En tant que compositeur de musique écrite, nous partirons d'une définition assez restrictive de l'interprétation, comme territoire non résolu par le signe. Les écritures musicales sont en effet des graphémologies [1], c'est-à-dire des moyens réducteurs et interprétatifs de représentation et de transcription du musical.
Nous nous limiterons donc aux musiques possédant une écriture, ou plus exactement, pour reprendre l'expression de Derrida [2], une archi-écriture, c'est-à-dire une trace sans présence du sujet-producteur (celà concerne donc, dans les faits, toutes les musiques [3]). En d'autres termes, nous nous intéresserons à la clôture interprétative de deux types de signes :
D'une part, le système de signes utilisé par le compositeur pour s'abstraire de son objet et créer une différance, au sens derridien (signes notés sur une partition, signes graphiques ou numériques, images symboliques, parfois même gestes physiques comme des pas de danse ou des combinatoires de doigtés [4]). Ces signes sont le résultat de transferts, et, en ce sens, possèdent une clôture, une bande passante, induisant une interprétation. Ces signes de distanciation se décomposent en deux catégories dont nous étudierons les non-équivalences : au niveau "poïetico-poïétique" (le compositeur face au propre désir de se représenter cognitivement son processus créatif), l'artiste s'appuie sur des signes prospectifs cognitifs clairement définis pour "composer" son oeuvre, schèmes pas toujours verbalisés (degrés d'accord, motifs, images sonores,...). Le créateur utilise également, pour les "mises en trace" (réflexions logico-textuelles, transcription, transmission à autrui), des sémioses prospectives représentables. Elles peuvent être de nature écrite, verbale, logico-textuelle, graphique, auditive, ou gestuelle [5].
Nous nous intéresserons d'autre part aux sémioses réceptives cognitives , c'est-à-dire aux processus conscients ou inconscients par lesquels une trace acoustique est perçue comme signe[6]. Il y a en effet sémiotisation dans l'acte d'audition, car la réception est, en terme cognitiviste, une compression et une recodification de l'information sous forme de schèmes cognitifs, et, en cela, une interprétation. En musique tonale, la perception inconsciente de degrés, de modulations et de cadences sont, par exemple, des sémioses réceptives. Les compréhensions par les auditeurs des murcharnas (modulation d'un nouveau mode sur la tonique d'un mode existant), de la position des sam (premier temps du cycle), ou des Kaida (règles d'engendrement de rythme) dans la musique pour tabla d'Inde du Nord en sont d'autres exemples.
Notre présentation se fera en deux étapes : dans un premier temps, nous tenterons de décrire brièvement l'epistémè induite par la notation musicale occidentale, ses possibilités et ses limites. Parce qu'une notation induit une pensée de l'écriture, une grammatologie, nous nous pencherons ensuite sur les difficultés que les compositeurs de musique écrite actuelle éprouvent en utilisant la graphémologie traditionnelle occidentale, et nous évoquerons certaines des solutions envisagées.
Une notation musicale est un système de représentation du musical par une culture donnée. Elle induit en conséquence une epistemè. Décrivons rapidement quelques traits essentiels de l'épistémè induite par la notation musicale occidentale traditionnelle :
Parce que la musique occidentale est écrite, sa graphémologie possède les possibilités et limites de toute écriture.
Une graphie permet en particulier une perception active (l'oeil peut revenir sur l'information), qui détemporalise l'information [7].
D'autre part, une écriture conserve l'information, ce qui lui confère des capacités d'enregistrement, de stabilité, de reproductibilité, de transmissibilité et de réfutatibilité des informations. Une notation permet en particulier certaines opérations telles que des jeux sur les signes (en occident, la fixation de l'écriture musicale entre les XIe et XIIIe siècles ouvre dès le XIVe siècle la voie à l'élaboration par les compositeurs de l'Ars Nova de nouvelles transformations musicales d'origine visuelle, telles que les symétries, les rétrogrades ou les techniques de talea et de color). Une écriture favorise également les notions de listes arborescentes, de taxonomies complexes, de classification, et, finalement, certaines abstractions. En d'autres termes, une graphémologie induit une grammatologie spécifique.
Selon l'anthropologue Jack Goody [8], ces propriétés, communes à toute notation quelle que soit la discipline, ouvrent la possibilité de rationaliser la discipline. Le producteur et le récepteur peuvent en effet échanger des icônes clairement définies, fixer des catégories stables et précises, les classer, les abstraire, et les fonctionnaliser, à l'opposé des catégories métaphoriques des traditions orales, fondées sur des croyances. Cependant, comme le montre Derrida, une écriture reste logocentrique, c'est-à-dire qu'elle induit mais également représente sa propre science [9]. Les principes de la musicologie occidentale à caractère scientifique restent par exemple fortement liés aux principes de fixation de la musique, la musicologie étant bien plus une musicologie des signes de ou sur la musique qu'une musicologie de la musique.
Puisant son origine dans le Logos ionien du VIIe siècle avant Jésus-Christ, concomitant avec l'apparition de l'écriture en occident, puis dans la vision rationaliste des pythagoriciens un siècle plus tard, la musique occidentale s'est en premier lieu construite sur des rapports harmoniques entre les sons. De ce paradigme émergent en particulier les notions de rationalité et de consonance de hauteurs propres à l'Occident, ainsi que la prédominance du paramètre des hauteurs.
Ces paradigmes sont culturels : d'autres cultures ont choisi d'autres options induisant d'autres epistémès (par exemple, les répertoires d'Asie orientale accordent généralement plus d'importance aux mouvements internes du son, à son inharmonicité et à sa richesse bruitée et fragile ; d'autres cultures proposent d'autres systèmes de consonances, telles les consonances basées sur les intervalles épimores dans les théories arabo-persanes, ou les consonances de seconde dans les répertoires des Iatmuls de Papouasie).
Outre la prédominance depuis l'antiquité du paramètre des hauteurs, la notation musicale occidentale sépare clairement, à partir du XIIIe siècle, le complexe sonore en paramètres de rythme, de hauteur et de nuance [10]. Pour chacun de ces paramètres, cette notation emprunte des descripteurs discretisés mis en relation ordinale sous forme d'alphabets finis. La plupart de ces alphabets sont finis et réduits à quelques lettres, ou obéissent à des principes divisifs simples, ces deux principes ouvrant la voie aux logiques combinatoires complexes qui fondent les grammaires musicales occidentales. Aux trois paramètres de description du son complexe sont ainsi associés trois alphabets :
Cette codification du complexe sonore en paramètres indépendants décrits par des alphabets finis ou arborescents a certainement permis l'extraordinaire complexité de la polyphonie occidentale. A contrario, elle réduit les évolutions temporelles continues et indépendantes des différentes composantes spectrales d'un son à un son harmonique fixe réduit à une fondamentale (le point noté sur la partition), à une durée fixe (la valeur rythmique) et à une nuance. Il est en particulier impossible de transcrire et de composer avec cette graphémologie des phénomènes transparamétriques et des sons où les partiels évolueraient dans des directions différentes, comme si rythmes, hauteurs et nuances étaient des phénomènes séparés (comme si, en particulier, une fréquence fixe n'était pas acoustiquement une variation temporelle périodique d'amplitude...).
Figure 1 : réduction du timbre à une tonie fixe, à une durée et à une nuance
Une ultime caractéristique de la musique occidentale est sa forte fonctionnalisation, c'est-à-dire qu'elle abstrait les inputs de la transformation (les notions de "note", de "rythme", de "degré", de "fonction tonale", "d'échelle", de "symétrie", de "série", de "spectre", de "processus" ou de "paramètre" sont par exemple des fonctions abstraïsées de leur input).
Au début du XXe siècle, deux phénomènes simultanés ont fortement relativisé l'écriture musicale occidentale : d'une part, la découverte par les créateurs lors des premières expositions coloniales des musiques provenant d'autres cultures, qui a conduit à une remise en cause de l'universalité des catégories musicales occidentales ; d'autre part, l'apparition d'un nouveau moyen de transcription du musical, l'enregistrement, nouvelle graphémologie que s'approprie un demi-siècle plus tard Pierre Schaeffer et ses collègues pour en faire un technique originale de composition (les musiques concrètes et électro-acoustiques), c'est-à-dire une nouvelle grammatologie.
Ces catégories musicales inhabituelles vont en particulier remettre en cause les sémioses prospectives classiques ainsi que les sémioses réceptives (mais ce, dans une moindre mesure du fait d'une normalisation et d'une industrialisation des consommations musicales au XXème siècle). En ce qui concerne la réception du musical, l'oreille des XXème et XXIème siècles semble cependant plus sensible, grâce à la transmission par l'enregistrement, aux qualités et évolutions microtemporelles du son. Au XXème siècle, la science de l'orchestration s'est profondément affinée ; les musiques populaires et savantes ont incorporé dans leur répertoire des voix et des instruments plus rauques, plus riches, plus bruités, moins harmoniques, lissés et "colophanés". Avec Mahler, Varèse et Cowell, les percussions et bruits inharmoniques sont devenus des "sons musicaux" à part entière. Des éléments considérés auparavant comme dissonants ont été assimilés consonants par la plupart des auditeurs.
Les catégories théoriques universalisantes de représentation du son ont également été relativisées : tout auditeur par exemple confronté à l'écoute des paradoxes de Shepard et de Jean-Claude Risset, ou aux chants diphoniques d'Asie centrale, réalise subitement que les notions d'aigu et de grave, et plus généralement la mise en relation ordinale entre les hauteurs sont d'ordre culturel. Il est en effet possible de faire évoluer les partiels d'un son dans des directions indépendantes, et de produire, plus généralement, une grammaire complexe à l'intérieur des sons qui dépasse les principes d'ordinalité, d'indépendance, et de discrétisation des alphabets occidentaux. A la fin du XXème siècle sont ainsi apparues des pensées modernes du musical, complexes, spectrales, bruitées, transparamétriques, liminales, énergétiques, paradoxales et déconstructrices.
Ces pensées contemporaines du musical, par exemple la pensée incorrectement appelée, dans le cas de Risset, paradoxale, parce qu'elle contredit l'épistemè occidental (mais pas la réalité physique du son), ont également influencé de nombreux compositeurs continuant à transcrire leur musique sur partition traditionnelle, bien que celà puisse paraître a priori contradictoire. Il faut cependant comprendre que si sa graphémologie reste réductrice, la notation classique sur papier favorise une grammatologie créatrice et sémiosée que ne permet encore la représentation sonographique, moins symbolique. Les exemples sont nombreux, depuis Varèse, Brown, Ligeti, Xenakis ou John Cage. Nous nous limiterons à trois exemples européens récents, significatifs en ce sens que leur esthétique interroge simultanément et explicitement la notation classique et la pensée traditionnelle des catégories induites par cette écriture.
Ainsi, les oeuvres d'Helmut Lachenmann (1935-) et de Salvatore Sciarrino (1947-), que l'on regroupe parfois sous le terme réducteur de musique concrète instrumentale, transcrivent sur partition traditionnelle non plus des hauteurs mais des symboles représentant des timbres riches, complexes, inharmoniques, bruités et évoluant dans le temps.
Figure 2 : Helmut Lachenmann, Mouvement (-vor der Erstarrung), pour ensemble, mes.109 (copyright 1984 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden).
De même, pour des compositeurs comme Hugues Dufourt (1943-), Gérard Grisey (1946-1998), ou Tristan Murail (1947-), du mouvement mal nommé spectral (car cette esthétique ne se réduit pas à une simple combinatoire d'un nouvel alphabet qui serait composé de partiels), la note tracée n'est plus une entité, mais une composante harmonique d'un son bien plus complexe et inharmonique, évoluant continuement dans le temps, et que reconstruit par synthèse additive l'orchestre ou l'ensemble. Certes, le signe noté dans les partitions de ces compositeurs parait plus traditionnel que dans celles de Lachenmann, mais c'est l'addition de ces signes qui forme la morphologie complexe : la partition devient en quelque sorte un sonogramme.
Figure 3 : Gérard Grisey, Partiels, pour 18 musiciens, chiffre 9, copyright éditions Riccordi, Milan, 1975.
Un compositeur comme Brian Ferneyhough (1943-) semble apparemment moins sensible à la crise des sémioses traditionnelles, puisqu'il emprunte dans ses oeuvres des techniques combinatoires sur le signe relativement classiques, souvent de type sériel, et appliquées aux paramètres traditionnels de rythme, de hauteur et de nuance. Sa graphémologie semble également traditionnelle. Ce compositeur suraccumule cependant ces techniques et ces signes usuels pour finalement les désémiotiser et minimiser leur rôle. Son objectif semble plutôt de créer de façon "informelle", pour reprendre le concept d'Adorno[12] qu'il cite souvent, une sorte d'énergie bruitée et complexe. Il y a en effet, chez ce compositeur, saturation volontaire de la graphémologie traditionnelle et de la pensée qu'elle implique, ce qui le place sans conteste dans la problématique issue de la crise des sémioses.
Figure 4 : Brian Ferneyhough, Deuxième quatuor à cordes, mes.112 à 116, copyright éditions Peters, 1981.
Un aspect conscient et explicité de mes recherches compositionnelles concerne également les clôtures des sémioses culturelles, qu'elles soient sous forme de signes prospectifs cognitifs, de représentations analytiques, ou de sémioses cognitives réceptives. Une oeuvre récente se penche particulièrement sur les problèmes épistémiques induits par différentes notations.
Grâce à une rencontre avec François Picard, ethnomusicologue spécialiste de la musique chinoise, j'ai pu m'intéresser de près à la notation musicale pour cithare chinoise Guqin, bien que ne sachant pas lire le chinois. Le GuQin est une cithare à sept cordes, accordée de façon pentatonique (dont deux cordes redoublées à l'octave). La cithare Guqin est probablement l'un des plus anciens instruments chinois, et l'un des plus nobles. Son répertoire, austère et subtil, est apprécié en Chine par des mélomanes exigeants.
Figure 5 : Cithare GuQin, photo communiquée personnellement par Véronique Alexandre-Journeau.
Son répertoire est entièrement écrit, par idéogrammes. Cependant, dans le répertoire pour Guqin, on ne note pas les hauteurs mais uniquement la position où se place la main gauche sur une corde donnée relativement aux blasons (repère symbolique représenté par un point généralement blanc sur la caisse d'harmonie), et le mouvement par lequel la main gauche entretient la résonance, les glissandi, et les nombreux vibratos. Le compositeur note également par quel mouvement, avec quel doigt, et selon quelle image poétique, la main droite pince, frôle, attaque ou repousse la corde.
Figure 6 : Tablature de la pièce Jieshidiao Youlan [l'Orchidée solitaire], attribuée à Qiu Ming. Copie manuscrite d'époque Tang (VIIe s.) appartenant à une bibliothèque de maître au Japon. Avec ce manuscrit, le plus ancien conservé à ce jour, Jieshidiao Youlan semble être l'une des pièces les plus anciennes du répertoire pour Guqin. Cette oeuvre est assez impressionante par sa beauté particulière et ses "modulations" peu communes à ce répertoire. Document communiqué personnellement par Véronique Alexandre-Journeau, musicologue et sinologue.
Un des traités de référence pour le Guqin, le Taiyin da quanji, de 1413, recense ainsi une cinquantaine d'ornementations pour la main gauche et une trentaine de positions pour la main droite (Véronique Alexandre-Journeau [13], p.6 & pp.25-29). Chaque formule est associée à un idéogramme décrivant à la fois le geste précis et l'image poétique qui facilite son interprétation. L'image ci-dessous montre un des deux gestes simples et typiques de vibrato, le yìn (noté ), qui est ensuite combiné à d'autres gestes élémentaires. Ce signe signifie techniquement : " au point d'appui, aller et venir en se mouvant lentement sans quitter le blason, d'abord grand puis petit, environ quatre à cinq fois, c'est un ornement dont le son est comme formé par une vibration d'émotion " (image de gauche, définition extraite du Chengyitang qintan, traduit par Véronique Alexandre-Journeau, [14], p.152). Une image métaphorique (à droite) lui est également associée : " Cigale chantant l'automne dans la froidure hivernale : ce résonnateur ailé, c'est la cigale opportune ; en automne, en hauteur, l'air est austère, un long fredonnement amplifie la plainte ; scruter ce son pour atteindre la connaissance du moment /de l'espace où imiter l'idée de cette quête " (extrait du Fengxuan xuanpin, traduit par Véronique Alexandre-Journeau [14], p.153).
Figure 7 : le geste de vibrato (yìn). Document cité et traduit par Véronique Alexandre-Journeau ([14], p.153).
Cette façon de précisément décrire un son par un signe en superposant deux gestes et en fournissant en outre, dans le manuel cité, une métaphore poétique est évidemment facilitée par la nature idéographique des caractères chinois. Les sémioses prospectives (cognitives et représentables) produites par le compositeur de Guqin semblent de même nature : contrairement aux catégories réductrices et paramétriquement séparées de l'occident, le compositeur chinois pour Guqin compose d'emblée la subtilité et la complexité de chaque son : position de corde et de blason, (ce qui détermine une qualité de timbre), type et direction d'attaque, vibrato, glissandi, positions de la main, etc.. De même, il semble que la sémiose réceptive cognitive perçue par l'auditeur chinois ne soit pas seulement liée à l'écoute des hauteurs pentatoniques, comme aime le résumer trop souvent, de façon un peu eurocentrique, une certaine musicologie occidentale (ces sémioses sont en effet plus simples à "analyser" et "scientifiser"), mais aussi à celle du traitement dans le temps de chaque sonorité, avant comme après l'attaque. Si l'on voulait emprunter une image visuelle "naïve", l'attitude artistique des compositeurs pour Guqin serait similaire au fait d'observer la subtilité d'une branche d'arbre, de la conserver telle quelle et de l'associer à d'autres formes complexes pour créer une oeuvre d'art, alors que la culture occidentale aurait plutôt tendance à fabriquer préliminairement un alphabet de planches carrées et élémentaires, puis de les associer par accumulation pour composer des formes subtiles. L'art de la caligraphie est une autre métaphore souvent citée.
Suite à cette rencontre a été composée en 2004 Les murmures d'une orchidée solitaire, pour deux Qin, un ensemble de flûtes chinoises (flûte droite Xiao, orgue à bouche Sheng, ocarina Xun), harpe, orgue Hammond, violon, violoncelle. Dans cette oeuvre sont développés et confrontés deux plans de sémiotisation (de représentation comme d'audition) : d'une part, pour les instruments chinois, une composition à l'intérieur de chaque son sans réduction à des hauteurs et à des rythmes fixes ; d'autre part, pour les instruments occidentaux (avec certains croisements), une composition par accumulation. La partition présente en conséquence deux systèmes de notation qui impliquent simultanément deux pensées de l'écriture pour le compositeur et deux attitudes d'écoute pour l'auditeur.
Figure 8 : Fabien Lévy, Les murmures d'une orchidée solitaire, 2004, pour deux cithares GuQin, flûtes chinoises, harpe, orgue Hammond, violon, violoncelle, copyright éditions Billaudot, mes. 34 à 37.
Sur le plan de l'interprétation au sens traditionnel, la création ne fut pas aisée, même si les musiciens chinois interprétaient une partition relativement simple en terme occidental (des rondes dans une métrique à 4/4 avec un tempo de noire = 60 ! ). Mais suivre un chef, respecter une métrique et compter ensemble sont des contraintes assez perturbantes pour des musiciens peu habitués à la musique de chambre occidentale, même virtuoses dans leurs propres catégories.
Approfondissons la question de la clôture des sémioses traditionnelles et abordons le problème de l'interprétation par un musicien de catégories non-traditionnelles, et ce à partir de l'expérience de mes propres oeuvres.
Pour reprendre l'hypothèse sémiologique dite de " Sapir-Whorf "[15], le signe donne existence aux choses. En ce qui concerne la musique, elle ne se réalise effectivement qu'à travers ses signes représentables, que ce soit le compositeur qui compose des sémioses cognitives abstraites non verbalisables (et non des entités acoustiques réelles) puis tente de les représenter, l'auditeur qui compresse et interprète inconsciemment en des schèmes cognitifs réceptifs une trace acoustique réelle, ou le musicien-interprète qui donne sens aux signes graphiques apposés sur une partition, selon une segmentation et une phraséologie sémiotisantes et interprétatives.
Peut-être par intérêt pour les autres cultures et par esprit de contradiction scientifique, esthétique et politique, mes recherches compositionnelles (celles dont je suis conscient et que je peux verbaliser) ont souvent tenté de cerner, de contredire et de déplacer certaines sémioses réceptives culturelles. Pour caricaturer assez grossièrement mes obsessions musicales, les objets et les formes présents dans mes oeuvres proposent parfois deux clefs d'écoute paradoxales. Poïétiquement, ces ambiguïtés liminales s'obtiennent par une analyse précise des instincts culturels d'interprétation induits par notre épistémè occidentale (séparation instinctive en paramètres indépendants de rythme, de hauteur et de nuance ; difficulté d'entendre des phénomènes transparamétriques ; focalisation sur les fondamentales ; nécessité pour l'oreille occidentale de distinguer des hauteurs fixes, des voix dans un contrepoint, des formes précises, et plus généralement des entités, des hiérarchies, et des fonctions). Une fois ces comportements culturels identifiés, je cherche à les déconstruire ou à construire des catégories paradoxales (opposition entre forme et structure, ambiguïtés sur le rapport du local au tout ou sur la clarté d'un contrepoint, phénomènes transparamétriques, etc.). L'auditeur, mais également l'interprète, sont alors exposés à des réceptions multiples, que l'interprète doit d'abord comprendre s'il veut les réaliser, souvent d'ailleurs contre ses propres habitudes culturelles de jeu.
Pour illustrer ce propos, je présenterai quelques exemples simples, pédagogiques et anciens. Ma pratique compositionnelle a depuis évolué (notamment avec un travail important, grâce à l'informatique, sur les fusions de morphologies complexes). Cependant, il m'est difficile de la verbaliser, d'une part parce que le commentaire d'un compositeur sur son oeuvre est en général difficilement synchrone avec ce qui l'accapare musicalement (sinon il transcrirait des mots et non des notes), d'autre part parce que l'essence même de ma propre pratique compositionnelle consiste justement à contredire l'analytique, le formalisable, le verbalisable, dans une dialectique relativement "jankelevitchienne".
En ce qui concerne mes compositions antérieures, telles qu'auto-analysées a posteriori, elles offrent souvent plusieurs perceptions de forme temporelle, et plus particulièrement une disjonction entre la structure observable, issue d'une perception analytique et verbalisable, et la ou les formes perceptibles. De plus, les sémioses élémentaires utilisées sont rarement des hauteurs ou des rythmes, mais plutôt de petites morphologies sonores complexes, souvent bruitées, ou inharmoniques, regroupées en alphabet fini non ordonnable. Ces briques morphologiques élémentaires sont ensuite modifiées par des transformations qui interviennent non pas sur un paramètre analytique clairement identifiable mais sur le matériau dans sa totalité, afin d'exclure une pensée fonctionnelle indépendante de ses inputs. En particulier, sont parfois utilisées ce que je nomme des inflexions transparamétriques, c'est-à-dire des modifications quasiment imperceptibles macroscopiquement, des "presque-rien" et des "je ne sais quoi" intervenant simultanément sur tous les paramètres de façon à ce que l'auditeur perçoive une inflexion ou une tension sans comprendre sur quel paramètre elle agit.
Dans les musiques occidentales, les voix de contrepoint sont généralement clairement identifiables sur le papier, si ce n'est matérialisées par un instrument (ou un groupe d'instruments). Le phénomène est beaucoup plus complexe dans certaines polyphonies de traditions orales extra-occidentales, comme par exemple les polyphonies d'Afrique Centrale, où le nombre d'interprètes ne correspond pas au nombre de voix chantées, et où l'auditeur semble avoir une perception autre du rapport du tout au détail. De même, dans mes oeuvres, une même voix sera systématiquement partagée entre différents instrumentistes et ne sera presque jamais identifiable comme voix autonome, un peu comme si un observateur ne pouvait déterminer s'il lui fallait distinguer les détails ou savourer la globalité de certaines textures, de certains crépis, ou de certaines mosaïques. L'écriture cherche à déconstruire la notion de voix, d'ornementation, d'entité, de hiérarchie et de sommation des voix, qui me semblent personnellement appartenir à une pensée analytique trop cartésienne [16] et trop logo- et scriptocentrique.
Quelques mesures (figure 9) de Durch, in memoriam Gérard Grisey, oeuvre de 1998 pour quatuor de saxophones, peuvent illustrer ce type d'écriture. Selon le degré de focalisation auditive, émerge tout d'abord une texture homogène en évolution, construite à partir de surfaces spectralement fusionnées [17]. A un degré de focalisation plus fin, l'image auditive devient une mosaïque constituée de petits instruments virtuels élémentaires, agencés régulièrement. Aucun de ces "instruments virtuels" n'est entièrement pris en charge par un des quatre instrumentistes disposés spatialement sur scène, mais est alternativement interprété par l'un ou l'autre des musiciens. Au niveau le plus fin, chacun de ces instruments virtuels élémentaires laisse paraître une identité morphologique propre, caractérisée par une granulation sonore autonome ciselée par l'écriture et les modes de jeu, au sein d'une ligne mise en perspective par un contrepoint dense et formel de couleurs, de rythmes et d'espace. Mon rêve est en quelque sorte de perdre l'auditeur entre ces différents plans, de lui rendre sa curiosité d'enfant et de lui faire oublier son statut d'adulte occidental cultivé.
On peut imaginer la difficulté d'interprétation de ce type d'oeuvres, puisque le musicien doit s'intéresser à part égale à toutes les indications, et non uniquement aux hauteurs, aux rythmes et dans une moindre mesure aux nuances. Il doit également marquer chacune des morphologies et les différencier les unes des autres, tout en interprétant chacun de ces instruments virtuels élémentaires à l'identique de ses collègues. Le musicien-interprète est donc contraint de se désynchroniser en plusieurs instruments virtuels (un peu comme ce jeu d'enfant où il faut frapper d'une main sa tête tout en, de l'autre, frottant circulairement sa poitrine, puis échanger rapidement les rôles des mains en reproduisant identiquement les gestes). L'instrumentiste n'est plus une unité parmi quatre interprètes, mais se décompose en huit à dix instruments élémentaires, parmi huit à dix lignes virtuelles interprétées par l'ensemble des musiciens, le tout devant parfaitement se sommer et fusionner. Les interprètes de l'extrait sonore ci-dessous sont le merveilleux Quatuor Habanera.
Figure 9 : Extrait de Durch, in memoriam G. Grisey (1998), pour quatuor de saxophones, copyright éditions Billaudot, mes.96-97, partition en sons réels. A l'intérieur d'une surface fusionnée et en évolution, chaque instrument joue une multitude d'instruments virtuels élémentaires. Chaque instrument virtuel élémentaire suit une ligne partagée entre les quatre instruments réels (contrepoint de rythmes, d'espaces, et de couleurs). Extrait sonore : Quatuor Habanera, enregistrement privé.
Le concerto est une forme traditionnelle pour laquelle la sociologie des interprètes reste plus contraignante que les formations de musique de chambre, puisqu'elle oppose la figure du super-soliste, unique et complet, à un orchestre parfois quelque peu fonctionnarisé, pas toujours responsabilisé par le chef, et finalement souvent "insatisfait", pour emprunter les termes de Daniel Barenboim [18]. Dans Hérédo-ribotes, pour alto solo et cinquante-et-un musiciens d'orchestre (2001), l'interprète principal n'est jamais un soliste mais se décompose en plusieurs instruments virtuels élémentaires qui s'inscrivent à l'intérieur d'une mosaïque plus large formée par les multiples instruments virtuels élémentaires interpretés par les cinquante-deux solistes de l'orchestre. Ces cinquante-deux solistes ne forment eux-même jamais une masse orchestrale, ni même cinquante deux voix, mais chacun des musiciens se décompose en une multitude d'instruments virtuels élémentaires. Avec cinquante-et-un musiciens d'orchestre, il a alors été possible d'élaborer des textures mouvantes (fig.10) plus riches que celles obtenues avec les quatre instruments relativement homogènes du quatuor de saxophones. Notons que, sur le plan de l'interprétation musicale, les rôles sociaux et musicaux des musiciens d'orchestre et du soliste deviennent ici inhabituels, puisqu'il y a responsabilisation des musiciens d'orchestre, fusion et désacralisation du soliste, et dédoublement de chacun des musiciens en plusieurs instruments.
Figure 10 : Extrait de Hérédo-Ribotes, pour alto solo et 51 musiciens d'orchestre, 2001, Editions Billaudot (mes.44-51). Rundfunk Symphonieorchester Berlin, dir.: Fabrice Bollon, alto : Barbara Maurer, 25 janvier 2002, Berlin, grande salle du Konzerthaus, festival Ultraschall. Exemple de texture mouvante par fusion de morphologies élémentaires.
Hérédo-Ribotes présente également un certain nombre de paradoxes interprétatifs sur les sémioses réceptives traditionnelles. Après l'introduction (qui n'est pas une introduction), un des instruments virtuels élémentaires (noté V1) est construit de sorte que l'auditeur ne puisse déterminer si le soliste, avancé sur scène, joue une entité motivique autonome sur une échelle de cinq notes, ou s'il s'insère comme simple composante spectrale à un son fusionné produit par l'ensemble des musiciens (fig.11).
Figure 11 : Extrait de Hérédo-Ribotes, pour alto solo et 51 musiciens d'orchestre, 2001, éditions Billaudot (mes.58-62, partition retravaillée pour n'extraire que les instruments jouant la voix V1). Extrait sonore : Rundfunk Symphonieorchester Berlin, dir. : Fabrice Bollon, alto : Barbara Maurer, 25 janvier 2002, Berlin, grande salle du Konzerthaus, festival Ultraschall.
Selon la prédominance d'une perception spatiale ou d'une perception sonore, l'auditeur perçoit l'alto solo comme interprète d'une ligne soliste sur une échelle de cinq notes, ou s'insérant seulement comme composante spectrale au sein d'un même accord à cinq couleurs formantiques différentes. L'enregistrement, qui aplanit l'espace, favorise plutôt ici la deuxième interprétation auditive.
A la fin de l'oeuvre, le soliste, puis l'ensemble des musiciens, entament une sorte de "cadence paradoxale" : d'une part, jouent en duo, sur un intervalle d'un quart de ton, un instrument au son pur, relativement complexe, et aux possibilités techniques larges -l'alto solo-, et un instrument à la nature beaucoup plus primitive, ne produisant qu'une hauteur au timbre venteux et fragile -une flûte tubulaire, construite spécialement pour cette oeuvre-. Le soliste entame d'autre part, sur un unique fondamental ré, une cadence formée d'une échelle de trois éléments de timbre, décrits précisément par un mode de jeu et une nuance. La différenciation scalaire (et perceptive) s'effectue ici à l'intérieur du son, exigeant de l'auditeur qu'il dépasse sa focalisation sur le fondamental, et de l'interprète qu'il réalise nettement un motif de fondamental unique, mais discrétisé en cinq couleurs formantiques différentes. Les interprètes ayant accepté cette prouesse sont ici l'Orchestre Symphonique de la Radio de Berlin, et comme alto soliste remarquable en technique comme en modestie, Barbara Maurer.
Figure 12 : Extrait de Hérédo-Ribotes, pour alto solo et 51 musiciens d'orchestre, 2001, éditions Billaudot, (mes.292-303, cadence d'alto). Echelle discrète de formants (couleur spectrale + nuance + rythme), sur un même fondamental ré.
Les réflexions précédentes nuancent quelque peu la définition caricaturale et "encostumée" d'un interprète qui ne ferait que traduire une trace écrite en trace acoustique en imprimant sa personnalité par ses capacités techniques et expressives, à l'intérieur d'un champ de significations partagées par l'auditeur. Son implication semble plus profonde, notamment en ce qui concerne la transmission d'oeuvres nouvelles. Dans ce cas en effet, l'interprète a pour tache de préalablement comprendre, c'est-à dire de compresser en schèmes cognitifs, les signes prospectifs cognitifs du compositeur traduits sous différentes traces (les signes notés sur la partition, les paroles échangées avec l'interprète, les témoignages scientifiques ou anecdotiques sur son langage...). Le musicien doit ensuite réaliser ces schèmes cognitifs sous forme de traces acoustiques et gestuelles. Les traces produites par l'interprète doivent elles-même être suffisamment porteuses de signifié pour être à leur tour compressées sous forme de sémioses cognitives réceptives par l'auditeur. Les traces que forment la partition et le signal acoustique ne sont donc que des média parmi d'autres (le geste du musicien, la culture de l'auditeur et de l'interprète, les images associées, etc.), afin de faciliter la transmission de signes cognitifs non toujours explicitables du créateur à l'auditeur.
Le rôle de l'interprète s'avère ainsi d'autant plus essentiel dans des oeuvres nouvelles que les traces représentables restent fragiles : les intentions du compositeurs sont peu et mal verbalisées, seulement musicalisées ; les graphémologies ne sont pas toujours adaptées ; les conventions d'interprétation et d'audition sont contingentées à des comportements culturels liés au passé. Le musicien interprète donc un rôle d'herméneuticien. L'échange de sémioses cognitives, qui se fait du compositeur au musicien puis du musicien à l'auditeur, échappe en effet en grande partie au métalangage logico-textuel. En d'autres termes, derrière sa partition imparfaite, c'est également une main de chef-d'orchestre et un au-delà des signes que le compositeur tente de transmettre à son interprète.