D’abord une précision méthodologique. Pour avoir étudié la musique de l’île de Karpathos pendant de longues années, je sais ce que la fréquentation du terrain (voir une profonde implication personnelle en son sein) apporte de finesse dans la connaissance. Ainsi, dans ma publication sur le « Jesu » de Castelsardo, je préviens d’emblée le lecteur qu’il faudra considérer celle-ci davantage comme un essai musicologique qu’ethnomusicologique. Il s’agissait de travailler sur un phénomène acoustique en tant qu’objet physique, in vitro. Une bonne moitié du livre est dédiée d’ailleurs à l’analyse de la grammaire musicale, de sa dimension historique, de la conduite de parties vocales, du contrepoint, de la forme : tout cela sur la base d’une transcription du chant que j’ai mis au point au préalable. La transcription peut faire l’objet d’une étude menée avec les moyens de l’analyse compositionnelle, à l’instar d’une partition de musique savante. Mon étude ne prétendait pas affronter tous les aspects de cette tradition, mais seulement ce qui pouvait être déduit à partir des ces donnés – pour ainsi dire – « de laboratoire » : la transcription musicale et le sonogramme. D’ailleurs aucune approche ne peut prétendre à l’exhaustivité : toute analyse circonscrit son propre champ d’application.
Marc Chemillier souligne – à juste titre – l’importance de l’étude des modes productifs, des techniques vocales, du « faire ». Le monde est plein de traditions vocales étonnantes dont l’aspect physiologique n’a pas été étudié (avec l’exception notable du chant diphonique et du kharaghirà des Mongols). Concernant le chant de Castelsardo, j’ai moi-même indiqué quelques possibles pistes à suivre : il faudra considérer que, dans ces types d’émission, les chanteurs exercent une forte pression sur la glotte, ce qui explique le remarquable enrichissement du spectre dans la partie moyenne-aigüe. Ceci est d’ailleurs un point en commun que la vocalité sarde entretien avec celle de l’aire mongole. Des processus de nasalisation, perceptibles à l’écoute, peuvent expliquer la formation de zones d’anti-résonance. Et puis, bien sûr, (comme le fait remarquer Bernard Lortat-Jacob) les chanteurs procèdent à des ajustements vocaliques destinés à exalter certains formants ou, au contraire, à les amoindrir. Il est clair, par exemple, que la position et les caractéristiques des formants de la bogi (résonances qui forment l’ébauche de l’enveloppe spectrale de la quintina) sont liées au rendu de la voyelle. De plus, un tel ajustement est indispensable pour adapter leur position de manière à reproduire le phénomène sur différentes hauteurs.
Une étude sur la physiologie du chant ne pourra se passer de la fréquentation du terrain et des échanges entre le chercheur et les chanteurs. C’est un aspect qui ne faisait pas partie des objectifs de ma recherche. Du reste, il ne faudra pas confondre les divers moments de l’investigation : la compréhension du phénomène acoustique et psychoacoustique est autre chose que la modélisation de techniques employées pour l’obtenir.
Il me faut préciser aussi que, dans mon étude, j’ai bien pris en compte toutes les publications et interventions de Bernard Lortat-Jacob sur la question de la quintina. Il me semble que sa théorie est généralement connue (et reprise par d’autres auteurs) telle que je l’ai décrite, à savoir que ce phénomène s’expliquerait par un effet de « fusion » de spectres de différentes voix entre-elles. Si cette notion a changé de sens pour son auteur, cela n’apparaît pas précisément formulé dans ses interventions successives à ses écrits plus anciens, bien au contraire. Dans l’interview parue dans Musimediane N°3 (La clef d’écoute, Polyphonies vocales de Sardaigne, 2008) il est question de fusion et « voix fusionnelle » aux chapitres 8, 9, 12 et notamment 15 où l’on peut lire : la quintina est une voix fusionnelle obtenue par la superposition des harmoniques des différentes voix du chœur. Enfin mon travail ne se limite pas à contester la pertinence de ce concept, mais il propose une explication différente articulée en plusieurs volets, en introduisant la notion d’enveloppe spectrale – donc de formants plutôt que d’harmonique(s) – de zone d’anti-résonance et de masquage. Tout cela découlant de l’interaction entre un chanteur – celui de la voix principale – et les autres membres du chœur.
Je tiens à rappeler, une fois de plus, qu’une bonne partie des informations sur le contexte (social, rituel, humain, etc.) qui accompagne l’exécution du Jesu provient des écrits dont Bernard Lortat-Jacob est l’auteur.
Giuliano d’Angiolini