Au-delà de la dialectique parole/musique, la musique vocale, et particulièrement la chanson et les popular music, se caractérise par l’importance fondamentale d’une troisième entité : l’interprétation vocale. L’usage de la voix, un universel dans l’ensemble des cultures musicales, représente un carrefour de confrontation entre les contraintes génériques et socioculturelles et la singularité irréductible de l’individu interprète. La performance vocale, intronisant, à un degré divers suivant le genre, l’impur, le désordre et le charnel, est relativement peu étudiée à cause de son caractère « mouvant » et réfractaire à la théorisation et à l’exhaustivité. Pourtant, elle peut bénéficier d’une analyse approfondie et méthodique, au même titre que la composition. Il s’agit de l’aborder comme « objet complexe », selon la méthode d’Edgar Morin, et, à ce titre, de la soumettre à une démarche pluridisciplinaire à l’interface des sciences exactes et des sciences humaines – acoustique, linguistique, rhétorique, musicologie… Dans ce nouveau protocole, l’analyse spectrale joue un rôle important en permettant une visualisation des paramètres interprétatifs pour lesquels la notation traditionnelle se révèle inadaptée. Échappant au caractère discret de la partition, la vocalité peut être analysée dans son continuum, comme matière en évolution intégrant toutes les nuances de timbre, rythme, phrasé, dynamique, effets expressifs (accentuation, intonation, glissando, tremolo, vibrato…), ainsi que les tensions dialogiques entre parlé et chanté. L’analyse informatique autorise à la fois le repérage d’éléments infimes dans les différentes phases de la note et la mise en évidence des relations d’interdépendances et de combinatoires entre les paramètres. Elle permet ainsi de décomposer, d’analyser et de rationaliser la perception globale de l’écoute. Toutefois, l’image spectrale ne peut faire l’économie d’une lecture musicologique surplombante qui opère une sélection des éléments signifiants et pertinents et en propose une interprétation et une intégration dans une sémiologie qui transcende les phénomènes disjoints par l’analyse. D’autre part, cette utilisation des outils informatiques, pour ainsi dire détournés de leur usage originel, nécessite une pratique assez longue pour la maîtrise de la lecture et des paramétrages des graphiques – ceci d’autant plus que nous devons travailler sur des enregistrements phonographiques existants, avec toutes les contraintes que cela suppose, et non sur un corpus expérimental. L’interprétation vocale ainsi analysée peut aussi bien inscrire l’œuvre dans une spécificité générique que traduire la singularité inaliénable de chaque interprète. Elle joue à la fois un rôle inclusif – dans un univers musical particulier – et un rôle exclusif, attestant la signature singulière d’un individu. Elle permet alors d’élaborer au niveau sémiologique une véritable typologie interprétative faisant émerger les transversalités et les particularités génériques ou individuelles.
Céline Chabot-Canet, « Entre universalité et singularité : l’interprétation vocale abordée par l’outil informatique », Musimédiane, n° 11, 2019 (https://www.musimediane.com/11chabotcanet/ – consulté le 21/11/2024).