Les lettres à Ove Nordwall
(musicologue suédois qui fut le détenteur de très nombreux manuscrits de Ligeti jusqu'aux années 1970)
György Ligeti envoya plusieurs lettres à Ove Norwall, et l'on peut en déduire l'évolution du projet global des Dix pièces pour quintette à vent, ainsi que certains « tâtonnements » ou certaines hésitations quant à la composition ou quant à certains choix. Sauf mention contraire ces lettres n'ont jamais été publiées, elles sont consultables à la Fondation Paul Sacher (Bâle). Elles ont été transcrites par Ingrid Pustijanac et traduites partiellement par Martin Kaltenecker ou intégralement par Pierre Michel dans le cas du 6 novembre 1968.
Le 19 janvier 1964, il mentionne déjà le projet d'un quintette à vent.
Le 14 mars 1967 Ligeti avait envisagé l'œuvre « peut-être » en sept parties.
Un extrait de cette lettre est intéressant quant à ses questionnements à propos de la clarinette :
Maintenant il y a encore une question qui concerne la distribution : il serait très avantageux que le clarinettiste joue également de la clarinette basse ! Tu m'écris qu'il ne joue que la clar. normale. Mais même en prenant celle en la, cela ne descendrait pas assez dans le grave. Ce serait tout à fait bien si le clarinettiste jouait également de la clarinette contrebasse ! (Mais on peut s'en passer – difficile de renoncer à la clarinette basse). S'il ne voulait absolument pas jouer la clar. basse, je peux bien sûr faire la pièce uniquement avec la clarinette normale – mais la clar. basse serait un avantage.
Traduction de Martin Kaltenecker
Le 21 février 1968 : il évoque l'ouvrage de Bruno Bartolozzi New sounds for woodwind, qui venait d'être publié en 1967 :
Vertigineux : est-ce que les bois peuvent faire les sons Bartolozzi dans Stockh.? Beaucoup de choses dans Bartolozzi sont laides et inutilisables, d'autres, surtout pour la clarinette, merveilleuses.
Traduction de Martin Kaltenecker
18 mai 1968 : il pense à une structure en 7 parties (5 solos + deux ensembles) et revient sur le cas de Bartolozzi :
Renseignement Bartolozzi + avertissements également très utiles ! Je ne mettrai donc pas de Bartolozzi maintenant, en revanche j'ai des idées qui vont dans la direction de la „nouvelle polyphonie“ et j'appliquerai cela pour la première fois dans le quintette à vent. Le plan avec les 5 mouvements solistes et 2 pour ensemble reste probablement (mais il peut toujours se modifier avec ma manière de travailler). J'écris de telle façon que tous les membres du quintette à vent vont l'aimer.
Traduction de Martin Kaltenecker
5 et 6 août 1968
Dans cette lettre consacrée au Quatuor à cordes n°2 Ligeti évoque Alice in Wonderland, ce qui donnera lieu ensuite dans les Dix pièces à une citation à la fin de l'œuvre. On remarquera que cette évocation apparaît ici à propos du Quatuor à cordes n°2 sans qu'il y en ait ici de trace explicite.
Cette musique est cependant tout à fait autre, pratiquement plus de traces du Requiem ; s'il y a des associations, on peut alors mentionner Alice in Wonderland ou même plutôt Through the Looking Glass 1 (il y a là des particularités formelles, comme le changement brusque, abrupt, d'une case d'échiquier à une autre, ou comme lorsque Humpty Dumpty dit soudain « but » dans la poésie lorsqu'il s'interrompt et ne dit plus que « good-bye »). On trouve à vrai dire déjà Alice dans Aventures et partout ; ce livre fut sans doute aussi important pour moi que Kafka ; je n'y ai même pas pensé consciemment ; et comme l'extrait de Keats après le début du travail sur Lontano, Lewis Carroll me vint soudain entre les mains (bien que cela ait été l'un de mes livres préférés depuis très longtemps ; et Klee et Miró de façon tout à fait similaire) alors que j'étais déjà parvenu au cinquième mouvement du Quatuor. Soudain, je vis les analogies, surtout dans la forme. Le Quatuor à cordes est très « maniériste », j'aime cela maintenant. Les cinq mouvements communiquent de façon souterraine les uns avec les autres, il y a des correspondances secrètes, presque des rimes entre certains détails inhérents aux mouvements, les cinq mouvements sont pour ainsi dire tous présents en même temps…
(À Ove Nordwall, Vienne)
Première publication en allemand dans Nordwall Ove, György Ligeti – Eine Monographie, Mayence, B. Schott's Söhne, 1971, pp. 93-96.
Texte traduit par Pierre Michel, publié dans Ligeti György, L'atelier du compositeur, Contrechamps, 2013.
13 août 1968 : il reste assez flou sur la structure mais évoque la proximité du Quatuor à cordes n°2 :
Je travaille avec un grand plaisir au quintette et au fond c'est merveilleux aussi de se plonger après le quatuor dans un monde sonore (et de formes) tout différent, je me sens chez moi dans les deux mondes.
Traduction de Martin Kaltenecker
6 novembre 1968 : il décrit la version définitive :
Le Quintette est donc plus long et plus « sérieux » que prévu, une pièce à vrai dire aussi bonne que le Quatuor. Tout à fait différente, car il s'agit d'instruments à vent ; j'ai en plus une certaine évolution dans la technique, tu verras tout cela dans les partitions.
Situation : quatrième mouvement envoyé il y a 10 jours (micro-concerto pour flûte) à Schott, doit déjà être depuis plusieurs jours chez Gillblad. Cinquième mouvement (pièce d'ensemble) envoyé il y a 5 jours à Schott, doit arriver ces jours-ci chez Gillblad. Suis en train de travailler au sixième mouvement (micro-concerto pour hautbois), l'enverrai dans quelques jours. Espère pouvoir envoyer les mouvements 7 et 8 avant mon voyage (c'est presque sûr). Dois partir en voyage le 11 novembre (Francfort, puis Stockholm le 17 au soir), de sorte que les mouvements 9 et 10 ne seront finis qu'APRÈS Stockholm, mais certainement avant la fin novembre. Les mouvements 1 à 8 pourront ainsi être étudiés.
S'il te plaît, dis à Gillblad, en plus de l'explication de la situation, que l'échéance de la fin novembre est certaine à 100% (avec le mouvement 10), donc en aucun cas décommander Malmö, etc. ! J'espère beaucoup que Gillblad et tous les gens du Quintette comprennent ma situation. Je regrette BEAUCOUP qu'un retard si énorme (qui ne s'est pas produit chez moi auparavant en dehors du Quatuor) se produise précisément avec la Quintette à vent, mais je suis arrivé à la limite du possible. Et je ne voulais EN AUCUN CAS compromettre la QUALITÉ de la composition. Lorsque tu verras tous les mouvements, tu verras à quel point c'est une bonne composition. J'ai beaucoup de plaisir en composant. En définitive, désormais 10 mouvements et non 9 comme c'était prévu.
Il y a cependant des modifications : deux mouvements (micro-concerto pour cor et pièce finale) se sont transformés en un seul mouvement (micro-concerto pour cor), et un mouvement (micro-concerto pour hautbois) a engendré deux mouvements (mouvement d'ensemble n° 5 : micro-concerto pour hautbois et n° 6). La succession est également modifiée: les numéros 1, 2, 3 sont restés comme prévu, le n° 4 est devenu le mouvement de la flûte, le n° 5 le nouveau mouvement d'ensemble qui appartenait auparavant au hautbois, le n° 6 est devenu le mouvement du hautbois, le n° 7 un mouvement d'ensemble avec des accords, des mélodies de «libellules» et des échos, le n° 8 le mouvement du cor, le n° 9 un mouvement d'ensemble (Cystoscopie), le n° 10, une clownerie extravagante, est devenu le mouvement du basson (avec piccolo) et le mouvement final. La modification dans les mouvements du centre de l'œuvre résulta de la considération suivante : après que le cor anglais se soit présenté dans les mouvements 1 et 2, que le hautbois d'amour se soit fait entendre dans le mouvement 3 et que ces couleurs instrumentales aient dominé, j'avais besoin d'un mouvement de coloration plus claire, sans hautbois ni instrument apparenté. C'est pourquoi le n° 4 est le mouvement de la flûte. Après ce mouvement, j'hésitais encore à introduire le hautbois, car la proximité du cor anglais et du hautbois d'amour était encore perceptible (j'ai également évité d'employer le cor dans le mouvement de la flûte, de sorte que la flûte soit très fraîche avec son accompagnement de clarinette et de basson) ; je voulais d'abord réintroduire le cor et encore attendre pour le hautbois, car le hautbois est l'instrument le plus délicat du point de vue sonore. Arrive donc le n° 5, mouvement d'ensemble avec flûte, clarinette, cor et basson. Lorsque le hautbois intervient ensuite en tant qu'instrument concertant dans le mouvement 6, il a un effet particulièrement beau en raison de son absence auparavant, comme lorsqu'un acteur aux vêtements particulièrement multicolores apparaît de façon inattendue et joue le rôle principal pendant un moment après avoir été longtemps absent de la scène. Cette sensibilité sonore ou délicatesse du hautbois nécessitait la transformation des mouvements. Je crois que la forme globale (les 10 mouvements sont en rapport de façon souterraine) est de ce fait meilleure. Il y a du hautbois partout dans les 5 mouvements suivants, mais avant le mouvement concertant de hautbois je devais l'éviter ; ensuite cela ne joue plus un rôle aussi délicat (néanmoins le hautbois est aussi utilisé avec parcimonie ensuite). Il y a donc dans toute la pièce une alternance entre mouvements d'ensemble et mouvements concertants. Le concerto minimo pour basson est à vrai dire mieux comme fin que la pièce d'ensemble prévue auparavant, qui est désormais dissimulée dans le concerto pour cor.
Traduction de Pierre Michel, d'après la publication allemande dans l'ouvrage de Ove Nordwall (György Ligeti – Eine Monographie, Mayence, B. Schott's Söhne, 1971, p. 107-109).
4 janvier 1969 (donc quelques semaines avant la création de l'œuvre à Malmö) : il donne quelques indices sur la pièce n°8 :
Je suis content que la pièce pour cor te plaise. La fin, avec le solo pour cor, très douce : une musique d'adieu, j'ai pensé ensuite qu'il y a là, inconsciemment, Ann et Trulove qui font des signes à Tom en se tenant à la porte du jardin, et aussi la coda en mi majeur dans Brahms op 119 Nr. 2 (et d'ailleurs déjà à la fin du trio auparavant). Mais ce sont là des allusions inconscientes, la musique est complètement différente ici. Après cet adieu pour le cor un examen cystoscopique strident avec piccolo (c'est avec ça que commencera Kylwiria).
Traduction de Martin Kaltenecker