèse est fondée sur une segmentation des sons d’entrée et leur analyse automatique en descripteurs audio tel que pitch, volume, brillance, rugosité, etc., à laquelle peuvent s’ajouter des annotations manuelles.  Ensuite, le système permet une visualisation et exploration interactive et intuitive du corpus audio. Pour la création musicale, la métaphore de composition ou de jeu avec cet instrument numérique devient la navigation dans l’espace multi-dimensionnel des descripteurs. Toutefois, déjà pour un but d’exploration et analyse d’un corpus audio, l’interactivité et les modes de visualisation avancées offerts par CataRT peuvent donner un accès rapide et intuitif a des grands corpus.

Nous présenterons la version actuelle en application Mac, le patch modulaire pour Max, et les variantes futurs de CataRT actuellement en développement.


Pierre Couprie
Quelques réflexions sur l’usage des descripteurs audios dans l’analyse de la musique électroacoustique

L’usage des descripteurs audios pour l’analyse des musiques électroacoustiques est très récent. Principalement développés pour l’analyse, la reconnaissance et la classification des sons harmoniques, leur adaptation à l’analyse d’œuvres dont le matériau est principalement inharmonique pose de nombreux problèmes. Une des difficultés principales reste la réalisation de représentations adaptées à l’analyse musicale et leur interaction avec les représentations et transcriptions habituellement utilisées en électroacoustique. Depuis 2011, le logiciel EAnalysis a progressivement intégré différents modes de représentation à partir des descripteurs audios, permettant ainsi de guider l’analyse musicale en facilitant la mise en évidence des singularités du flux sonore, des structures de timbre ou des transformations du son.

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Philippe Lalitte
Analyser l’interprétation avec les descripteurs audio : avantages, contraintes et limitations

Les descripteurs audio résultent de l’extraction de propriétés acoustiques et psychoacoustiques par réduction du signal. Conçus à l’origine pour l’analyse de la parole et du timbre, les descripteurs audio sont particulièrement exploités dans le champ des MIR (Music Information Retrieval). Depuis quelques années déjà, l’analyse musicale assistée par ordinateur (AMAO) a intégré ces outils qui permettent de visualiser, de mesurer et d’analyser des phénomènes sonores à partir d’enregistrements. Cette approche donne accès à de nombreuses informations provenant de la performance (tempo, timing, saillance et micro-variations de hauteurs, couleur sonore globale, variations de timbre, qualité de la texture, espace acoustique, etc.). Cette communication a pour objet d’examiner les avantages, les contraintes et les limitations du recours aux descripteurs audio pour l’analyse de l’interprétation. Elle s’appuiera notamment sur l’analyse d’interprétations enregistrées des Dix pièces pour quintette à vent de György Ligeti.


Mikhaïl Malt
Descripteurs de bas niveau et analyse musicale, réflexions…

Le dernier quart de siècle a vu une grande évolution des moyens informatiques disponibles pour le grand public. Si la réalisation de sonagrammes et d’autres analyses du signal était auparavant réservée à ceux disposant d’une grande capacité de calcul, ou ayant l’accès à des institutions possédant des ressources informatiques importantes, de nos jours des logiciels (Audiosculpt, © Ircam, Acousmographe — © Ina-GRM, SonicVisualiser – © Queen Mary, EAnalyse et iAnalyse © Pierre Couprie, etc.) payants ou libres et des plateformes informatiques matérielles sont désormais accessibles au plus grand nombre. D’autre part, le développement de la Music Information Retrieval a fait émerger une grande quantité de savoirs et de descriptions concernant le sonore. Ce contexte met à la disposition des musicologues de nouveaux outils, matériels et conceptuels, pour étudier le sonore et proposant de nouveaux flux de travail. Cependant, comment ces avancées techniques et scientifiques se reflètent et s’intègrent dans l’activité musicologique ? Dans quel cadre et quel contexte peuvent-ils être utiles ? Quel est le rapport entre description et analyse musicale ? Quelles sont les limites actuelles de ces techniques ? Est-ce que ces nouvelles possibilités ne seraient-elles pas un reflet des nouveaux moyens de production ? Celles-ci sont quelques-unes des questions que nous aimerions poser dans notre présentation.


Geoffroy Peters
Descripteurs audio : de la simple représentation au modèle de connaissances

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De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIème siècles

Makis Solomos, De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIème siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 545 p.

De la musique au son. Si ce titre interpelle c’est qu’il recouvre une prémisse surprenante : avant le 20ème siècle l’objet de la musique, en occident, n’est pas le son. En effet, depuis les grecs qui avaient « comme souci de rationaliser le surnaturel, d’y mettre un ordre humain », la musique occidentale cherche à dominer le Chaos originel que représente le son pris dans sa globalité. La tonalité, avec son corollaire qui est la notion de langage musical, représente le sommet de cette abstraction. De fait, lorsqu’apparaissent de nouvelles pratiques remettant en cause à la fois les procédés et les matériaux traditionnels entrant dans le cadre de cette définition univoque de la musique, un changement s’opère, changement qui ne se limite pas à l’esthétique : dans les nouvelles pratiques culturelles qui accompagnent la révolution technologique moderne l’auteur voit émerger un nouveau paradigme civilisationnel, c’est à dire également politique et social, dont il propose une définition. Très logiquement cet ouvrage se présente donc comme une sorte de somme, un panorama rigoureux de multiples pratiques musicales.

Tout commence avec une certaine idée de la musique, dont le terme allemand Tonkunst recouvre le sens, dont le matériau principal est le ton (entendre la hauteur), entité abstraite issue du processus de rationalisation opéré donc depuis l’antiquité grecque, et dont l’incarnation classique (depuis Rameau) représente en quelque sorte le triomphe du logos. La reconnaissance et l’autonomie du son passent donc historiquement par une opposition qualitative au ton, par l’intermédiaire du timbre et du bruit, qui font respectivement l’objet du premier et du deuxième chapitre de cet ouvrage. Si le timbre, dont le sens moderne est déjà précisément défini par Rameau, fait l’objet dès le 19ème siècle d’un travail important chez des compositeurs tels que Berlioz ou Rimsky-Korsakov, il dépend encore d’une pensée où le ton est omniprésent. Et même lorsque l’idée de Klangfarbenmelodie s’impose chez les Viennois au début du 20ème siècle c’est encore en référence directe à l’idée de langage organisé autour d’éléments discrets et unitaires. Les deux paradigmes que propose l’auteur, à savoir le timbre-objet et le timbre-spectre permettent de distinguer l’histoire de l’émancipation du timbre en tant que « paramètre », et par le prolongement progressif de l’harmonie dans la notion de timbre. Même s’ils restent attaché tout deux à la notion de hauteur, l’un en s’y substituant, l’autre en produisant un renouvellement des techniques d’orchestration, ces deux concepts permettent de lire l’effacement progressif de la domination du ton.

Bien que le bruit soit habituellement associé à l’idée de nuisance, dont la musique serait l’exacte opposée , l’auteur insiste sur le fait qu’une véritable histoire parallèle existe, et qu’en vérité « toute musique déborde de bruit » ; cette histoire là est essentiellement celle de la pratique, de l’imparfait de l’instrument et du jeu, et obtient gain de cause à travers l’émancipation de la dissonance et de la percussion au sein de la musique savante (la figure de Schönberg mais aussi et surtout celle de Varèse sont invoqués dans ce chapitre). Mais c’est également le cas, et c’est un des points fort de cet ouvrage que d’en faire état, dans les musiques populaires. Plus souvent observées à travers le prisme d’une certaine forme de contestation sociale, les légendes du rap (Public Enemy), du rock (les voix éraillées de Joplin ou Jagger), du free jazz et de la musique improvisée sont ici analysées avec autant d’acuité que leurs confrères et consoeurs de la musique contemporaine, et, surtout, pour les mêmes raisons. Ces musiques témoignent du fait que « l’utilisation du bruit en musique, même si elle reste encore confinée à des tendances expérimentales, tend à se répandre ». Quand on écoute avec attention la discographie d’artistes aussi mainstream que Kanye West, on ne peut qu’acquiescer : l’album Yeezus, publié en 2013 en est l’exemple parfait.

De l’écoute il est précisément question dans les deux chapitres suivants, intitulés « Ecouter (les sons) » et « Immersion sonore ». Dans un mouvement qui fait la part belle aux propositions théoriques aussi bien que pratiques liés à l’apparition et à l’importance croissante de nouveaux moyens technologiques dans les processus de création, l’auteur embrasse un grand nombre d’oeuvres qui ont en commun de proposer (ou d’imposer parfois) une attitude d’écoute nouvelle. La figure incontournable de Brian Eno côtoie donc de manière tout à fait naturelle le Xenakis des Polytopes et les raves des années 80-90. Ici le studio et son évolution sont au centre du propos, dans le sens où cet outil a permis à la fois une approche nouvelle de la notion très visuelle de forme, et une possibilité, elle complètement inouïe, de rendre entièrement opératoire la notion d’espace sonore, qu’il s’agisse de son acception littérale ou imagée (c’est d’ailleurs l’objet des deux derniers chapitres).

L’amplification, instaurant des pratiques de l’acoustique en quelque sorte plus intimes, a parfait la mutation de celle-ci d’une science très marqué par la métaphysique (dont l’aboutissement est la théorie de Helmholtz) en un domaine de recherche plus orienté vers l’action pratique. Les crooners attirés par le façonnement charnel de leur identité vocale rejoignent ainsi un Pierre Schaeffer qui créé dans la notion d’objet sonore une ligne de démarcation entre le son et sa source physique. En ce sens la psycho-acoustique, et plus précisément la notion de seuil de perception, sont au centre des préoccupations de compositeurs tels que Grisey et Ligeti, ou encore le prodige de la musique électronique Ryoji Ikeda. C’est de cette somme éclectique de réflexions et de pratiques que l’auteur tire les conclusions théoriques qui irriguent les deux dernier chapitres de l’ouvrage, consacrés à la composition du son, et à la notion d’espace-son.

Tout en étant de plus en plus tournée vers l’écoute, l’activité du compositeur ne peut se défaire d’outils systématiques qui prendraient donc ici la place de l’écriture traditionnelle, ou tout du moins viendraient la compléter. Des pratiques du mur du son de Phil Spector aux résonances composées de Webern, en passant pas le son organisé de Varèse, l’auteur nous entraîne dans un tour d’horizon de la création contemporaine qui permet d’élaborer plus précisément ce changement de paradigme dont il est question tout au long de l’ouvrage. Encore une fois l’informatique et les outils du studio sont à l’origine de cette prise de pouvoir du son, à travers notamment l’histoire des divers procédés de synthèse (additive, soustractive, granulaire…), qui en plus de modifier totalement les gestes locaux remettent également en cause les notions de matériau et de forme. Interviennent alors les notions de continuum, de masse, de texture, qui permettent un autre rapport au temps. Mais c’est également à travers le renouvellement des pratiques, et la systématisation des formations hybrides que se développe une maitrise accrue du son. En témoigne la figure de Fausto Romitelli, compositeur trop tôt disparu, aussi bien marqué par la musique spectrale que par Aphex Twin ou Nirvana, et dont l’oeuvre est le fruit d’une recherche de la vitalité et du son sale qu’avait laissé de côté la musique contemporaine.

Le chapitre final, plus exploratoire, est centré sur les questions de l’espace. En effet, les orchestres de haut-parleurs et les systèmes d’amplification en général ont renouvelé le rapport de la musique à l’architecture, aussi bien dans son rôle en tant que modèle pour l’approche formelle de la composition que comme lieu dans lequel la musique se joue. Xenakis, dont l’auteur est un spécialiste, a mis en pratique une méthode graphique qui faisait suite aux intuitions de Varèse a travers la systématisation de procédés tels que les glissandi qui annulent les notions d’échelles en même temps qu’ils permettent une composition tournée vers le comportement in situ du son. Les Polytopes qu’il réalise sont par ailleurs assez proches de la notion d’installation sonore qui est également abordée dans ce chapitre. Le positionnement spatial de l’auditeur est alors questionné : unique dans le cas des systèmes de surround tels que le 5.1 que l’on retrouve dans les home-cinema (à cause du fameux sweet spot) il est même complètement isolé lorsqu’il s’agit d’une écoute au casque. D’autres systèmes comme la WFS ou l’ambisonie ont l’ambition de proposer une écoute libérée de ce problème. On voit que la question sociale n’est pas loin. Et il s’agit même de politique et finalement d’écologie lorsqu’est abordé le travail d’Agostino Di Scipio, dont la volonté en tant que compositeur est de n’imposer ni forme ni matériau au lieu dans lequel se déroule l’oeuvre. Tout provient de l’interaction d’un système d’amplification avec le lieu concret de l’installation ; cela pose une véritable question politique, qui est celle de la position du musicien, et de l’oeuvre qu’il développe, puisqu’il n’existe plus alors ni de plan formel ni de matériau privilégié, mais plutôt une matrice d’organisation. Le compositeur se voit comme un créateur d’interactions : on est alors très loin de la conception classique d’une œuvre musicale et de sa thésaurisation qui en découle, qui fonde encore aujourd’hui le rapport marchand à la musique.

Un bilan définitif de l’évolution de la musique au 20ème siècle, et un guide pour comprendre celle de ce siècle naissant : telle est l’impression qui se dégage parfois à la lecture de cet ouvrage, tant les genres abordés sont nombreux et la justesse des analyses convaincante. Les outils graphiques employés (sonagrammes, schémas, extraits de partition) illustrent parfaitement le propos et, suivant l’expression consacrée, permettent que la forme rejoigne le fond. Il nous semble évident que, plus qu’un quelconque résumé historique qui n’aurait eu aucun sens dans le paysage actuel de la musicologie, c’est le constat de l’évolution du rapport de l’être humain à la technique qui est le sujet réel de cette somme. En effet pour reprendre un terme forgé par Gaston Bachelard, et à la lumière de ce que nous apprend l’ouvrage, il nous semble que c’est cet aspect phénoménotechnique[[Gaston BACHELARD, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 129.]] de la création musicale qui a le plus été l’objet de transformation et qui s’est révélé comme la force motrice de l’évolution esthétique autant qu’éthique (osons le mot) qui a animé le 20ème siècle et qui continue aujourd’hui encore à déterminer la forme de l’activité musicale en occident (et ailleurs !). Admettre que le studio peut être joué c’est admettre que l’instrument, ou plutôt l’organe, est plus que jamais le centre de la réflexion en musique. Des exemples comme celui du logiciel Modalys, qui permet de modéliser des instruments virtuels à partir de l’analyse d’objets physiques, sont très représentatifs des possibilités qui continuent à se multiplier. Il suffit de penser à l’évolution que suivent en parallèle les procédés d’impression 3D pour constater que les rapports entre théorie et pratique ont définitivement quitté leur état scripto-centré et prescriptif univoque. Makis Solomos ne fait pas pour autant ici un plaidoyer techniciste, mais au contraire émet l’hypothèse élégante de l’émergence d’une approche humaine singulière, qui se manifeste par le trajet d’une musique de l’objet, du langage, de l’abstrait, vers une musique du son, de l’expérience de celui-ci par le corps, et qui ne serait assujetti à rien d’autre que lui-même. Le terme d’écosystème a logiquement toute sa place dans cette approche, et lorsque l’on sait que l’écologie sonore est précisément le centre d’intérêt privilégié de l’auteur, on ne peut qu’être enthousiasmé de cette démonstration claire et englobant, sans nier leur singularité, autant de pensées et pratiques différentes.

La Spatialisation des musiques électroacoustiques sous la direction de Laurent Pottier

La Spatialisation des musiques électroacoustiques , sous la direction de Laurent Pottier, Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2012, 220 pages

En préambule à ce recueil de textes réunis par Laurent Pottier (Université de Saint-Etienne) suite à un colloque tenu en 2008, le compositeur et chercheur américain John Chowning souligne l’intérêt d’une authentique recherche dans le domaine de la spatialisation sonore. Il écrit : « J’étais convaincu que le contexte spatial du son est aussi important que le son lui-même, on entend le son, mais on sent aussi l’espace » (traduction de Laurent Pottier).

Pour étudier la spatialisation sonore, cet ouvrage collectif adopte un point de vue assez original, en partant des pratiques des compositeurs qui en rendent compte dans leurs contributions.

Dans un texte intitulé « Espaces appareillés », Pierre-Yves Macé présente deux directions de son travail sur l’espace électroacoustique. La première est l’ouverture laissée dans ses œuvres aux paramètres d’espace et d’écoute dont les valeurs ne seront choisies qu’après avoir investi le lieu du concert. Sa pièce Qui-vive (2008) explore ainsi les modalités d’une écoute décentrée avec un dispositif octophonique. La seconde est une recherche sur de nouveaux espaces d’écoute de la musique électroacoustique, dépassant et incluant les habituelles situations du concert et l’écoute domestique, pour envisager un nouveau modèle fondé sur la notion de séance de cinéma sonore à partir d’œuvres, de dispositifs de diffusion et de lieux dans des configurations toujours différentes.

Le point de vue de Jean-François Minjard dans son texte « D’un point, l’autre ou les métaphores de l’espace » est d’abord historique, reprenant les apports majeurs de Schaeffer et Varèse au XXe siècle. Il pose la délicate question du sens en musique électroacoustique : « le sens par le son ou le sens du son ». La recherche du sens, comme le pose Minjard, est liée à la recherche sur l’espace, comme vecteur de différenciation ou de fusion (pour le compositeur comme pour l’auditeur), entre les figures induites par les dispositifs techniques et les caractéristiques musicales des contenus projetés.

Dans sa contribution « L’espace comme cinquième paramètre musical », Annette Vande Gorne propose un tour d’horizon complet des catégories d’espace acoustique distinguant espace ambiophonique, espace source, espace géométrie et espace illusion. La compositrice montre comment elle a déployé ces espaces dans les cinq mouvements de son œuvre intitulée Tao (1984-1991). L’auteur pose ensuite une série de figures classiques dans l’interprétation des œuvres stéréo à la console de spatialisation (fondu enchaîné, démasquage, etc.) pour dresser un tableau des éléments musicaux mis en évidence. Le texte met également en valeur le rôle fondamental selon Annette Vande Gorne de l’interprète spatialisateur, avant d’étendre l’ensemble de ces considérations à la projection du son multi-canal.

Le texte de Laurent Pottier, intitulé « Le contrôle de la spatialisation » dresse un panorama précis des dispositifs de diffusion sonore, de la quadriphonie aux systèmes sur mesure, en passant par le 5.1, l’octophonie et les systèmes en volume. Dans un deuxième temps, l’auteur se penche sur les solutions développées pour le contrôle de la spatialisation, entre contrôle graphique, contrôle algorithmique et contrôle temps réel. Dans la partie algorithmique, il montre en particulier d’intéressantes corrélations de la spatialisation aux qualités du son diffusé, obtenues par analyse.

Dans un texte aux vastes dimensions, « Quelques espaces pour la musique ‘Rétrospective’ », Pierre-Alain Jaffrennou et Yann Orlarey brossent un vaste panorama de recherches, réalisations et créations menées par le Grame, ayant trait à l’espace sonore. Les systèmes comme Sinfonie (1994) ou Interactors (1990) posent la question du contrôle gestuel à peu de dimensions d’un espace de paramètres, notamment de diffusion, en nombre toujours croissant. Les auteurs détaillent plusieurs projets artistiques baptisés scénographies sonores faisant appel à ces systèmes. Pierre-Alain Jaffrennou présente ensuite ses travaux de spatialisation par processus, à partir du langage Lisp, permettant l’instanciation de suite de séquences, d’ensembles d’objets définis par des distributions de rythmes, de hauteurs et de vélocités fonctions du temps, associés à une mise en espace. De nombreuses réalisations artistiques plus récentes sont exposées.

Le texte de Marije A.J. Baalman, « Spatialization with Wave Field Synthesis for Electro-Acoustic Music » est présenté en deux versions : d’abord dans sa version originale puis dans sa traduction française. Il est essentiellement fondé sur la thèse de doctorat de l’auteur. Partant d’un bref état de l’art sur les concepts et aspects de la composition spatiale, l’auteur se penche plus particulièrement sur la synthèse par front d’ondes (WFS), dont elle expose le procédé, avant d’en présenter les atouts et limitations. Dans un dernier temps, Marije A.J. Baalman dresse un panorama des outils de WFS, des systèmes disponibles et en développement dans différents instituts.

L’originalité de cet ouvrage réside essentiellement dans la part faite à la contribution de compositeurs, pour certains chercheurs, laissant émerger des points communs mais aussi des approches variées. Le propos technique est nécessairement daté, et devra être complété par la lecture de contributions plus récentes. Les développements du temps réel ainsi que l’intrication de la synthèse et des traitements avec la spatialisation constituent des pistes d’approfondissement sur le sujet.