Michèle Castellengo, Écoute musicale et acoustique : avec 420 sons et leurs sonagrammes décryptés, Paris, Eyrolles, 2015, 521 p.
Préfaces de Jean-Sylvain Liénard et Georges Bloch
Michèle Castellengo, grande figure de l’acoustique musicale, nous a livré un ouvrage de référence constituant quelque peu son grand-œuvre. Elle y travaillait, nous le savions, depuis plusieurs années, y collectant inlassablement toute la connaissance cristallisée au long d’une belle carrière d’exploratrice du son musical. Le grand intérêt de cet ouvrage est le regard singulier sur la recherche — loin des dogmes et des à-priori théoriques ou réductionnistes — la primauté à l’écoute — plus de 400 exemples sonores issues des sources les plus diverses récoltés au cours de ses recherches — et le cheminement pédagogique habile qui décide résolument de ne laisser personne sur le bord de la route : Michèle Castellengo fut enseignante auprès des très jeunes, et l’on ressent bien l’éthique pédagogique généreuse ici à l’œuvre. Tout est écrit pour être compris et pour faire progresser chacun au fil des pages dans la connaissance.
L’auteure initie la promenade par une question d’apparence naïve comme font les sages Zen : que retient-on d’un son que l’on vient d’entendre ? et la réponse est surprenante : peu de choses. Plus précisément, pour ce qui concerne la substance même du son. Bien entendu nous sommes capables après-coup d’associer toutes sortes de déterminations sémantiques — le sens d’une parole — ou culturelles — la reconnaissance d’un morceau — mais le son lui même, est une forme — les psychanalistes structuralistes des années soixante-dix eussent dit : «évanouissante» : sitôt produit, il n ‘ y a plus rien. C’est le prétexte habile à l’introduction des modes de fixation, de reproduction, de visualisation, d’analyse du son, attirail indispensable de l’acousticien, et en particulier de l’outil-représentation favorisé par Michèle Castellengo tout au long de son œuvre, le sonagramme. Ce dernier, décomposant spectralement et temporellement le son est ainsi, toujours corrélé à l’écoute attentive, la clé d’entrée vers la compréhension généralisée de la structure du son.
Les deux premiers chapitres présentent les notions élémentaires à connaître sur la production des sons. Le troisième chapitre offre une présentation schématique du système auditif et de ses capacités d’analyse du signal sonore. Le quatrième aborde à l’aide de la Gestalttheorie et de la catégorisation perceptive la perception sonore confrontée à différentes situations d’écoute. Ainsi munis de connaissances sur la structure acoustique des sons et sur nos stratégies d’écoute, le lecteur est amené à aborder l’étude des qualités essentielles perçues des sons musicaux : l’intensité et les caractéristiques qui font qu’un son émerge d’un ensemble (chapitre 5) ; la hauteur des diverses sortes de sons instrumentaux (chapitre 6) ; enfin la vaste question du timbre, particulièrement développée dans le chapitre 7 selon une approche originale. Le chapitre 8 traite de questions spécifiques aux musiques mélodiques et harmoniques dont la dimension privilégiée est la hauteur (intervalles, systèmes d’accordage). Le chapitre 9 donne des exemples d’application de toutes les notions rencontrées à la voix humaine. Des annexes détaillées fournissent un vaste glossaire, une bibliographie conséquente, et toutes sortes de documentations complémentaires.
L’impression générale qu’en retire le lecteur non spécialiste mais intéressé à ces questions acoustiques, est, à peu près à chacun des pas, une sorte d’illumination : comment, c’est si simple à comprendre ! mais on me l’avait toujours présenté de manière confuse et compliquée ! Ainsi par exemple de la relation entre les termes partiels, harmoniques, modes, sur lesquels règne souvent une jolie pagaille, ainsi que du lien entre ces concepts et la structure physique des corps vibrants — et l’on comprend que, dans certains cas, partiels, modes propres et harmoniques peuvent se rapprocher et se superposer en fréquence, d’où leur assimilation trop vite généralisée. Michèle Castellengo note que dans l’univers des musiques occidentales, le savoir-faire des luthiers a conduit à transformer peu à peu la géométrie des instruments et les propriétés des cordes, de sorte à favoriser une telle convergence, pas nécessairement naturelle. On comprend alors que le son musical, que l’on peut approcher du point de vue des propriétés physiques, est aussi une construction éminemment culturelle. Ainsi, écoute et introspection, compréhension des codages et des représentations analytiques, sens de l’histoire culturelle, tout est fait ici pour nous rappeler toujours l’humain au centre : le son musical est une histoire certes physique en relation avec des propriétés naturelles mais qui ne se comprend que dans le contexte synchronique et diachronique de nos systèmes perceptifs et cognitifs, pour lesquels la musique est produite in fine.
C’est ainsi que l’auteure note que « le bon sens nous conduit à écrire qu’une analyse est pertinente en acoustique musicale lorsqu’elle fournit une représentation interprétable des caractéristiques perçues. » Ailleurs : « il faudrait idéalement pouvoir disposer d’une échelle temporelle variable, grossissant les événements transitoires et comprimant les parties stables, afin d’adapter les représentations à la perception humaine, essentiellement mobilisée par ‘’ ce qui change dans le temps’’ ». Ces réflexions sont tout à fait en résonance avec les évolutions théorique les plus récentes en mathématique du signal, notamment pour ce qui concerne la question des représentations spectrales adaptatives en lien avec la question fondamentale de l’indétermination temps/fréquence. Le grand mérite de l’ouvrage est ainsi de remettre en permanence au premier plan l’enjeu central de la perception, ou plus exactement, car tout le monde parle de perception désormais, de la relation précise entre les catégories de la perception et les modalités sémiotiques des représentations analytiques notamment visuelles. On sent bien que c’est l’heuristique principale que Michèle Castellengo a mise en œuvre tout au long de sa recherche, et qu’elle parvient à partager au profit de tous dans ce bel ouvrage.
Bien sûr, et bien que le livre constitue déjà une somme ultra détaillée, tout ne peut pas être dit en un seul bloc. La question générale du rythme (qui ne se réduit pas à celle de la résolution et de l’intégration temporelle), celle de l’analyse et de la synthèse des champs sonores spatiaux (ne se limitant pas à la localisation perceptive des sources) sont ici peut-être moins approfondis que la question de la hauteur, de l’intervalle, de l’intensité, du timbre, montrant en filigrane une priorité implicite, et d’ailleurs légitime, donnée à l’instrument (et à la voix), à son identité timbrale et à sa qualité hautement optimisée de producteur de hauteurs. Du reste une telle extension tournerait à l’encyclopédie et l’efficacité pédagogique si appréciable s’évaporerait. Mais qui sait, pistes pour un ouvrage futur …. ?
Gérard Assayag