Makis Solomos, De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIème siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 545 p.
De la musique au son. Si ce titre interpelle c’est qu’il recouvre une prémisse surprenante : avant le 20ème siècle l’objet de la musique, en occident, n’est pas le son. En effet, depuis les grecs qui avaient « comme souci de rationaliser le surnaturel, d’y mettre un ordre humain », la musique occidentale cherche à dominer le Chaos originel que représente le son pris dans sa globalité. La tonalité, avec son corollaire qui est la notion de langage musical, représente le sommet de cette abstraction. De fait, lorsqu’apparaissent de nouvelles pratiques remettant en cause à la fois les procédés et les matériaux traditionnels entrant dans le cadre de cette définition univoque de la musique, un changement s’opère, changement qui ne se limite pas à l’esthétique : dans les nouvelles pratiques culturelles qui accompagnent la révolution technologique moderne l’auteur voit émerger un nouveau paradigme civilisationnel, c’est à dire également politique et social, dont il propose une définition. Très logiquement cet ouvrage se présente donc comme une sorte de somme, un panorama rigoureux de multiples pratiques musicales.
Tout commence avec une certaine idée de la musique, dont le terme allemand Tonkunst recouvre le sens, dont le matériau principal est le ton (entendre la hauteur), entité abstraite issue du processus de rationalisation opéré donc depuis l’antiquité grecque, et dont l’incarnation classique (depuis Rameau) représente en quelque sorte le triomphe du logos. La reconnaissance et l’autonomie du son passent donc historiquement par une opposition qualitative au ton, par l’intermédiaire du timbre et du bruit, qui font respectivement l’objet du premier et du deuxième chapitre de cet ouvrage. Si le timbre, dont le sens moderne est déjà précisément défini par Rameau, fait l’objet dès le 19ème siècle d’un travail important chez des compositeurs tels que Berlioz ou Rimsky-Korsakov, il dépend encore d’une pensée où le ton est omniprésent. Et même lorsque l’idée de Klangfarbenmelodie s’impose chez les Viennois au début du 20ème siècle c’est encore en référence directe à l’idée de langage organisé autour d’éléments discrets et unitaires. Les deux paradigmes que propose l’auteur, à savoir le timbre-objet et le timbre-spectre permettent de distinguer l’histoire de l’émancipation du timbre en tant que « paramètre », et par le prolongement progressif de l’harmonie dans la notion de timbre. Même s’ils restent attaché tout deux à la notion de hauteur, l’un en s’y substituant, l’autre en produisant un renouvellement des techniques d’orchestration, ces deux concepts permettent de lire l’effacement progressif de la domination du ton.
Bien que le bruit soit habituellement associé à l’idée de nuisance, dont la musique serait l’exacte opposée , l’auteur insiste sur le fait qu’une véritable histoire parallèle existe, et qu’en vérité « toute musique déborde de bruit » ; cette histoire là est essentiellement celle de la pratique, de l’imparfait de l’instrument et du jeu, et obtient gain de cause à travers l’émancipation de la dissonance et de la percussion au sein de la musique savante (la figure de Schönberg mais aussi et surtout celle de Varèse sont invoqués dans ce chapitre). Mais c’est également le cas, et c’est un des points fort de cet ouvrage que d’en faire état, dans les musiques populaires. Plus souvent observées à travers le prisme d’une certaine forme de contestation sociale, les légendes du rap (Public Enemy), du rock (les voix éraillées de Joplin ou Jagger), du free jazz et de la musique improvisée sont ici analysées avec autant d’acuité que leurs confrères et consoeurs de la musique contemporaine, et, surtout, pour les mêmes raisons. Ces musiques témoignent du fait que « l’utilisation du bruit en musique, même si elle reste encore confinée à des tendances expérimentales, tend à se répandre ». Quand on écoute avec attention la discographie d’artistes aussi mainstream que Kanye West, on ne peut qu’acquiescer : l’album Yeezus, publié en 2013 en est l’exemple parfait.
De l’écoute il est précisément question dans les deux chapitres suivants, intitulés « Ecouter (les sons) » et « Immersion sonore ». Dans un mouvement qui fait la part belle aux propositions théoriques aussi bien que pratiques liés à l’apparition et à l’importance croissante de nouveaux moyens technologiques dans les processus de création, l’auteur embrasse un grand nombre d’oeuvres qui ont en commun de proposer (ou d’imposer parfois) une attitude d’écoute nouvelle. La figure incontournable de Brian Eno côtoie donc de manière tout à fait naturelle le Xenakis des Polytopes et les raves des années 80-90. Ici le studio et son évolution sont au centre du propos, dans le sens où cet outil a permis à la fois une approche nouvelle de la notion très visuelle de forme, et une possibilité, elle complètement inouïe, de rendre entièrement opératoire la notion d’espace sonore, qu’il s’agisse de son acception littérale ou imagée (c’est d’ailleurs l’objet des deux derniers chapitres).
L’amplification, instaurant des pratiques de l’acoustique en quelque sorte plus intimes, a parfait la mutation de celle-ci d’une science très marqué par la métaphysique (dont l’aboutissement est la théorie de Helmholtz) en un domaine de recherche plus orienté vers l’action pratique. Les crooners attirés par le façonnement charnel de leur identité vocale rejoignent ainsi un Pierre Schaeffer qui créé dans la notion d’objet sonore une ligne de démarcation entre le son et sa source physique. En ce sens la psycho-acoustique, et plus précisément la notion de seuil de perception, sont au centre des préoccupations de compositeurs tels que Grisey et Ligeti, ou encore le prodige de la musique électronique Ryoji Ikeda. C’est de cette somme éclectique de réflexions et de pratiques que l’auteur tire les conclusions théoriques qui irriguent les deux dernier chapitres de l’ouvrage, consacrés à la composition du son, et à la notion d’espace-son.
Tout en étant de plus en plus tournée vers l’écoute, l’activité du compositeur ne peut se défaire d’outils systématiques qui prendraient donc ici la place de l’écriture traditionnelle, ou tout du moins viendraient la compléter. Des pratiques du mur du son de Phil Spector aux résonances composées de Webern, en passant pas le son organisé de Varèse, l’auteur nous entraîne dans un tour d’horizon de la création contemporaine qui permet d’élaborer plus précisément ce changement de paradigme dont il est question tout au long de l’ouvrage. Encore une fois l’informatique et les outils du studio sont à l’origine de cette prise de pouvoir du son, à travers notamment l’histoire des divers procédés de synthèse (additive, soustractive, granulaire…), qui en plus de modifier totalement les gestes locaux remettent également en cause les notions de matériau et de forme. Interviennent alors les notions de continuum, de masse, de texture, qui permettent un autre rapport au temps. Mais c’est également à travers le renouvellement des pratiques, et la systématisation des formations hybrides que se développe une maitrise accrue du son. En témoigne la figure de Fausto Romitelli, compositeur trop tôt disparu, aussi bien marqué par la musique spectrale que par Aphex Twin ou Nirvana, et dont l’oeuvre est le fruit d’une recherche de la vitalité et du son sale qu’avait laissé de côté la musique contemporaine.
Le chapitre final, plus exploratoire, est centré sur les questions de l’espace. En effet, les orchestres de haut-parleurs et les systèmes d’amplification en général ont renouvelé le rapport de la musique à l’architecture, aussi bien dans son rôle en tant que modèle pour l’approche formelle de la composition que comme lieu dans lequel la musique se joue. Xenakis, dont l’auteur est un spécialiste, a mis en pratique une méthode graphique qui faisait suite aux intuitions de Varèse a travers la systématisation de procédés tels que les glissandi qui annulent les notions d’échelles en même temps qu’ils permettent une composition tournée vers le comportement in situ du son. Les Polytopes qu’il réalise sont par ailleurs assez proches de la notion d’installation sonore qui est également abordée dans ce chapitre. Le positionnement spatial de l’auditeur est alors questionné : unique dans le cas des systèmes de surround tels que le 5.1 que l’on retrouve dans les home-cinema (à cause du fameux sweet spot) il est même complètement isolé lorsqu’il s’agit d’une écoute au casque. D’autres systèmes comme la WFS ou l’ambisonie ont l’ambition de proposer une écoute libérée de ce problème. On voit que la question sociale n’est pas loin. Et il s’agit même de politique et finalement d’écologie lorsqu’est abordé le travail d’Agostino Di Scipio, dont la volonté en tant que compositeur est de n’imposer ni forme ni matériau au lieu dans lequel se déroule l’oeuvre. Tout provient de l’interaction d’un système d’amplification avec le lieu concret de l’installation ; cela pose une véritable question politique, qui est celle de la position du musicien, et de l’oeuvre qu’il développe, puisqu’il n’existe plus alors ni de plan formel ni de matériau privilégié, mais plutôt une matrice d’organisation. Le compositeur se voit comme un créateur d’interactions : on est alors très loin de la conception classique d’une œuvre musicale et de sa thésaurisation qui en découle, qui fonde encore aujourd’hui le rapport marchand à la musique.
Un bilan définitif de l’évolution de la musique au 20ème siècle, et un guide pour comprendre celle de ce siècle naissant : telle est l’impression qui se dégage parfois à la lecture de cet ouvrage, tant les genres abordés sont nombreux et la justesse des analyses convaincante. Les outils graphiques employés (sonagrammes, schémas, extraits de partition) illustrent parfaitement le propos et, suivant l’expression consacrée, permettent que la forme rejoigne le fond. Il nous semble évident que, plus qu’un quelconque résumé historique qui n’aurait eu aucun sens dans le paysage actuel de la musicologie, c’est le constat de l’évolution du rapport de l’être humain à la technique qui est le sujet réel de cette somme. En effet pour reprendre un terme forgé par Gaston Bachelard, et à la lumière de ce que nous apprend l’ouvrage, il nous semble que c’est cet aspect phénoménotechnique[[Gaston BACHELARD, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 129.]] de la création musicale qui a le plus été l’objet de transformation et qui s’est révélé comme la force motrice de l’évolution esthétique autant qu’éthique (osons le mot) qui a animé le 20ème siècle et qui continue aujourd’hui encore à déterminer la forme de l’activité musicale en occident (et ailleurs !). Admettre que le studio peut être joué c’est admettre que l’instrument, ou plutôt l’organe, est plus que jamais le centre de la réflexion en musique. Des exemples comme celui du logiciel Modalys, qui permet de modéliser des instruments virtuels à partir de l’analyse d’objets physiques, sont très représentatifs des possibilités qui continuent à se multiplier. Il suffit de penser à l’évolution que suivent en parallèle les procédés d’impression 3D pour constater que les rapports entre théorie et pratique ont définitivement quitté leur état scripto-centré et prescriptif univoque. Makis Solomos ne fait pas pour autant ici un plaidoyer techniciste, mais au contraire émet l’hypothèse élégante de l’émergence d’une approche humaine singulière, qui se manifeste par le trajet d’une musique de l’objet, du langage, de l’abstrait, vers une musique du son, de l’expérience de celui-ci par le corps, et qui ne serait assujetti à rien d’autre que lui-même. Le terme d’écosystème a logiquement toute sa place dans cette approche, et lorsque l’on sait que l’écologie sonore est précisément le centre d’intérêt privilégié de l’auteur, on ne peut qu’être enthousiasmé de cette démonstration claire et englobant, sans nier leur singularité, autant de pensées et pratiques différentes.